Chapitre 6 (4/5)

10 minutes de lecture

L’ensemble des membres du conseil approuvèrent la pause proposée par Tintal et la salle se vida progressivement. Ils gagnèrent une salle de plaisance, où les domestiques installaient toujours des rafraîchissements et autres collations lorsque des conseils avaient lieu.

Devant la salle à présent vide, Arvak ressentit le besoin de quitter l’alcôve. Il sortit sans dire un mot, l’esprit plongé dans ses réflexions, et Norgar le suivit ainsi qu’Eliwyl qui rangea précipitamment ses affaires de scribe. Roawir resta en arrière. Avant de quitter la pièce, Norgar l’interpella en lui proposant de les suivre mais l’elfe déclina d’un vague geste de la tête.

À l’extérieur, Arvak traversa les couloirs d’un pas rapide. Beaucoup de pensées se bousculaient dans sa tête et il savait qu’il ne pouvait en parler ici où trop d’oreilles indiscrètes pouvaient les surprendre.

Norgar le rattrapa à grandes enjambées :

— Où vas-tu comme ça ?

— J’ai besoin de me vider la tête, répondit Arvak.

— Le Chat Rôdeur donc.

Devant eux un jeune adolescent en tenue d’érudit s’écarta soudain de leur chemin. Eliwyl l’accosta au passage et lui fourra dans les bras les notes qu’elle avait prises ainsi que les affaires de scribe.

— Tiens, merci de me les avoir prêtées.

Et elle reprit sa marche rapide à la suite d’Arvak.

Avec un sourire complice, Norgar comprit qu’il s’agissait du scribe dont elle avait usurpé la place. L’adolescent regarda les notes et les matériels qui venaient de lui être restitués, avec un mélange de doute et d’inquiétude, mais Eliwyl n’y accordait déjà plus d’attention et marchait à hauteur d’Arvak. Tous trois traversèrent le palais, quittèrent le château et tracèrent leur chemin dans les rues animées jusqu’au Chat Rôdeur. Leurs vêtements attiraient les regards, certains les saluaient révérencieusement, d’autres s’étonnaient de voir d’aussi riches personnes se déplacer à pied plutôt qu’à cheval. Arvak n’y prêta aucune attention, toujours obnubilé par ses pensées.

Arrivés devant le Chat Rôdeur, Norgar siffla et Méaglim ouvrit bientôt une fenêtre à l’un des étages.

— Hé, ça faisait longtemps ! lança-t-il gaiement et avec une certaine ironie avant de venir à leur rencontre.

Il leur ouvrit la porte de la cour de l’auberge et toute la troupe grimpa par un escalier extérieur, rejoignant la chambre que Méaglim louait à l’étage de leur auberge favorite. En ce milieu d’après-midi, celle-ci était déjà très animée, des rires, des chants et de la musique montaient de la salle par vagues successives et bruyantes.

La chambre de Méaglim était une petite pièce au mobilier spartiate. Un grand lit occupait la majorité de l’espace ainsi qu’une armoire où Méaglim avait rangé le peu d’affaires qu’il possédait. Un bureau et une chaise occupaient un angle, à côté de la fenêtre se trouvait un fauteuil et une vasque de pierre pour se laver. Enfin, à côté du lit, trônait une petite table de chevet accueillant un chandelier – inutile pour qui n’avait pas les moyens d’acheter de bougies.

Méaglim s’assit sur le lit, Norgar sur le fauteuil, Eliwyl à califourchon sur la chaise et Arvak sur le rebord de fenêtre.

Eliwyl et Norgar firent à Méaglim un résumé des récents évènements. Le conseil avait confirmé la menace qui se dessinait, la Ténébra était de retour et le pire était à craindre. Ils passèrent sur les explications magiques données par Karfanaël et les preuves qu’il avait fournies de ce retour. Méaglim avait un esprit simple, il avait arrêté ses études très tôt pour travailler et n’avait ni la patience, ni les connaissances, ni l’envie de cerner les notions techniques que le maître elfe avait abordées. Eliwyl et Norgar le savaient et lui en firent grâce.

— Donc si je résume, reprit Méaglim, le seigneur du mal qui a détruit les dragonniers, créé les lycans et provoqué la Grande Guerre est de retour après son bannissement, les peuples ne sont pas très chauds pour coopérer entre eux, mais sont plus ou moins d’accord avec l’idée qu’il faut être unis et qu’ils vont devoir partager leurs connaissances. Sauf que cet elfe, Karfanaël, a décidé d’utiliser tout le bordel pour servir ses objectifs personnels, c’est bien ça ?

— Oui globalement, on pense que c’est ça, confirma Norgar.

— Pourquoi vous n’êtes pas restés ? demanda Méaglim.

— Ils sont tombés d’accord sur l’idée de coopérer et de construire cette coopération progressivement, répondit Arvak qui regardait distraitement par la fenêtre. Maintenant ils vont passer l’après-midi à légiférer pour poser les bases, les conditions et les champs d’application de cette entente. Je ne pense pas qu’on en aurait appris davantage en restant.

— Et vous, vous en pensez quoi ? demanda encore Méaglim.

Il était le moins érudit du groupe. Arvak et Norgar, du fait de leur rang, avaient bénéficié d’une instruction avancée, Eliwyl avait étudié dans l’une des meilleures écoles du pays et y avait excellé. Méaglim de son côté avait appris à lire et à écrire à dix-neuf ans et avait oublié à peu près les deux depuis. Il se sentait toujours complexé par cette inculture, ne donnait jamais un avis qu’il n’eût particulièrement réfléchi au préalable, par peur de laisser voir qu’il n’avait pas d’esprit. Tous trois tenaient en grande estime le caractère circonspect de Méaglim.

— Qu’on est dans la merde, résuma Eliwyl nonchalamment assise à califourchon sur sa chaise, les bras posés sur le dossier.

— Ce qui m’inquiète le plus, développa Norgar, c’est qu’à écouter le conseil ils ne prévoient aucun réel moyen d’action contre la Ténébra.

Par un regard interrogatif, Eliwyl l’invita à développer.

— Je veux dire, ils ont parlé de moyens de communication, de technologies, mais on a, face à nous, un ennemi dépositaire du Pilier des Ténèbres, l’une des plus grandes forces magiques de notre monde. Elle ne sera pas vaincue par une bonne coordination entre les peuples !

Il semblait exaspéré par les résultats du conseil.

— Je suis d’accord, surenchérit Arvak en ramenant son attention vers le groupe. Il nous faut une arme, il faut qu’on parte en quête des autres Piliers du Monde.

— Oui voilà, appuya Norgar, il faut qu’on… attend, il faut qu’on quoi ?!

Tous les regards se tournèrent vers lui.

— Mon père a raison, dans cette situation le salut des peuples repose sur notre unité. Au conseil ils sont en train de construire cette unité et nous en aurons besoin pour faire face aux lycans et aux autres difficultés que la Ténébra va nous créer. Mais Norgar a raison aussi, et c’est ce que je pense, cette unité des peuples ne vaincra pas le Pilier des Ténèbres et ne vaincra pas la Ténébra. Lors de la Grande Guerre, il nous a fallu le Blanc et nous n’avons aucune créature dans notre camp qui soit à sa hauteur. Conclusion, il nous faut quelque chose capable de rivaliser avec notre ennemi. Elle possède un Pilier du Monde, trouvons au moins l’un des autres, voire plusieurs.

Méaglim hochait la tête comme quelqu’un trouvant tout cela très sensé, mais en voyant les regards atterrés et dubitatifs de Norgar et Eliwyl, il cessa.

— Et comment tu comptes t’y prendre ? demanda Norgar. Et prenons en considération que nous ne savons pas si les autres Piliers du Monde existent, ni à quoi ils ressemblent, ni où ils sont, ni si nous pouvons les utiliser contre la Ténébra.

— On sait déjà qu’au moins une personne a envisagé cela dans une situation similaire.

— Pélior, comprit Méaglim.

La Saga des Renégats était l’un de ses récits préférés et il connaissait beaucoup de chansons sur leurs exploits.

— Une légende, répliqua Norgar pragmatiquement.

— Peut-être pas seulement, contesta Eliwyl.

L’attention se tourna vers elle.

— On sait que les Darkénéïdes ont cessé de naître il y a environ deux mille ans et d’après la légende c’est à ce moment-là que Pélior est parti en quête de Vaèr. On sait que Pélior est mort en -222, environ trois cents ans après l’arrêt des naissances, et qu’il est mort en Aganius. Durant l’intervalle tout porte à croire que Pélior n’était pas en Aganius, aucune de nos sources historiques ne le mentionne, sauf pour dire qu’il est absent. Nous avons des documents comptables qui décrivent des festivités en donnant le détail des invités mais aucun ne mentionne Pélior sur cet intervalle. Pareil, nous n’avons aucun document administratif de lui sur cette période, alors qu’il devait bien vivre quelque part. Nous retrouvons des traces de lui avant l’arrêt de la naissance des Darkénéïdes puis peu avant sa mort, mais rien entre les deux.

Eliwyl avait étudié les textes anciens avec plus de profondeur que Norgar ou Arvak, et comme les Renégats fascinaient son frère, elle avait approfondi le sujet, certainement moins qu’un dracologue, mais beaucoup plus qu’eux trois réunis.

— On sait que les légendes qu’on a aujourd’hui ont été composées par des poètes plus de mille ans après la date supposée de la quête de Vaèr par les Renégats. Ils se basèrent sur des récits transmis oralement, parce que les textes des dragonniers racontant son périple soit n’ont jamais existé, soit étaient perdus, soit étaient incompréhensibles. Et peut-être que l’absence de mention de Pélior résulte juste de la destruction des textes qui le mentionnaient. Mais si effectivement il a été absent d’Aganius durant les trois cents ans au cours desquels la légende situe la quête de Vaèr, il a pu accomplir des choses incroyables.

Norgar et Arvak hochèrent la tête à cet exposé, Méaglim essayait de suivre. Eliwyl conclut :

— Certes nos légendes ne peuvent pas être considérées comme vraies, car elles ont été composées trop longtemps après les faits, et beaucoup par des romanciers ou des poètes pour plaire à un public qui voulait une suite à ces récits. Mais Pélior a réellement existé et il semble qu’il ait été absent du pays à la période où la légende situe la quête de Vaèr. Peut-être que si nous pouvions trouver des textes sur lui ou son aventure qui seraient contemporains de la fin des dragonniers, des textes qui auraient une vraie valeur historique, nous aurions davantage d’informations sur ce qu’il a réalisé durant cette période, s’il est vraiment parti en quête de Vaèr ou non, et s’il l’a trouvé.

Tous l’écoutaient avec attention si bien qu’elle poursuivit sur sa lancée :

— Au final c’est la même chose pour les Piliers du Monde. Tout ce que nous savons d’eux aujourd’hui provient de la Vulgate, qui date d’il y a six cents ans. Mais nous savons que les dragonniers avaient des légendes à propos des Piliers. Peut-être que si nous trouvions des versions du Mythe de la Genèse composées il y a deux mille, ou trois mille ou cinq mille ans, peut-être que nous aurions davantage d’éléments pour les trouver. Je crois que Karfanaël a raison…

Elle buta soudain sur cette phrase et Arvak la compléta :

— Le savoir est la clef.

Eliwyl avait visiblement du mal à donner raison au maître elfe, même quand son jugement était juste.

— Ton père ne prendra jamais cette entreprise au sérieux, nota Norgar, et il ne te donnera jamais les accès dont tu as besoin.

— Non, remarqua Méaglim, y a que nous pour prendre ça au sérieux, c’est pour ça que c’est à nous de le faire. Tout ce que vous avez dit – sur le fait que l’unité ne peut pas vaincre la Ténébra, sur le fait que nos sources ne sont pas fiables et que si on en avait des fiables on en saurait davantage – ça me semble cohérent.

— On sait que Karfanaël va obtenir des accès au Temple, ajouta Arvak, ça pourrait être l’occasion de se joindre à lui. S’il veut obtenir des accès pour son bénéfice personnel, pourquoi ne ferions-nous pas pareil, en restant dans son sillage ?

Eliwyl fit la grimace à cette proposition.

— Games Gandar pourrait nous faire cette faveur, acquiesça Norgar, il voudra quelqu’un en qui il a confiance pour surveiller Karfanaël.

Méaglim montra son assentiment à ces propos.

— Le Temple serait un bon départ, c’est certain, reconnut Eliwyl.

Ils continuèrent à discuter ainsi, cherchant la façon dont ils pourraient partir tous ensemble. En paroles ils organisèrent leur départ comme si celui-ci était déjà imminent. Méaglim se proposait d’acheter toutes les fournitures nécessaires. Vivant hors du château, il n’aurait aucun compte à rendre sur ses achats et, avec un peu d’argent que Norgar pouvait lui fournir, il serait en mesure d’acheter tout ce dont ils auraient besoin, sans attirer l’attention. Eliwyl envisageait déjà de demander à Andlam son soutien pour participer à cette mission. Seul Méaglim restait, mais Norgar pourrait peut-être le faire passer pour son domestique.

Ils étaient enthousiasmés par ces différents projets. Arvak écoutait d’une oreille distraite, participait peu à cette effervescence joviale.

— N’empêche, remarqua Eliwyl au bout d’un moment, j’ai de la peine pour Roawir. Il avait l’air vraiment mal lorsqu’on est partis.

Arvak hocha la tête, lui aussi se faisait du souci.

— Il a accordé son estime et sa confiance à quelqu’un qui en a profité, reconnut Norgar. Mais le fait que ça le touche montre qu’il est peut-être en train de voir Karfanaël pour ce qu’il est.

Arvak repensait à l’attitude que le maître elfe avait eue vis-à-vis de Roawir lors du petit déjeuner. Il se fit la réflexion que si Karfanaël était capable de se montrer aussi peu respectueux en public, il devait être pire encore en privé. Il ressentit alors un élan de sympathie pour l’elfe lorsqu’il s’imagina son quotidien, espérant pour lui qu’il arriverait à se défaire de cette personne. Il aurait préféré voir Roawir en leur compagnie plutôt que dans l’ombre de son maître. S’ils parvenaient à suivre Karfanaël au Temple, peut-être qu’ils pourraient également soutenir Roawir. En tout cas cette perspective lui plaisait.

Annotations

Vous aimez lire Miléna Owein ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0