Le Monde d'Amont

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LE MONDE D’AMONT

Parti de la ville, tout en bas, cela fait une bonne heure que je marche. Parfois, je me retourne afin de voir ce que j’ai vu pendant quelques siècles, toutes ces contingences qui ont alourdi ma vue, l’ont amenée au bord de quelque cécité. J’aperçois des hommes ou ce qui leur ressemble, milliers de trajets d’insectes, marée immarcescible à la recherche du tout et du rien, sauts de carpe hasardeux, saltos syncopés, doubles cabrioles et chassés qui ne sont jamais que le vertige d’être ici-bas, dans les ornières fangeuses d’un peuple égaré. Cela fait comme une étrange mélopée dans la nacelle de ma tête, j’entends des voix qui ricochent, des cris étouffés, d’étiques objurgations, de fanatiques prophéties, mais jamais je ne perçois de paroles de liberté. J’ai bien fait de partir, de laisser cette vie de carton-pâte, de m’exiler des méandres de cette constante commedia dell’arte, de m’extirper de ces étranges et souterrains boyaux au sein desquels végètent des Désorientés à la recherche de l’impossible. Leurs mains se tendent, crochètent des haillons d’espoir mais leurs doigts sont en deuil qui ne retiennent que quelques pellicules d’air, ne récoltent que vent et tempête. Laisser tout ceci derrière soi est paradoxale douleur. Ce que je quitte m’attachait. Ceux dont je m’éloigne lancent leurs grappins et j’en sens le geste de rappel tout contre la face nue de mes omoplates. Toujours on est plus attaché à ce qui nous aliène que libre de le renier, de le mettre à distance. Mais il me faut cesser d’argumenter, ceci est une fâcheuse tendance des humains. Non seulement l’inestimable don de vivre leur a été accordé, mais en plus, ils veulent l’expliquer, le justifier, s’amender de tout ce qui pourrait être émis comme un reproche, tout ce qui les remettrait en question et les conduirait aux rives inconcevables de leur propre disparition.

Maintenant le chemin s’élève sensiblement. Il longe de Hautes Falaises de Marbre éblouissant, leurs arêtes pareilles au tranchant du canif. Tout ici est subtilement et esthétiquement architecturé, si bien que sont conjointement sollicités le Principe de Raison et son contraire, le Principe d’Imagination. Je suis à la rencontre des deux, ce qui m’autorise à voir aussi bien l’envers des choses que leur endroit. Cette façade de pierres nues, j’en saisis le revers de chair, j’en éprouve les douces fragrances, j’en dissèque tous les sucs jusqu’à la prolifération exacte de la sensation la plus insoupçonnée, la plus celée. Un monde est là qui en contient un autre, emboîtement gigogne des sens multiples toujours finement armoriés du visible dont la doublure d’invisible est le secret, la découverte la récompense. Se laisser aller dans la confiance à la brindille d’air, au gonflement du nuage, à la dérive souple du ciel.

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