Chapitre 6 (5/5)

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L’après-midi touchait à sa fin lorsqu’ils se décidèrent à rentrer au palais. Arvak estimait que la séance du conseil devait être terminée et, tandis que le jour tombait doucement, ils franchirent les portes gardées. Un domestique vint à leur rencontre pour leur annoncer qu’ils étaient cordialement invités à un repas festif en l’honneur des émissaires. Arvak et Norgar acceptèrent l’invitation. Tous trois se séparèrent, Eliwyl retourna à ses quartiers dans les dortoirs de la bibliothèque tandis qu’Arvak comme Norgar regagnèrent leurs appartements respectifs.

Une fois de retour dans sa chambre Arvak trouva préparé à son intention un baquet d’eau chaude et des vêtements propres. Il se lava, se sécha, s’habilla et peu après qu’il eut terminé, Altred le conduisit à la salle de réception. Il n’accorda au maître d’hôtel qu’une attention distraite, toujours perdu dans ses pensées et se retrouva bientôt dans la salle d’apparat du palais.

Couvrant tout le rez-de-chaussée du bâtiment central, celle-ci donnait à la fois sur le hall d’entrée et sur le jardin intérieur. Ses ouvertures monumentales laissaient présentement entrer un air frais et parfumé, qui circulait délicatement entre les hautes colonnes de pierre finement sculptées de monstres fantastiques. Quatre tables, posées sur des tréteaux, formaient un carré au centre de la pièce. Celle située près du mur est était dédiée au roi et à ses proches. Posée sur une estrade, elle dominait le décor et le siège imposant du souverain trônait de toute sa splendeur en son milieu.

Pour l’heure les convives n’étaient pas encore attablés mais parcouraient tout l’espace de la salle, en petits groupes. Des espaces plus familiers étaient ménagés à l’écart des grandes tables, dans des alcôves, entre des paravents de papier, sur la terrasse, sur des coussins délicats, et les convives s’y déplaçaient, d’un groupe à l’autre, avec enthousiasme. Il y avait là les membres du Conseil mais également des courtisans et des bourgeois, richement vêtus, des nobles à la mine sévère, que le roi avait conviés ou qui avaient su se faire inviter. Arvak pouvait constater que toute la haute société s’était réunie pour l’occasion. Les Vaérims se mêlaient à la foule et discutaient en compagnie de gens qui s’extasiaient de leur apparence exotique. Andlam et Valgar ne passaient pas inaperçus non plus, en revanche, Arvak ne distinguait ni Roawir, ni Karfanaël.

Il vit bientôt venir Norgar entouré de deux guerriers paladins en armure rutilante.

Celui-ci le salua chaleureusement et affichait une gaieté qui correspondait en tout point à l’humeur des convives. Il lui donna une accolade amicale, mais, dès qu’il fut suffisamment près de lui pour que lui seul pût l’entendre, il lui souffla rapidement :

— N’en montre rien. L’émissaire dragon-mirage est introuvable, ainsi que Roawir.

Arvak masqua son trouble pour ne pas perturber les festivités et suivit Norgar ainsi que les gardes.

Il apprit ainsi de lui qu’à la clôture du Conseil la dragon-mirage avait été raccompagnée à ses appartements du bâtiment central. Altred s’y était rendu pour la conduire jusqu’à la grande salle et avait trouvé les lieux vides. De là une recherche discrète et silencieuse s’était mise en place. Du fait de la taille de la demeure, il n’était pas impossible que l’émissaire se fût tout simplement perdue. Cependant les couloirs étaient continuellement parcourus par des domestiques et aucun ne l’avait aperçue.

Roawir était également absent et lorsqu’on avait interrogé Karfanaël, celui-ci avait confié ne pas avoir vu son apprenti de toute la soirée. Altred avait fait renforcer la garde autour du roi et les recherches se poursuivaient tout en essayant de ne pas éveiller l’inquiétude chez les convives. Tous espéraient qu’il ne s’agissait que d’une fausse alerte.

— Sire Norgar nous a indiqué que vous aviez beaucoup parlé avec Roawir depuis son arrivée et nous espérons que vous pourrez nous aider à le trouver.

Tandis qu’il écoutait cet exposé, un paladin vint apporter à Arvak son épée et il la passa autour de sa taille. Il ressentit un certain soulagement à percevoir à nouveau son poids familier à son côté gauche.

— Vous avez regardé dans mes écuries ? Il est très proche de sa chimère.

— Oui, il n’y est pas, Maître Morgalt ne l’a pas vu.

Arvak réfléchit à un endroit tranquille où l’elfe aurait pu s’isoler. La galerie où ils avaient passé la matinée lui vint en mémoire. Alors que la fête battait son plein, ces lieux seraient vides et Roawir avait montré beaucoup d’intérêt pour la galerie consacrée à la fin des dragonniers.

— Je vais voir s’il est dans la galerie d’art, continuez à chercher la dragon-mirage et tenez-moi informé.

Il grimpa l’escalier du hall quatre à quatre et, comme il le pressentait, Roawir se trouvait dans la deuxième salle, devant la statue du Blanc. Il fut soulagé de voir qu’il allait bien.

— Est-ce qu’il y a un problème ? demanda Roawir visiblement surpris par la situation.

Le premier réflexe d’Arvak aurait dû être de conserver les apparences, d’inviter poliment Roawir à rejoindre la Grande Salle sans qu’il pût se douter un instant de l’émoi qui animait la garde du palais. Il savait qu’on attendait qu’il agisse ainsi en cette circonstance. Mais Arvak ressentit une aversion soudaine à l’idée de mentir à quelqu’un qui pouvait être un allié, dans une situation qui de toute évidence était en train de leur échapper.

— L’émissaire dragon-mirage est introuvable.

L’éclair d’inquiétude qui traversa furtivement le regard de Roawir révéla mieux que les mots ce qu’il savait de ces créatures, lui qui avait longtemps vécu au Magcam. À cet instant, Arvak comprit que l’elfe était le seul qui eut une vision claire du danger auquel ils étaient peut-être exposés.

Soudain un cri monstrueux déchira la nuit.

— Blifen ! reconnut Roawir.

Le glouton totem de Karfanaël venait de pousser un son d’une détresse qu’Arvak n’avait jamais entendu. Roawir et lui s’élancèrent d’un même mouvement hors de la galerie et gravirent les escaliers menant aux étages du bâtiment central. L’elfe courait plus vite et Arvak fut bientôt distancé, il le perdit de vue un bref instant, le retrouva devant la porte ouverte de la chambre de Karfanaël, livide, le regard figé sur l’intérieur de la pièce. Du sang était répandu sur le pas de la porte.

Arvak glissa un regard à l’intérieur de la chambre. La pièce était jonchée de débris, une chaise brisée gisait au sol à côté de la table renversée. Le riche tapis était maculé de sang et le corps affreusement mutilé de Karfanaël gisait au sol, le bras droit coupé et la tête arrachée. Blifen avait été éventré et son corps jeté à l’autre bout de la pièce.

La bataille, quoique trop brève pour alerté la garde, avait été d’une grande violence.

Arvak détourna les yeux avec dégoût, n’osant pas détailler davantage le macabre décor. Il vint auprès de Roawir pour lui secouer l’épaule. L’elfe avait le regard figé sur la pièce, et, sous les sollicitations, il se ressaisit soudain, mais Arvak sentait qu’il était sous le choc.

— Elle était là il y a un instant, il faut la trouver, haleta Roawir.

Arvak hocha la tête, le couloir était silencieux et la pièce vide, aucune trace de la femelle dragon-mirage n’apparaissait immédiatement au regard. Il vint alors à l’esprit d’Arvak qu’elle avait pu emprunter les couloirs des domestiques. Ceux-ci ne formaient pas à proprement parler des couloirs secrets, car ils étaient bien connus et utilisés par le personnel, mais ils constituaient un réseau complexe de couloirs parallèles qui desservaient une grande partie de la demeure et dans lesquels il était facile de disparaître. Arvak se dirigea vers une porte dérobée dont il connaissait l’emplacement et l’ouvrit.

Des traces de sang jonchaient le sol selon une ligne parfaitement visible qui se perdait dans le dédale gagné par l’obscurité nocturne. Sans attendre, Roawir s’engouffra dans le corridor, tandis qu’Arvak dut se saisir d’une bougie allumée avant de le suivre.

Roawir n’était plus en vue et Arvak continua à suivre les traces de sang que la dragonne avait laissées. Elle avait visiblement été blessée dans l’affrontement et la piste était facile à suivre mais les tâches étaient très espacées. Arvak en déduisit que la femelle courait à grande vitesse et lui-même accéléra le pas. Les gouttes de sang le menaient plus profondément dans la demeure et il se mit à craindre que la dragonne n’ait eu d’autre cible que Karfanaël. Il descendit un étage et comprit qu’il arpentait à présent l’aile est en direction des appartements de Games Gandar. Des bruits d’affrontement lui parvinrent. Il redoubla le pas et déboucha enfin dans les appartements de son mentor.

Deux gardes paladins étaient au sol, baignant dans leur sang, et la pièce était sens dessus dessous. Games Gandar, dos au mur, avait le regard terrifié, Endimir près de lui était ramassé dans une posture de défense mais aveugle. Face à eux se tenait la femelle dragon-mirage. Elle avait troqué ses parures d’émissaire contre l’armure de guerre de son peuple. Le métal rutilant et maculé de sang rougeoyait dans la lumière chaude de la pièce, que seules éclairaient une haute cheminée et quelques bougies. Les pièces de plates glissaient l’une sur l’autre sans un bruit, parfaitement ajustées à son corps, et le silence de sa marche, la lueur des flammes, ses yeux brillants d’un éclat féroce et sauvage, lui donnaient une terrifiante allure spectrale.

Elle tendit le cou, poussa un rugissement aigu et vibrant. Roawir, entre elle et sa proie, la tenait en respect.

Le sang de la femelle continuait de se répandre et coulait goutte à goutte entre les plaques de son armure, depuis sa clavicule et le long de son flanc. Arvak tira son épée mais à peine eut-il le temps d’achever son geste que la dragonne jaillit sur lui, à une vitesse qu’il n’avait jamais vue de la part d’aucune créature.

Roawir s’interposa, ouvrant du même coup le chemin vers Games Gandar.

La femelle changea vivement de direction, doubla Roawir pour atteindre le vieux dracologue. Alors l’elfe tendit la main devant lui, des runes s’allumèrent le long de son arme et une colonne de flammes jaillit de la cheminée. La dragonne fut happée dans sa course et projetée avec violence contre les fenêtres, qui volèrent en éclats.

Elle fut jetée à bas dans la cour où elle ne tarda pas à se relever.

Des cris de terreur se firent rapidement entendre parmi les convives, tandis que dans la pièce où Games Gandar se trouvait, le feu s’étendait déjà aux rideaux et aux tapisseries.

Roawir aida Games Gandar à se relever et à sortir de la pièce. Arvak guida Endimir dans les couloirs où ils furent bientôt rejoints par Norgar accompagné d’une colonne de paladins. Une chaîne humaine se mit promptement en place pour tenter d’éteindre le début d’incendie.

Dehors, la femelle dragon-mirage avait fait naître un vent de panique dans la foule des invités, mais Andlam ne tarda pas à lui faire face. La dragonne, qui commençait à montrer des signes de faiblesse, fit dignement face à l’elfe. Valgar se jeta soudain sur l’ennemi dans un assaut rapide et brutal. La terreur se lut dans le regard de la femelle lorsque les mâchoires du dragon Valgar la saisirent à la gorge.

Son armure la protégeait, mais le dragon secoua la créature en tous sens comme une poupée de chiffon. Par un violent coup de poignard, elle parvint à se libérer mais le dragon revint à la charge, l’assommant d’un coup de griffe, puis attrapa la tête de la créature entre ses crocs. Affaiblie, hagarde, résignée à l’issue inévitable de sa mortelle entreprise, la femelle dragon-mirage eut un instant d’égarement et Andlam en profita pour lui porter le coup de grâce. La foule, sortie de sa stupeur, acclama la prouesse d’Andlam et Valgar.

À l’étage, le début d’incendie semblait en passe d’être maîtrisé mais il faudrait encore de longs efforts pour qu’il le fût totalement. Les tentures, les tissus s’étaient d’ores et déjà perdus dans les flammes, comme une partie du mobilier.

Accompagnés à l’écart, Arvak, Roawir et Games Gandar, toujours sous le choc de l’enchaînement d’évènements, racontèrent comme ils purent ce qui venait de se produire. Aucun d’eux ne pouvait encore mesurer toutes les répercussions qu’aurait la mort de Karfanaël.

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