Chapitre 3 : Adrien
Leur apparition au milieu de la ruelle fit aussitôt fuir un chat errant qui partit se dissimuler dans l’une des petites embrasures d’un mur. Adrien se mit à cligner plusieurs fois des yeux pour les adapter à la pénombre qui sévissait dans la rue. Le soleil commençait à décliner et à se cacher derrière les grands immeubles du quartier.
Il regarda sa montre, 21h00. Le temps passait moins vite sur l’Envers que dans le monde humain, ils n’étaient partis qu’une demi-heure pourtant une heure et demie s’étaient écoulée. Il n’y avait plus personne dans les alentours. En cette période de l'année, 21h n'était pas une heure que l'on pouvait considérer comme tardive. Cependant, la petite troupe ne se situait pas dans le quartier le plus animé de la ville, encore moins le soir.
Ils étaient loin de la place Saint Pierre où les beuveries étudiantes avaient déjà commencé, loin des Halles de la Cartoucherie et son ambiance cosy ou encore du quartier des Carmes et son atmosphère plus bohème.
— Euh… C’est moi ou les démons ont disparu ? s’inquiéta Mélanie dont la voix trembla.
Tous se rapprochèrent des conteneurs où auraient dû être les deux monstres de pétrole. Seules des résidus noirs, traces qu’ils étaient bien là, persistaient sur les sacs poubelles.
— Comment des démons morts ont pu disparaître ? C’est quoi cette merde encore ? râla Dorian en donnant un coup de pied faisant s’envoler un caillou un peu plus loin.
Pour Adrien, c’était trop. Il y avait trop de mystères, trop d’événements anormaux. Son instinct de policier le poussait à creuser cette histoire. Il n’avait jamais pu se défaire d’une enquête une fois qu’il avait eu les premiers éléments sous les yeux. Maintenant qu'ils étaient directement impliqués, il ne lâchera rien, pas tant qu'il n'aurait pas le fin mot de cette histoire.
— Je vais m’en occuper, annonça-t-il.
— Et on fait quoi monsieur le détective ? demanda Dorian avec son air faussement moqueur. Ces conneries m’ont attaqué, je compte bien savoir ce qu’elles me voulaient.
— J’ai pas dit oui pour ça moi, rejeta l’idée Martin alors que Mélanie acceptait aussi de les suivre. J’ai dit qu’une fois qu’on revenait de l'Envers, je rentrais chez moi. Alors bon courage pour tout ça, mais moi, je me casse.
— Je te conseille de rester avec nous gamin. On ne sait jamais. D’autres démons pourraient sortir d’on ne sait où et te prendre pour cible à ton tour.
— Arrête de m’appeler gamin, j’ai même pas dix ans d’écart avec vous, cracha Martin. Et puis je peux me défendre tout seul. Je suis un Lion et les Lions n’ont peur de rien, affirma-t-il en relevant le menton.
— Reste quand même avec nous, c’est plus prudent, l’encouragea Adrien. Je te ramènerai chez toi quand on aura fini. Je ne suis pas garé loin, ça t’évitera le trajet en métro.
Adrien avait surtout envie de le garder à l'œil. Il y avait quelque chose dans son comportement qui n’allait pas. Il en avait côtoyé des Lions, mais l’attitude de Martin ne collait pas à leur habituelle arrogance.
Il y avait cette hésitation dans sa voix lorsqu’il parlait de sa famille, ce tressaillement de la mâchoire, ses yeux fuyants. Il ne semblait pas aussi sûr de lui que ce qu’il cherchait à faire croire.
— Bon d’accord, mais c’est la dernière fois que je vous suis, accepta-t-il. On commence par quoi ?
Adrien regarda un peu partout autour de lui, cherchant une idée. On ne pouvait pas dire qu’il y avait beaucoup d'indices dans les environs. Le quartier des studios radios était principalement un quartier administratif, résultat à une heure aussi tardive tout était éteint. Aucune enseigne de magasins n'était encore allumée.
— J’aurais aimé trouver quelqu’un qui aurait vu ce qu’il s’est passé depuis qu’on est parti, mais j’ai l’impression que personne ne passe par là. Je ne vois aucune caméra, aucun distributeur et il y a zéro trace, zéro indice qui nous indiquerait comment ils ont disparu.
— J’entends du monde dans le bâtiment où est entré le chat.
Tous se retournèrent vers Mélanie qui remettait son casque sur ses oreilles et lança sa musique en prévision.
Adrien la remercia du regard tout en s’excusant. S’il y avait une chance qu’une personne présente dans cet immeuble ait vu quelque chose, il fallait la saisir. Ils firent le tour de l’immeuble dont les façades se désagrégeaient et trouvèrent la porte entrouverte avec la chaîne censée la maintenir fermée par terre, coupée en deux.
L’intérieur était à l’image de l’extérieur. Un vieux bâtiment abandonné où les murs se fissuraient, les cloisons s’effritaient, et où l’air humide pourrissait le plafond d’où des infiltrations d’eau faisaient pleuvoir des gouttes à un rythme régulier.
Un ancien immeuble résidentiel déserté avant que les malfaçons ne viennent mettre en danger ses habitants, mais qui devait toujours être occupé d’après les dires de Mélanie.
Ils avancèrent dans les restes de ce bâtiment se frayant un chemin au milieu des rats qui fuyaient sur leur passage et des toiles d’araignées à faire prendre les jambes à son cou de n’importe quel arachnophobe.
Suivant les conseils de la Gémeaux, ils montèrent de deux étages et découvrirent un vieux chantier laissé à l’abandon depuis plusieurs années. Des poutres en bois amiantées soutenaient le plafond menaçant de s’écrouler à chaque instant.
Ils trouvèrent l’origine des voix qu’entendait la télépathe derrière de vieilles bâches de chantier. Malgré le caractère délabré des lieux, une dizaine de sans-abris vivaient au milieu des décombres. Certains avaient des petites tentes de fortunes, d’autres de simples matelas pneumatiques tandis que d’autres encore ne pouvaient se contenter que de duvets posés à même le sol. Toulouse et ses habitants n’échappaient pas à la crise.
Adrien avait du mal à intégrer ce qu’il voyait. Il avait maintes et maintes fois fait face à des cas similaires pourtant chaque fois, il ressentait cette même boule qui lui comprimait l’estomac. Il voulait tellement faire plus, faire mieux, mais il n’avait rien à leur proposer, aucune solution. Il se sentait complètement démuni devant ces tragédies.
Bouleversé par cette vision, il laissa Dorian prendre la main. Il tenta d'engager la conversation avec plusieurs SDF, mais aucun ne parla. Crainte d’être délogés de ce toit vétuste, ils se muèrent tous dans le silence. Finalement, une dame d’un certain âge accepta de répondre à leurs questions.
— Que voulez-vous savoir ? leur demanda-t-elle d’une voix éraillée.
— On se demandait si vous n’auriez pas vu quelqu’un d’étrange passer par la ruelle juste en bas dans les deux heures qui viennent de s’écouler, demanda Dorian.
— Non personne d’inconnu.
— C’est une perte de temps, pourquoi on reste ici ? Ils ne savent rien.
— Attends, je n’en suis pas si sûr, l’arrêta Adrien qui ravala son émoi. Vous avez dit “personne d’inconnu” ? Quelqu’un que vous connaissez, quelqu’un d’ici s’y est rendu, n’est-ce pas ?
Il n’y avait pas que la peur d'inconnus venus les faire partir qui les rendait muets, comprit Adrien, ils avaient refusé de leur parler par solidarité.
— Il est parti il y a près d’une heure. Cela fait presque un mois qu’il se comporte bizarrement, enfin encore plus bizarrement qu’à son habitude. Il n’arrêtait pas d’aller et venir. Lorsqu’il était ici, il gardait les yeux rivés sur l’extérieur et ne cessait de marmonner des phrases sans aucun sens. Il s’énervait de plus en plus facilement comme s’il était en permanence sur les nerfs. Et puis tout à l’heure il y a eu ce raffut terrible à l’extérieur. Dès que ça s’est calmé, il est parti dehors et n’est pas revenu. J’ai bien peur que vous n’arriviez trop tard pour le retrouver.
— Vous auriez son nom ?
Elle secoua la tête en signe de négation.
— Ici, il se fait appeler Marius, mais personne ne donne son vrai prénom. Ça m’étonnerait que vous trouviez quoi que ce soit sur lui avec ça.
— Merci pour ses renseignements, la remercia Adrien. On ne vous dérange pas plus longtemps. Bon courage, conclut-il avant d’entraîner ses compagnons à l’extérieur.
— On est tous d’accord pour dire que ça ne nous a avancés en rien ? râla Dorian.
— Une perte de temps, enchaîna Martin.
— Je sais, soupira Adrien en se passant une main dans les cheveux. Je vais quand même essayer de trouver des informations sur ce Marius, on ne sait jamais. Ce qui est sûr, c’est que cette histoire est de plus en plus étrange. Depuis quand des humains récupèrent-ils des cadavres de démon ? Et si ce n’est pas lui, alors comment ont-ils disparu ? J’y repense, vous avez fait attention à ce qu'elle a dit ? Ce Marius est étrange depuis environ un mois. Or, je ne sais pas si vous vous souvenez, mais nous avons reçu notre invitation pour l'interview d'aujourd'hui il y a quatre semaines. La coïncidence entre les deux me semble trop grosse pour être ignorée.
— On sait que c’est pas normal. Mais que veux-tu qu’on fasse maintenant ? On n’a plus de démons, pas d’humain à suivre, nos aînés nous cachent des choses alors dit moi, qu’est ce qu’on fait maintenant ? On part à la chasse aux démons ? J’en ai très envie, mais on n’a jamais su d’où ils sortaient.
Dorian était sur les nerfs. Son ton sec, ses gestes rapides et saccadés, sa posture tendue, tout était le signe de son exaspération. Mélanie tenta de s’approcher de lui, mais elle n’eut le droit qu’à un regard froid en retour.
Adrien secoua la tête d’abattement, il était temps d’arrêter.
— On est tous fatigué. Rentrons chez nous nous reposer. S’il arrive quoi que ce soit de nouveau, on se tient tout de suite au courant. Cela vous convient ?
Tous acquiescèrent. Ils échangèrent leur numéro et partirent dans leur coin. Martin suivit Adrien jusqu’au parking. Adrien profita de ce moment de répit pour respirer un bon coup. L’Envers était normalement le lieu pour les Zodiaques pour se ressourcer, mais pour lui, il n’associait cet espace qu’à du stress et du doute.
Alors qu’ici, à Toulouse, dans le monde des humains, il n’avait pas à craindre le regard des autres. Leur nom pouvait être jugé, il ne se sentait pas directement visé par les injures. Loin de l’Envers, personne n’attendait de lui qu’il soit quelqu’un d’autre. Ici, il pouvait être tout simplement lui.
Ils retrouvèrent sa voiture après vingt minutes de marche silencieuse. Elle n’était pas du dernier cri, mais suffisait amplement au Vierge pour ce qu’il en faisait. À l’abri de cette armature de métal, Martin engagea la conversation alors qu’un air de Carry on de fun. passait à la radio.
— Alors comme ça, tu es de la police ?
— En effet oui, ça fait cinq maintenant que j’y suis.
— Ce n’est pas trop compliqué ? demanda le jeune Lion.
— D’être policier ?
— De porter autant de poids sur les épaules ? Ça ne t’arrive jamais de perdre le contrôle ? D’être tellement affecté par tout que tu n’arrives plus à rien ?
Adrien jeta un bref coup d'œil au jeune blondinet qui se tenait à ses côtés. Il fixait l’horizon. Il essayait de cacher les émotions qui l’assaillaient, mais Adrien n’était pas dupe. Il avait ressenti les mêmes que lui à son âge. Il entendait la tristesse qui animait sa voix, la colère qui brûlait dans ses yeux, le dépit qui fragilisait ses épaules. Lui aussi était passé par là. Il savait ce que cela faisait.
— Tu veux en parler ? Tu veux m’expliquer ? demanda doucement Adrien.
Il voulait être sûr de prendre le temps de discuter alors il ralentit l’allure de la voiture.
— Tu es au courant que des Zodiaques disparaissent depuis plusieurs mois ? Et ben, c’est mon père qui a lancé cette tendance. C’est lui le premier à s’être barré. Il en avait tellement marre de tout, de son travail, de ses missions, des familles, même de moi, qu’il a préféré tout abandonner. Il a décidé de partir. Il s’est enfui comme un lâche. Il se disait fier et fort, mais il n’était rien de tout ça. S’il l’avait été, il serait resté, il aurait affronté ses responsabilités. Il les a abandonnés. Tous les humains qui étaient sous sa protection, il les a laissés, livrés à leur propre sort.
— Tout comme toi ?
La question d’Adrien eut l’effet escompté. Elle brisa les défenses du jeune homme et une première larme perla le long de sa joue. Aussi délicate que son pleur, une fine lumière s’échappa de sa paume qu’il renferma aussitôt dans son poing.
— C’est donc ça ? Ce n’est plus toi qui contrôles ton pouvoir, mais tes émotions ?
— Depuis qu’il est parti, la lumière ne m’écoute plus. Elle n’agit pas comme je le voudrais. Elle apparaît sans que je ne lui demande ou au contraire n'apparaît pas du tout. Je ne sais pas quoi faire pour reprendre le contrôle. Je suis complètement perdu.
Adrien avait l’impression de voir son reflet dans un miroir en regardant Martin. Il n’avait pas la même histoire pourtant, ils avaient des blessures similaires causées par un père.
— Tu sais Martin, ça nous arrive à tous de tomber, le plus important est de parvenir à se relever. Tu dois réussir à te remettre debout. C’est dur, c’est compliqué, ça fait mal, mais il faut le faire. Tu dois rester entier, ne laisse pas les événements te détruire. Tu es plus fort que ça. Ta force va bien au-delà de la présence de ton père, elle ne se résume pas à lui. Tu peux accomplir beaucoup, mais pour cela, tu dois rester droit.
Adrien n’était pas sûr que les mots qu’il utilisait étaient les meilleurs. Il lui dit ce qu’il aurait aimé entendre à cette époque où lui aussi était en plein doute, en plein naufrage. Martin n’avait besoin que d’une bouée de sauvetage et si ces quelques mots pouvaient l’être alors il aurait réussi à l’aider avant qu’il ne se noie. Il éviterait ainsi, il espérait, de nombreux désagréments allant au-delà d’un don capricieux.
Le reste du trajet se passa dans le calme. Chacun plongé dans leurs pensées, ils se retrouvèrent devant chez Martin en moins de temps qu’escompté. Adrien fut impressionné par la bâtisse. À l’écart de la ville, un immense jardin boisé l’entourait. Semblable au petit château du début des années 1900, il était splendide alors que la lune jouait de ses reflets sur le toit en ardoise.
Martin salua rapidement Adrien et rentra chez lui. Le Vierge le regarda partir. Les débuts de la vie d’adulte étaient compliqués pour tout le monde. Il était le premier pour qui ce passage avait été dur à affronter. Il en subissait encore les conséquences aujourd’hui, mais il allait mieux. Tout n’était pas parfait, certes, mais il vivait pour lui à présent. Voilà tout ce qu’il souhaitait à Martin.
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