Chapitre 7 (2/3)

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— J’ai pas envie de boire si c’est à ça que tu penses ! s’exclama Arvak.

— Je ne pensais pas à ça, et il est un peu tôt de toute façon.

Dans la cour de l’auberge, Eliwyl et Méaglim virent venir Arvak et comprirent tout de suite qu’il était secoué. Norgar attrapa une épée de bois et la lui lança.

— Que dis-tu d’un entraînement matinal ? proposa Norgar. Comme à la Frontière.

Arvak dut bien admettre qu’il n’avait pas beaucoup pratiqué depuis son retour, quatre jours plus tôt, alors que les Frontaliers exigeaient un entraînement quotidien.

L’auberge du Chat Rôdeur était notoirement connue pour être fréquentée par les Frontaliers qui venaient boire, chanter, ou, comme Méaglim, y vivaient entre deux missions. De ce fait elle prêtait volontiers les tenues d’entraînement et les armes factices que les Frontaliers utilisaient dans leurs exercices. Il n’était pas rare que la cour intérieure en terre battue accueille des entraînements improvisés, et, dans l’immédiat, l’espace était libre pour qui le voulait.

Arvak, Norgar, Méaglim et Eliwyl commencèrent par s’échauffer ensemble, déverrouillant leurs muscles par des exercices de course et de saut, des frappes à l’épée dans le vide. Arvak avait répété ces exercices tant de fois à la Frontière, il était tellement habitué à leur régularité, que chaque geste le ramenait un peu plus en lui-même, comme un liquide qui retrouve son contenant. Lorsqu’ils furent prêts, ils s’équipèrent pour s’affronter les uns les autres avec les armures d’entraînement propres aux Frontaliers. C’était un équipement de cuir et de tissu matelassé, plus léger que leurs protections de guerre, et fait pour amortir les impacts des épées de bois. Arvak avait bien l’intention de se battre jusqu’à retrouver sa plus complète tranquillité d’esprit et il ne pensait pas y parvenir en un seul engagement.

Il choisit Eliwyl comme premier opposant.

Il voulait l’affronter d’abord, car elle était la plus énergique de leur groupe et il savait qu’après un ou deux combats, il n’aurait plus les ressources suffisantes pour rivaliser avec elle.

Tous deux se mirent en garde et aussitôt Eliwyl entra dans le combat.

Son corps ne bougeait pas, ses épaules étaient relâchées, mais son esprit se tendit, immédiatement à l’affût de l’ouverture. Elle se battait à deux épées dans le plus pur style de l’école de Tsiroèn. De la main gauche, elle tenait sa première lame devant elle, cherchant l’ouverture, menaçant Arvak et testant sa garde. De la main droite, elle avait déjà armé sa seconde épée et n’attendait que l’opportunité pour l’abattre sur son adversaire, en une frappe rapide et brutale. Avec des mouvements légers, à peine perceptibles, elle le jaugeait, l’esprit affûté mais calme.

Arvak repensait à son père, à sa trahison, au corps démembré de Karfanaël, son esprit embrumé sautait d’une pensée à une autre. En lui la colère face aux menaces de son père se mélangeait à la honte de s’être senti si désemparé et vulnérable devant lui et la peur qu’il lui inspirait. Eliwyl restait immobile, patiente, et cela frustrait Arvak de voir que le combat ne commençait pas et qu’il ne savait comment l’engager à son avantage.

Il lança sa lame au hasard, pour ouvrir les hostilités, qu’ils se battent.

Devant l’assaut improvisé d’Arvak, Eliwyl, sans difficulté, dévia sa tentative de la main gauche et abattit son autre épée sans ménagement sur le crâne d’Arvak, l’étourdissant brièvement.

Une frappe irréfléchie n’avait aucune chance d’aboutir contre elle et Arvak le savait. La facilité avec laquelle elle venait de l’atteindre augmenta sa frustration. Il riposta par une attaque tout aussi désordonnée et Eliwyl le punit avec la même intransigeance.

Elle n’avait aucune difficulté à anticiper un adversaire ayant si peu de contrôle de lui-même qu’Arvak en cet instant. Elle voyait toutes ses offensives en avance, frappait avec un timing parfait qui ne laissait aucune chance à Arvak, le confrontant durement à ses propres lacunes. Elle maniait ses deux lames avec aisance, plaçant toujours chacune à l’emplacement idéal pour parer ou attaquer. Eliwyl pouvait penser les mouvements de chacune de ses lames autant séparément que conjointement ou alternativement, et le résultat était terrifiant de maîtrise.

Arvak voyait la piètre qualité de ses assauts, leur prévisibilité, leur manque de conviction et d’énergie, il avait honte d’être aussi mauvais et de donner une image aussi désastreuse de ses capacités. Eliwyl de son côté ne lui faisait aucun cadeau, ne laissait aucune prise, ne témoignait aucune compassion. Chaque fois qu’Arvak manquait de vigilance, de la main gauche, Eliwyl ouvrait sa garde comme on ouvre une boîte et Arvak se trouvait à nu, vulnérable, tandis que la seconde lame s’abattait sur lui, implacablement.

Il pouvait discerner qu’à sa façon elle trépignait.

Elle était impatiente qu’Arvak lui offre un meilleur combat, qu’il cesse ses offensives brouillonnes et désordonnées, qu’il trouve le calme qui lui permettrait d’être au meilleur de lui-même. Elle savait qu’il pouvait rivaliser et elle n’attendait que cela. Arvak n’arrivait à rien.

Par un signe Eliwyl mit fin au combat et vint vers lui.

— Bon, ce que tu fais c’est nul, dit-elle sans l’épargner, mais de ce que je vois tu es à deux doigts d’exploser. Ce que je te propose c’est : je te fais des ouvertures, tu te défoules un bon coup et après on discute.

Arvak accepta, non sans honte.

L’exercice entre eux changea pour prendre une forme convenue. Eliwyl ouvrait sa garde pour présenter ses protections, et Arvak enchaînait les attaques au rythme le plus soutenu dont il était capable.

Lorsqu’il faisait mine de se relâcher, Eliwyl l’attaquait à son tour, avec intransigeance et brutalité. Lorsqu’il semblait s’apaiser, elle le prenait à défaut, lui présentait une ouverture pour l’amener à s’y engouffrer et, au dernier instant, exploitait son assaut prévisible pour le frapper. C’était une attitude frustrante et humiliante, qui relançait Arvak dans son énervement. Eliwyl le fit pour le forcer à vider son sac, une bonne fois pour toutes.

Tous deux se connaissaient par cœur. Ils avaient pratiqué cet exercice à de très nombreuses reprises, pas toujours pour l’usage qu’ils en faisaient aujourd’hui. Ils ne se seraient permis ce type d’échange avec personne d’autre. Malgré les assauts furieux d’Arvak, Eliwyl le contrôlait sans effort. Elle parait ou se dérobait sans difficulté, toujours l’une de ses lames était là pour la protéger ou attaquer. Arvak s’appuya sur elle, sur son talent et son art, pour libérer son esprit de la tempête qui l’oppressait, comme on attrape une main salutaire pour ne pas tomber. La reconnaissance prit la place de la fureur.

Ils ne poursuivirent pas ainsi durant très longtemps et, lorsqu’Arvak eut son compte, il l’indiqua à sa partenaire par un signe.

Alors ils se remirent en garde. Arvak avait le souffle court, les membres endoloris par les coups qu’il avait reçus et par la crispation dans ses muscles, mais son esprit était clair, vide, enfin concentré sur le combat.

Ils reprirent véritablement l’affrontement. Leurs attaques devinrent plus rares, mais plus intenses. Le corps d’Arvak révélait moins ses intentions et ses attaques furent plus pertinentes. Eliwyl en profita pour passer à la vitesse supérieure.

Alors qu’à la première phase de leur combat elle s’était contentée de punir son manque de concentration, elle commença à lui mettre la pression. Elle entrait dans sa zone de confort, plaçait la pointe de son épée d’entraînement près de ses yeux ou de sa gorge, occupait son champ de vision de toute sa présence.

Eliwyl était une frêle jeune femme, elle était plus petite que lui, plus légère aussi, mais l’arme à la main, elle faisait peur. Sa présence était intimidante, même à l’entraînement. Arvak pouvait sentir la mort s’abattre sur lui quand son épée de bois le frappait. Et, maintenant qu’il avait prouvé qu’il pouvait ordonner ses assauts, c’était au tour d’Eliwyl de s’exprimer. Maintenant qu’il pouvait l’encaisser et y répondre, à son tour Eliwyl laissa parler le fauve. Elle n’avait encore rencontré nul autre que lui parmi ses adversaires – en dehors de quelques rares mentors comme Andlam – qui pût rivaliser avec elle.

Avec tous les autres sa présence au combat, son agressivité, sa volonté de tuer son adversaire avaient raison de toute velléité de résistance. Elle balayait la force mentale de ses opposants comme on souffle une bougie, et contre tous les autres, si Eliwyl voulait le meilleur de son adversaire, elle devait se modérer, réfréner son esprit combatif, se montrer moins agressive et moins intimidante, pour ne pas briser son adversaire. Mais contre Arvak, plus elle s’exprimait, plus elle allait crescendo dans ses attaques, plus elle engageait sa combativité, et plus elle aiguisait la vigilance d’Arvak. Plus il rivalisait avec elle. Alors elle pouvait être pleinement qui elle était, et ressentir son être comme un tout, cohérent et indivisible. Elle avait besoin de cette harmonie dans son âme pour se sentir apaisée dans sa vie.

Alors que la peur achevait de concentrer Arvak, son instinct de survie prit le dessus, quelque chose de plus ancien et plus primitif que lui. Dans son esprit, la tempête avait pris fin, seul demeurait un silence absolu de pensée. Le temps lui sembla ralentir, une seconde de combat lui en paraissait dix, il percevait chaque détail, une crispation de l’épaule, un mouvement de pied, une pression particulière contre sa lame, un regard qui tombait sur une partie ouverte de sa garde. Il recueillait tout ceci en une fraction de seconde, sans même qu’il le perçût, ou à peine. D’instinct, il sentait, presque tactilement, comment pousser son adversaire à l’erreur, comment la forcer à révéler une ouverture. Il la conduisait à faire quelque chose qu’elle ne voulait pas accomplir et dont il profitait. Et Eliwyl de son côté adopta une attitude identique, de sorte qu’ils devaient s’anticiper l’un l’autre, se tromper l’un l’autre pour se vaincre. Même leur immobilité devint un combat, et les attaques, parades, contre-attaques, plus rares, partaient avec une vitesse et une précision prodigieuses.

Autour d’eux, des visiteurs de l’auberge avaient commencé à se rassembler et ni Eliwyl ni Arvak n’eurent à rougir de la démonstration qu’ils firent de leur art à ce moment-là. Ils concentrèrent leurs efforts dans un dernier assaut et se frappèrent mutuellement. Leur conviction et leur puissance lors de cette frappe furent telles qu’il aurait été impossible de départager entre eux la victoire sur ce point, ou de dire qui des deux combattants aurait survécu à cet assaut.

Les spectateurs applaudirent ou sifflèrent pour manifester leur contentement devant ce combat, et Arvak s’empressa d’aller trouver Eliwyl.

— Merci beaucoup, lui dit-il avec une reconnaissance sincère.

— Avec plaisir !

Eliwyl était radieuse. Il savait qu’elle ressentait en cet instant le même calme que lui.

— À mon tour, s’exclama alors Norgar en défiant Arvak.

— Je peux récupérer un peu ? demanda ce dernier.

— Haha, non.

Là où Arvak préférait affronter Eliwyl avant d’être fatigué, Norgar lui préférait se battre contre Arvak après qu’il se soit épuisé. Cela accroissait ses chances de prendre l’avantage.

Ils se mirent en garde tous deux et l’entraînement reprit.

Arvak pratiquait avec Norgar depuis toujours, ils avaient eu les mêmes professeurs et maniaient la même arme, l’épée bâtarde typique des Frontaliers. Pourtant, ils avaient développé tous deux des styles très différents.

Norgar avait eu un père intransigeant qui avait tenu à ce que son fils témoigne d’un art particulièrement exemplaire. Il avait fait travailler Norgar en lui imposant une grande rigueur et en l’obligeant à se conformer à l’art le plus pur et le plus reconnu de son école.

Il en avait conservé un style très académique et droit. Ses mouvements étaient d’une pureté remarquable. Aucun geste parasite, aucune crispation involontaire ou mouvement de recul ne le perturbait jamais, et sa gestuelle correspondait toujours à une forme martiale exemplaire. Il avait également une approche très intellectuelle du combat, analysait son adversaire avec méthode, et disposait ses attaques et contre-attaques comme un général dispose ses troupes.

Arvak de son côté était un combattant beaucoup plus intuitif. Il avait acquis les formes de base avec beaucoup plus d’aisance et de rapidité que Norgar, de sorte qu’il avait très tôt commencé à innover, employant des techniques ou des passes qu’on ne lui avait pas encore apprises mais qui lui avaient semblé évidentes au moment du combat. Norgar avait longtemps été jaloux du plus grand talent qu’il avait très tôt manifesté et de la façon dont Tintal avait valorisé cet esprit créatif.

Arvak avait bénéficié d’une plus grande liberté que Norgar pour exprimer son potentiel – il n’avait pas été tenu de se conformer à des préceptes scolaires. Il était moins académique et moins propre que Norgar, et de même il intellectualisait moins le combat, en revanche il pouvait brusquement sortir des cadres de l’art scolaire, déstabilisant Norgar par une offensive intuitive et innovante à laquelle ce dernier n’était pas préparé.

Depuis de nombreuses années, Norgar n’arrivait plus à rivaliser avec lui et pourtant il était loin d’être mauvais élève. Il l’avait accepté et il appréciait à présent la finesse de l’approche d’Arvak. Avec du temps et de l’attention, il avait fini par trouver une faille.

Arvak avait besoin d’avoir peur pour révéler tout son potentiel. C’était dans ces moments-là que son sens du combat, de l’analyse et de l’anticipation, était le plus aiguisé. Aussi Norgar adopta une attitude froide et distante. Sa gestuelle ne révélait rien de ses intentions, il ne menaçait pas ou très peu et, même lorsqu’il engageait l’assaut, il le faisait sans appuyer sur ce qui mettait en alerte Arvak. De la sorte, le sens de danger d’Arvak restait en sommeil, et son mental cherchait à prendre le relais. Mais, sans pouvoir s’appuyer sur son instinct, ce dernier le faisait agir de façon prévisible ou au contraire le forçait à trop réfléchir avant de frapper. Norgar n’avait pas besoin d’intimider Arvak, de le pousser dans ses retranchements ou de tendre des pièges, sa gestuelle ne révélait rien, ne donnait aucune prise et il lui suffisait d’attendre que cela sème le désarroi chez son adversaire. Il cultivait son impatience et son sentiment de sécurité. Derrière cette tranquillité apparente, l’intellect de Norgar était sur le qui-vive et, lorsqu’il déclenchait ses attaques, elles semblaient sortir de nulle part, faisaient mouche avec précision, et il traversait son adversaire sans rencontrer la moindre résistance.

Lors des premiers échanges, Arvak se laissa déstabiliser par cette attitude, et Norgar prit aisément l’avantage. Mais il avait été suffisamment échauffé par son combat contre Eliwyl, sa frustration de prendre des coups ranima sa volonté. Il se montra plus agressif, et, imposant son rythme à Norgar, il gêna sa stratégie d’affrontement, l’empêchant de contrôler la situation. Perdant prise sur le combat, le calme insondable de Norgar se fissura et Arvak commença à distinguer dans ses gestes des crispations, des mouvements involontaires qui trahissaient ses intentions et ses pensées.

Arvak prit l’avantage à mesure que Norgar se révélait, ses gestes et son regard trahissaient sans mensonge possible les pensées qui l’animaient. Alors dans une ultime attaque, Arvak mit en défaut Norgar, ouvrit sa garde, exposant sa tête, Arvak dressa sa lame au-dessus de lui avec la détermination irrévocable du bourreau. À l’instant où Norgar sut qu’il était vaincu, qu’il vit sa garde ouverte et la lame d’Arvak foncer sur lui, à ce moment-là Arvak perçut sur son visage une expression particulière de stupeur incrédule qu’il était impossible de feindre. Il abattit sa lame et emporta le combat.

À l’instant de ce point, il avait reconnu sur le visage de Norgar la même expression de stupeur que celle qu’il avait eue lorsqu’Arvak lui avait demandé s’il connaissait les projets de son père. Cette attitude, dans un moment aussi spontané que celui du combat, ne pouvait pas être feinte. Et le fait de la voir si parfaitement identique, dans un affrontement où Norgar ne pouvait pas mentir, convainquit Arvak sans aucun doute possible que Norgar ignorait effectivement tout des projets de son père. Ce seul détail lui prouvait qu’il pouvait avoir confiance en lui-même et en Norgar.

Ils arrêtèrent leur combat.

— Pardon pour la baffe de tout à l’heure, s’excusa finalement Norgar.

— Je n’avais pas les idées claires, reconnut Arvak.

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