Prologue
— Tu te rends compte de ta nullité intrinsèque ?
La voix froide de Jin Miwa rebondit sèchement sur les murs en bois du bureau. Au loin, derrière les persiennes tirées, j’aperçois un vélo qui s’éloigne dans la petite rue baignée du soleil d’automne. J’aimerais tellement être dessus, rouler loin d’ici. Partir loin de cet immeuble, loin de ce quartier. Et loin de lui, Jin Miwa avec son regard acéré et son air méprisant.
Le fait qu’il reste toujours très poli et utilise des mots compliqués tout en me tutoyant me paralyse. Je préfèrerais encore qu’il me hurle dessus en parler yakuza et me traite de petite conne, comme le faisait mon ancien patron à Tokyo.
Mais non. Miwa est toujours poli et mesuré, même quand il engueule quelqu’un.
— Ton inconséquence a profondément blessé le client, et il est possible qu’il ne nous fasse plus jamais confiance, martèle-t-il en plantant ses yeux effilés sur moi. Tu as jeté le discrédit sur mon cabinet.
— Je suis désolée, répété-je, les oreilles bourdonnantes. Je vais lui présenter des excuses officielles, et prendre toute la responsabilité de mon erreur. Tu n’auras plus jamais à te plaindre de moi, je te jure !
Miwa plisse les yeux.
— Des excuses ? Ce ne sera pas suffisant, dit-il en me décrochant un regard glacial.
Parfois, j’ai l’impression d’y voir danser une lueur jaune, aussi profonde et menaçante que les yeux d’un crocodiles dans une mare.
— Mais… que dois-je faire ?
Je ne me suis jamais sentie aussi nulle, aussi gauche. Quand je suis en face de lui, j’ai l’impression d’être un ver de terre devant un cobra cruel et majestueux. C’est sûrement dû au fait qu’il ressemble à un reptile, avec sa peau très pâle, ses yeux en amande et ses cheveux très noirs. Ou à sa somptueuse beauté. On se sent toujours misérable devant quelqu’un de très avantagé physiquement. C’est le cas de Jin Miwa : il est exceptionnellement beau, et depuis le début, ça me fait complexer.
Ses deux mains blanches posées à plat sur le bureau, il se penche vers moi.
— Qu’est-ce que tu ne comprends pas, dans ce que je viens de te dire ? Même si tu te te mettais à genoux, posais ton front au sol devant moi et me suppliais, je ne pourrais pas l’empêcher de te tuer ! rugit-il en me montrant ses canines.
Je cligne des yeux, complètement abasourdie.
Qu’est-ce qu’il vient de dire ?
— Me… me tuer ? bégayé-je en rajustant mes lunettes.
Pour être arrivée en retard à la gare et avoir fait rater son train à un vieux bonhomme qui nous a emmerdé pendant une semaine ?
Les pupilles de Miwa ne sont plus qu’un filament. Il est hors de lui : je le vois à la façon dont il respire. Il panique… à cause de la menace incroyable qu’il vient de me sortir ? Même en admettant que sa langue ait fourché, il vient de me menacer de me mort !
Je ne le croyais pas aussi sanguin. Il cachait bien son jeu…
Mais il parvient à retrouver sa contenance.
— T’es virée, m’annonce-t-il en me tournant le dos. Prends tes affaires et pars.
La réalisation me frappe d’un seul coup.
Je sais pourquoi il me vire comme une malpropre. Parce que j’ai découvert son secret. Et ça, il ne le supporte pas.
Je me rappelle de mon ancien patron, cet affreux crapaud vicieux de Sakamoto qui m’avait surnommé « Gomi-sama » au bureau, autorisant tous les autres employés de la boîte à m’appeler ainsi : « Mme Poubelle ». Tout ce que j’ai rêvé de lui dire jeter à sa sale face sans jamais oser le faire. Ça m’a rendu malade pendant des mois… je ne dormais plus, ne mangeais plus. J’ai pris huit kilos, devenant cette fille un peu bouboule que, je le sais, Jin méprise, avec son physique de star de la K-pop.
Alors, je décide de lui dire la vérité, à lui. Qu’est-ce que je risque ?
— Je sais pourquoi tu fais ça, commencé-je, la voix tremblante. Parce que j’ai découvert ton problème…
Jin, qui ne me calculait déjà plus, se retourne.
— Encore là ? Et de quel « problème » tu parles ?
Je m’éclaircis la voix.
— T’es possédé par un esprit tourmenté. Un esprit animal, un tsukimono. Je l’ai vu à travers la serrure de ta chambre, cette nuit-là. Ma grand-mère a le don. Elle me l’a transmis…
Les yeux en amande de Jin, habituellement plissés, sont grand ouverts, comme s’il était étonné. Il hoche la tête lentement.
— Je vois. Et on peut savoir ce que tu faisais dans le couloir, à espionner par la serrure de ma chambre d’hôtel ?
— Je…
J’avais bu, et je voulais tenter le coup, voilà.
Mais je ne peux pas lui avouer ça.
— Je m’inquiétais pour toi. Tu es parti si vite… mais je comprends pourquoi, maintenant. Je peux t’aider, tu sais !
Jin croise les bras.
— Et qu’est-ce que tu proposes, Nakagomi ? demande-t-il avec un sourire narquois.
Sa voix suave et chaude me prend de court. Je rabats une mèche de cheveux échappée de mon chignon derrière mon oreille, tentant de reprendre contenance.
— Un exorcisme. Pour t’enlever cet esprit qui te tourmentes. Cela arrive plus souvent qu’on le croit, tu sais. Je sais que ça paraît dingue, mais… les esprits sont parmi nous. Il suffit que toi, ou l’un de tes ancêtres aie écrasé un dieu serpent sans le faire exprès, et son âme s’accroche à toi pour se venger… cela arrive assez fréquemment, d’après ma grand-mère.
Miwa me regarde comme si j’étais une dingue bonne à enfermer, une adepte de ces sectes dont on parle à la télé. C’est sans doute ce à quoi je dois ressembler, pour la plupart des gens, quand je parle d’exorcisme et d’esprit-animaux.
J’aurais pas dû lui dire ça. Il n’est pas conscient de son état… s’il me vire, c’est vraiment parce que j’ai merdé avec Mori. De toute façon, je n’étais pas à ma place dans ce studio à la pointe de la trend, où ne travaillent que des gens beaux et sophistiqués.
Jin Miwa baisse les yeux sur les plans étalés sur son bureau, et remet ses lunettes.
— Dehors, finit-il par dire doucement. Je t’enverrai tes indemnités de licenciement à la fin de la semaine. Et ferme la porte en partant : je veux pas que le chat se tire.

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