La légende du serpent et de la Saiō

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Il y a très longtemps, vivait en Yamato un grand serpent terrifiant. C’était le maître du sol et des eaux, le possesseur de la terre, appointé par le couple des dieux primordiaux dont il était le descendant et l’héritier. Car en ces temps archaïques, les dieux foulaient la terre du chapelet d’îles que nous appelons aujourd’hui le Japon. Ils en étaient même les créateurs, descendus directement de la rivière du ciel.

Mais lorsque les hommes arrivèrent du continent, le grand serpent O-mono-nushi, aussi appelé Yato-no-kami, le Dieu des Huit Portes, ou encore O-kuni-nushi, le Maître du Pays, commença à convoiter leur chair. Il imposa aux nouveaux arrivants une taxe cruelle : ils auraient le droit de s’installer sur son territoire, mais à la seule condition qu’ils lui livrent leurs filles, pour qu’il puisse en jouir puis les dévorer. Le demi-frère du grand serpent, le turbulent dieu Susanō, ayant justement des vues sur Kushinada, la femme qu’il venait d’enlever, décida alors de l’affronter. Il le convia chez lui à boire un saké empoisonné qui l’endormit et, après avoir volé son épée, le sabre magique Kusanagi, il le découpa en huit tronçons qu’il enferma dans les barriques du saké. Puis il s’empara de Kushinada et la fit sienne.

Mais on ne peut tuer un dieu, juste l’incapaciter pour un temps. Et la rivière Hi aux huit bras qui irriguait la plaine du Yamato, jusque-là contenue par le dieu, débordait de son lit, balayant les villages des hommes et causant toutes sortes de catastrophes. Or Kushinada était revenue enceinte de la nuit qu’elle avait passée avec le grand serpent, et Susanō comprit que la solution résidait dans le fils semi-divin qu’elle attendait. Lorsque celui-ci eut atteint l’âge d’homme, il le força à boire le saké dans lequel s’était dissous le grand serpent, lui faisant de fait avaler son propre père… et lui permettant ainsi d’acquérir ses pouvoirs tout en restant gérable. Du moins le croyait-il !

Car le grand serpent avait mis un tatari – une malédiction - sur le saké qui l’avait vaincu. Son fils, Ōtataneko, se changeait en serpent tous les mois à la pleine lune, et se remettait à dévorer des jeunes filles. Une par mois lunaire, donc treize victimes par an : ce chiffre parut acceptable à l’assemblée des dieux, qui validèrent ce moyen. Et les hommes durent s’engager à offrir treize vierges afin d’apaiser la colère et l’appétit du grand serpent.

Pour les hommes encore soumis aux dieux, mais cherchant progressivement des moyens de se défaire de leur joug, ce fut des temps de grande souffrance et d’humiliation. Jusqu’au jour où un ministre malin parvint à une solution : la lignée impériale originelle étant semi-divine elle aussi, pourquoi ne pas donner la sœur de l’empereur comme épouse au dieu serpent ? Son sang divin lui permettrait de subjuguer la malédiction et de garder sa colère sous contrôle, et sa matrice de femme humaine, de lui donner une descendance, ce qui l’apaiserait. C’est ce qu’il fut décidé.

La courageuse princesse fut nommée Saiō, et on lui construisit un palais isolé dans la plaine du Yamato pour qu’elle reçoive le dieu serpent la nuit, car en ces temps reculés, les couples mariés ne vivaient pas ensemble, les hommes se contentant de visiter leurs épouses. La Saiō avait reçu un entrainement spécial avec les meilleures chamanesses pour développer son pouvoir et apprendre les formules permettant de canaliser le serpent si besoin. Elle avait également appris d’elles l’art de subjuguer par la musique, le chant et la danse, comme son ancêtre Ame-no-uzume. Pour être sûres qu’elle survive à cette terrible nuit, les miko lui confièrent un objet de pouvoir : un arc en bois de catalpa et une flèche magique, afin d’hypnotiser le serpent au son de la corde et de pouvoir se défendre si le charme ne fonctionnait pas. C’est ainsi qu’elle calma le monstre terrifiant qu’était devenu, sous l’emprise du tatari, son époux Ōtataneko : il posa sa terrible tête sur ses genoux et s’endormit au son de sa voix. Ainsi, la princesse eut la vie sauve, et le serpent ne dévora aucune jeune fille cette nuit-là.

Le lendemain soir, au lieu du monstre, un superbe jeune homme vint rendre visite à la courageuse Saiō : c’était son mari, tendre et reconnaissant, délivré de sa malédiction pour un mois. Elle lui promit de continuer à procéder ainsi pendant toutes les nuits maudites, et ainsi, l’âme courroucée du serpent fut apaisée.

De ses visites nocturnes, la Saiō finit par engendrer un fils, qui, une fois qu’il eut treize ans, but lui aussi le saké dans lequel s’était dissous le corps du grand serpent, prenant ainsi le tatari sur lui et délivrant Ōtataneko, à qui il fut permis de mourir après plusieurs siècles de vie, son âme enfin purifiée.

C’est ainsi que naquit une lignée maudite, qui devait porter en eux la malédiction de leur ancêtre de génération en génération. Un fardeau rendu plus léger par le sacrifice de la Saiō. Le palais impérial continua à envoyer des princesses choisies par le destin pendant des siècles et des siècles… jusqu’à ce que cette coutume se perde dans la nuit des temps. Les changements de régime, les guerres, l’avènement d’une nouvelle société finit par affaiblir le pouvoir des dieux, et avec eux, celui des miko, les femmes chamanes. Aujourd’hui, l’empereur n’est plus un demi-dieu, et le palais de la Saiō est en ruines. Mais je sais que quelque part, dans un village reculé, une jeune fille continue à faire sonner l’arc de catalpa pour apaiser dieux et esprits. Tant qu’il y en aura une, tant que la tradition perdurera, les dieux seront contentés, et ce pays fondé par eux dans l’océan du bout du monde survivra.

Variante populaire et originale du mythe du Kojiki, racontée par Ryōko Nakagomi, 72 ans, chamane traditionnelle de Kyoto

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