B-1

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Avant de traverser chez grand-père, je m'arrêtai à la salle de bain et piochai dans un flacon où j'avais mixé acétaminophène en rouge et ibuprofène en bleu. Je pris deux cachets rouges et les fit descendre avec un verre d'eau. J'avais investi beaucoup de mes économies à me créer un environnement sécurisant à l'appartement, et la salle de bain n'y faisait pas exception. Pour créer une ambiance de spa zen, le jaune sable primait tant au mur que dans ma sélection d'articles de toilette, et les couleurs secondaires se mélangeaient principalement de beige et d'un peu de vert kaki. J'appréciais tout particulièrement de prendre des bains à la seule lueur de mes quatre grosses bougies en jarre et légèrement parfumées, senteur de pomme et cannelle - mon odeur favorite.

Je rangeai mon flacon de la Matrix - c'est pépé qui le disait -, dans la pharmacie, et mon reflet dans la porte-miroir me fit légèrement sursauter. Prenant appui sur le comptoir, je m'avançai et souris. Je faisais partie de la bande. D'ailleurs, je ne détestais pas le look de cyberpunk que ça me donnait. La lentille opaque voilait tout à fait mon iris verte pour lui donner l'apparence d'un objectif de caméra. Selon que ma pupille se dilatait, les minuscules dents circulaires de l'objectif s'ouvraient, se refermaient. Même lorsque le focus était tout à fait perdu - j'en venais à comprendre que j'avais le contrôle avec de faibles mouvements oculaires -, ma vision demeurait intacte. La mince pellicule sur ma pupille ne semblait pas affecter ma vision le moins du monde. C'était fascinant, tout de même.

Je me réservai de nouveau un petit sourire, puis je sortis de la salle de bain pour traverser à la cuisine que je rénovais petit à petit. Enfin, le mot était grand, mais je l'améliorais de mon mieux. Exception faite du vert amande des murs et du blanc des armoires, les changements apportés à la pièce étaient subtils pour le moment. J'avais, dans mon panier d'Amazon, plus d'une centaine d'articles en attente, dans le but de meubler et décorer la cuisine. Cependant, avec l'achat de Symbiose, le projet avait été mis sur pause. Il était indéniable que je manquais de matériel culinaire : je n'avais qu'une cuiller à touiller et une casserole, mais ni poêle, ni plaque pour le four. Mes mitaines étaient trouées et je ne possédais qu'un élément de chaque ustensile de table nécessaires à mon alimentation. Pourtant, je me nourrissais plutôt bien : j'avais un malaxeur et une mijoteuse. Peut-être avais-je simplement de drôles de priorités.

Cette pensée me fit glousser dans le silence de mon appartement, rompu simplement par le bruit distinct du fusible défectueux de mon réfrigérateur.

- Je vais t'arranger ça, avait promis pépé l'an dernier.

Mais Clément se faisait vieux, et je préférais acheter un nouvel électroménager que de risquer qu'il ne s'électrocute en farfouillant le vieil engin, qui avait tout de même cinq ans. Selon pépé, c'était une prime jeunesse pour un réfrigérateur, et un fusible défectueux, ça n'était rien de difficile à fixer. Selon moi, papy commençait à être dément. Cinq ans et ton truc était bousillé, de nos jours. La garantie qui proposait une protection de dix ans par le fabricant était perdue depuis belle lurette, et si d'aventure on la retrouvait, une condition était apparue comme par magie qui responsabilisait l'usager pour la malfonction de son frigo. "S'assurer que le réfrigérateur soit placé sur un sol égal", mais si ton duplex est en pente ? Ah, c'est pas nos oignons, et le mal est fait.

Ouais, en fait, j'avais appelé. J'avais une forte tendance à être dépensière, mais pépé, lui, était du genre à tout garder, tout réparer. Mon compromis, c'était de m'assurer que l'objet que je comptais remplacer ne pouvait véritablement plus servir ou, du moins, être revendu. Lorsque j'en aurais les moyens, je prendrais un plan en plusieurs versements pour me procurer le meilleur réfrigérateur de son temps. Avec glaçons, oui merci.

La cuisine donnait sur la cour arrière, que nous nous partagions, et sur le tapis, mes bottes attendaient que j'y faufile paresseusement mes pieds. J'enfilai mon manteau bien que je ne ferais qu'une dizaine de pas jusqu'à la porte de grand-papa, et je sortis en éteignant la lumière et en baissant le chauffage. J'avais rarement très froid, et ça me faisait de petites économies sur l'électricité.

Dehors, une voiture passa en trombe dans la rue, et bien que je fusse dans la cour arrière, j'entendis le moteur rugir et son pot d'échappement s'emporter. Je me figeai comme un enfant qui joue à Jean dit ; j'étais sur le qui-vive, à observer attentivement la clôture nous séparant du stationnement. Je comprenais qu'il n'y avait nul danger, mais il fallut un temps à mon corps pour en être aussi sûr que moi.

Stupide corps, soupirai-je intérieurement lorsque je pus enfin reprendre le chemin dans la neige, vers la porte de pépé.

- Grand-père, c'est moi !

J'étais entrée et je retirai mes bottes en les secouant. Je cintrai mon manteau sur un support et le rangeai dans le placard de l'entrée. Le bras m'élançait douloureusement, mais c'était tout de même supportable. Je n'avais pas la sensation d'éclairs, mais plutôt de crispations suivies de soubresauts pulsatifs. Je baissai d'ailleurs les yeux sur le bracelet, pour m'assurer que pépé ne me ferait pas une crise cardiaque en voyant le dispositif. Déjà, s'il remarquait mon oeil... Mais il refusait de mettre ses lunettes, et je doutais qu'il distingue le détail oculaire. Le bracelet était légèrement plus visible.

Lors de mon achat en ligne de Symbiose, j'avais eu le choix entre trois revêtements. Blanc, noir ou transparent. Une édition limitée proposait des couleurs personnalisables, mais ça aurait coûté 50$ de plus. L'habillage transparent, selon le descriptif du site, était idéal pour un esthétique minimal. Le mélange de silicone et d'autres composants dont j'avais oublié les noms s'ajustait au teint de peau pour passer pratiquement inaperçu. Seule l'interface, tout de même facile à masquer car dans la surface intérieure du poignet, n'était pas modifiable. On aurait dit une pierre de jais légèrement insérée sous la peau.

J'appuyai sur l'écran de mon petit joyau et le S pulsatif s'afficha, suivi du cardiofréquencemètre, puis d'autres données et statistiques qui se succédaient. J'apprendrais à les décoder.

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