Chapitre 9 : Salade du chef

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Dès le service du soir, l'ambiance dans la cuisine changea. Il faut dire que le retour de Sofiane y était pour beaucoup. En effet, sa fille était rentrée de l'hôpital, il avait pu reprendre son travail et sa place de saucier. Le chef expliqua que Rosa avait été embauchée pour prendre la place de second, qu'il pensait au départ la mettre simple cuisinière mais aux vues de ses compétences, il la laissait prendre la place qui lui revenait. Elle se vit attribuer le plat qu'elle avait appris avec le chef l'après-midi même. Celui-ci ne prit même pas la peine de vérifier les assiettes qu'elle envoya. Ce plat était vraisemblablement très apprécié puisqu'elle n'arrêta pas ses cuissons tout le temps du service. Mia, qui se trouvait face à elle, lui avait envoyé plusieurs clins d'œil, notamment lorsque le chef Marc passait et regardait discrètement ce qu'elle faisait sans rien dire.

- Allez ! On se concentre ! Mia, ça va être à toi, le service se termine, reste attentive !

- Oui, chef !

Rosa commençait déjà à nettoyer son plan de travail, lorsque le chef fut appelé en salle. Mia ne perdit pas une seconde :

- C'était trop génial !! Comment tu as trop géré ! Et le chef qui ne t'a pas fait un commentaire ! Waouh !

Rosa sourit, un peu gênée.

- Moi je trouve ça louche ! déclara l'un des cuisiniers. Surtout que Rosa a passé l'après-midi avec le chef dans la cuisine. Ne mens pas, c'est Mathéo qui me l'a dit.

Mathéo était l'un des deux commis qui étaient restés pour nettoyer à la fin du service. Rosa fronça des sourcils :

- Qu'est-ce que tu insinues ?

- C'est vrai ça, Robert, qu'est-ce que tu veux dire ? renchérit Mia.

- Je ne veux dire rien de plus, ni rien de moins que cela.

Rosa ne pensait pas qu'elle devrait se justifier, mais soit, si elle voulait qu'ils aient confiance en elle, elle se devait être totalement transparente.

- Le chef m'a demandé de travailler avec lui l'après-midi pour que je me familiarise avec la carte. Il m'a appris la recette que j'ai préparé ce soir.

- Et bien, une recette par jour ! Tu parles d'une efficacité !

Sentant qu'elle n'aurait pas le dessus face à ce macho à deux balles, elle le laissa poursuivre sans en rajouter. Mia semblait déconcertée par la situation. Elle savait cerner les gens et elle avait tout de suite senti une grande force chez Rosa. Elle était perplexe de la voir s'écraser de cette manière.

Marc quant à lui se dirigea vers la table d'habitués qui voulaient lui parler. Il avait craint au départ que ce soit pour se plaindre du changement, mais quand il vit les sourires sur le visage du couple de quinquagénaires et de leur fille alors qu'il entrait dans la salle, il fut soulagé.

- Bonsoir ! Quel plaisir de vous revoir !

- Bonsoir et bravo chef ! Vous vous êtes surpassé ! Nous prenons souvent ce plat et sans qu'il ne soit vraiment différent, ce soir il avait ce petit quelque chose de satisfaisant.

- Je vois ce que vous voulez dire.

Il s'inclina légèrement vers eux et chuchota :

- J'ai engagé un nouveau second, et c'est elle qui a cuisiné vos assiettes.

Les clients écarquillèrent les yeux, soufflés de voir l'humilité du chef qui reconnaissait que la version de son second était différente voire meilleure que la sienne.

- Je souhaiterais vous la présenter.

C'était l'occasion parfaite pour mettre Rosa à la place qu'il avait choisie. Les clients ne seraient pas surpris du changement et le bouche-à-oreille amènerait certainement une curiosité nouvelle. Les habitués ayant accepté d'attendre, le temps qu'il aille chercher Rosa, il retourna sur ses pas. Il n'entra pas tout de suite, écoutant les bruits de la cuisine. Il ne fut pas surpris des insinuations de Robert. Il travaillait depuis longtemps avec lui, il avait l'esprit étroit, mais une main sûre quand il s'agissait de la cuisson des viandes. Il écouta la réponse de sa nouvelle recrue, il fut un peu déçu de la voir se justifier, mais il admettait volontiers que la transparence était un atout dans le management. Il fut cependant satisfait de voir qu'elle n'insistait pas. Cela ne servait à rien de gaspiller de la salive pour ce genre de lourdaud. Il passa finalement la porte. Il ne fit aucun commentaire, bien qu'il aurait aimé remettre Robert à sa place. Il le ferait, plus tard.

- Rosa, tu veux venir s'il te plait.

Elle ôta son tablier et suivit le chef. Dans le couloir, il lui expliqua la situation :

- J'aimerais commencer à te présenter aux habitués, qu'ils sachent que tu reprends la main sous ma direction afin de maintenir une continuité durant mon absence. Elle hocha la tête. Ils arrivèrent près de la table et il reprit la parole :

- Voilà mon nouveau second : Rosa Delorme. C'est à elle que vous devez d'être comblés par le plat de ce soir.

La fille du couple d'habitués prit la parole tout en s'adressant à Marc. Elle devait avoir la vingtaine, une plastique soignée, peut-être un peu superficielle.

- Chef, n'est-elle pas un peu jeune ? Je dois dire que pour ma part, je préfère quand c'est vous qui cuisinez pour moi et qui me comblez.

Elle minauda et battit des cils. Rosa était mal à l'aise pour le chef, elle baissa la tête et se retint de rire. Marc se racla la gorge, gêné, et déclara :

- J'ai pleinement confiance en Rosa, n'hésitez pas à revenir goûter les autres plats, je suis sûr que vous les aimerez.

Plein de sollicitude, le couple encouragea la jeune femme qui reprit le chemin de la cuisine dès qu'elle le put. Quand elle fit demi-tour, elle remarqua la suggestion du chef écrite sur les ardoises disséminées un peu partout. C'était son plat. Elle comprenait mieux pourquoi elle en avait eu tant à faire. Elle tourna la tête vers le chef et le surprit à la regarder. Elle inclina légèrement la tête pour le remercier et lui faire comprendre qu'elle avait compris. Elle vit un drôle d'éclat traverser ses yeux noirs et ses lèvres d'étirèrent légèrement, retenant un sourire. Marc n'avait pu retenir ce rictus de satisfaction. Elle avait compris ce qu'il avait fait. Ce n'était pas pour jouer. Il lui donnait une vraie chance.

Elle retrouva ses collègues dans la cuisine. Tous levèrent les yeux à son entrée. Robert voulut faire son malin :

- Alors il te voulait quoi le chef ?

- Rien, il m'a présentée à une table d'habitués, dit-elle en haussant les épaules. Je crois que la fille du couple connaît le chef, elle a suggéré qu'il avait cuisiné pour elle.

Elle n'émit aucun jugement, elle amena seulement les faits, laissant seuls juges les autres cuisiniers. Mia grimaça :

- Le pauvre, il devait être mal à l'aise.

Rosa acquiesça simplement, sans en faire davantage. Cela sembla calmer Robert qui salua tout le monde en partant. Alors qu'elle aidait Mia à ranger les restes de pâtisserie, Sofiane les prévint :

- La porte du frigo commence à déconner. J'ai eu du mal à la rouvrir de l'intérieur. Faudra prévenir le chef.

Elles firent alors attention à ce que l'une d'entre elles reste toujours en dehors afin d'ouvrir à l'autre si celle-ci n'arrivait pas à ouvrir de l'intérieur. Les deux jeunes femmes finirent peu après et quittèrent ensemble la cuisine. En repartant, elles saluèrent l'équipe en salle et dirent au-revoir au chef. Marc releva la tête et interpella Rosa :

- Rosa attends, je voudrais débriefer du service avec toi.

- Bien j'y vais alors ! Bonne nuit Rosa ! A demain Chef !

- Rentre bien Mia.

- Tu veux un café ou quelque chose d'autre ? lui proposa le chef alors qu'il passait derrière le zinc.

- Juste un verre d'eau, ça ira. Merci.

Il lui demanda comment elle se sentait après le premier service à la place qu'elle devait occuper. Rosa réfléchit et se demanda si elle pouvait être sincère avec lui, c'était le chef après tout.

- Sois aussi transparente avec moi que tu l'es avec le reste de la brigade. Je vous ai entendus tout à l'heure.

Rosa resta coite. Elle savait encore moins comment réagir. Elle ferma les yeux inspira un bon coup et releva la tête pour planter ses yeux dans ceux du chef :

- J'ai connu pire, je sais qu'il faut faire sa place. Robert est de la vieille école, il veut voir avant de faire confiance. Je ne suis pas inquiète, il me fera confiance quand il me connaîtra.

Marc hocha la tête satisfait. Ils restèrent silencieux un instant, les yeux dans les yeux. Rosa coupa le contact en secouant la tête, il allait falloir qu'ils arrêtent cette manie de buguer quand ils se regardaient.

- Tu devrais rentrer.

Elle releva la tête et sourit de toutes ses dents :

- Oui, chef. Bonne nuit chef !

Elle disparut dans la nuit emportant avec elle sa force et sa vivacité.

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