Chp 1 - Saio : premier jour

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Quelques semaines plus tôt


C’est mon premier jour au boulot. Je veux faire bonne impression.

J’ai eu du mal à obtenir ce travail. Sans cette ancienne collègue de la fac qui m’a recommandée, je ne serais jamais entrée dans cette boîte. Il faut dire que le studio Three Rings est un cabinet d’architecte très huppé, très respecté à Kyoto.

Sur le trajet, j’ai répété mon speech.

Mille déclinaisons de « Je m’appelle Saiō Nakagomi. Je suis honorée de travailler avec vous ». Version cool, version très polie. Je ne sais pas du tout quelle sera l’ambiance dans le studio. Mais je suis super contente de travailler dans ce bâtiment design tout en bois, même si c’est un peu loin du centre. Je peux y aller en vélo et le trajet est agréable. Quand on vient de la grande ville, Kyoto paraît un peu campagnard. Mais c’est ce que je voulais. J’espère juste ne pas faire de gaffe. Je parle japonais depuis que je suis gamine, mais ce n’est pas ma langue maternelle… car, en dépit de mon nom, je suis franco-japonaise. Et mon père parlait français avec ma mère.

Shirakawa betto-chō. J’y suis. Avant de m’engouffrer dans la ruelle qui mène à mon nouveau taf, je descends de vélo. Je suis très avance. Parfait : je vais pouvoir me détendre un peu en prenant un café. Il y a un Starbucks juste là.

Il n’y a presque personne au comptoir. Mais comme d’habitude, ça met des heures. Le Starbucks, c’est le seul commerce au Japon où on fait attendre le client. Il y a un grand type devant moi, genre beau gosse snob à long manteau noir. Lorsque je tends le cou pour voir où en est la commande de la fille devant lui, il me jette un regard méprisant. Il a des yeux très clairs et glaçants, comme s’il portait des lentilles. Je déteste ce genre de mec qui se croit irrésistible… Ah, la fille a enfin payé. C’est à lui.

— Un café et un verre de lait, commande-t-il d’une voix grave et morne.

Un verre de lait ? Sérieusement ?

Mais le barista prend sa commande.

— Quel prénom ?

— Je donne pas mon nom aux inconnus.

Le barista se recroqueville. Outrée, je glisse une œillade discrète à ce type pédant. Mais il m’a vu, et réplique avec une de ses regards glaçants, repoussant une mèche de cheveux noirs de son front. Il paye avec son téléphone, un iPhone dernier cri, puis se déporte mollement sur le côté du bar.

C’est à moi.

— Un matcha cream frappuccino, s’il vous plaît.

— Quel prénom ?

— Saiō.

Nouveau regard méprisant du client odieux.

Oui, j’ai un prénom archaïque. Et alors ?

— Je vous mets de la crème ?

— Oui, s’il vous plaît.

Kashikomarimashita ![1]

À ma gauche, le mec soupire. Ses longs doigts tapotent le bois lisse du bar. Ses ongles sont peints en noir… je le toise à nouveau, discrètement. Avise sa chemise blanche sans boutons largement ouverte sur ses clavicules, sa boucle d’oreille et ses rangers glacées impeccables. Le look complet du séducteur qui se regarde beaucoup… je déteste ce genre de type.

Nouveau coup d’œil de sa part. Derrière ses paupières effilées, fuse un iris noisette, si clair qu’il en paraît doré. Est-ce qu’il est « half », lui aussi ?

— Voilà, c’est prêt ! Désolé de vous avoir fait attendre.

Sa boisson arrive en même temps que la mienne. On tend le bras au même moment. Et la catastrophe arrive : en élevant mon gobelet du bar, j’appuie trop fort, et le liquide vert explose sur la chemise blanche du client pas aimable.

Merde ! m’écrié-je en français.

Il braque ses yeux ambrés sur moi. Un mélange de surprise, et de haine intense.

— Je suis désolée, m’empressé-je de dire en attrapant une pleine poignée de serviettes en papier.

Lorsque je fais mine de le toucher, il recule brusquement.

— Il faut passer votre chemise à l’eau…

— C’est une Yohji Yamamoto, dit-il froidement.

Je relève un regard coupable vers lui.

— Vraiment désolée…

— C’est pas grave.

Sa voix n’est qu’un murmure. Il attrape l’essuie-tout mouillé que lui tend l’employé, qui se fend en excuses à ma place, et essuie le jus de thé vert sur sa chemise. En constatant qu’il ne fait qu’étaler la tache, je me mords la lèvre.

— Si vous la mettez au pressing maintenant… je peux prendre en charge les frais !

Il me jette un nouveau regard hautain.

— Ça ira. Vous en avez assez fait.

Puis il prend sa boisson et sort à grandes enjambées, sous le regard mortifié des employés… et le mien.

La journée commence bien.


*


À cause de cet incident, je n’arrive qu’avec cinq minutes d’avance. C’est juste. Udagawa, ma supérieure directe et la personne qui m’a recrutée, m’attend déjà en bas, visiblement en état de stress intense. Je m’incline et lui présente mes excuses.

— Ça va pour cette fois, chuchote-t-elle. Jin vient juste d’arriver lui aussi. Il a eu un problème avec son pressing… Mais la prochaine fois, il faudra arriver plus tôt que lui ! Il déteste les gens qui ne respectent pas la ponctualité. On est une boîte cool, mais il faut quand même garder un minimum de cadre.

Je hoche la tête avec véhémence. Bien sûr. Je ne comptais pas arriver après le patron. Je connais les règles.

Udagawa me guide jusqu’à l’étage. Tout est en bois sombre, avec des vitres teintées qui donnent sur la rue. C’est hyper design, comme on l’attendrait d’un cabinet d’architectes fondé par un artiste jeune et branché. D’ailleurs, on parle en style informel ici. Udagawa me met au parfum tout de suite.

— Je vais te faire visiter, me dit-elle en me précédant sur le premier palier. Chaque étage correspond à un bureau. Ici, c’est le mien. Tu seras en bas, avec la réceptionniste. Ton travail consistera d’abord à classer les parutions et à tenir la show-room. Nous recevons beaucoup de visiteurs : maîtres d’œuvre, mais aussi artistes plasticiens et photographes. Il y a même des étudiants qui viennent visiter le bâtiment et réviser dans la bibliothèque : Jin a voulu son cabinet ainsi, ouvert sur la cité.

Jin Miwa. L’architecte de renom, également calligraphe et musicien, qui a ouvert ce studio. C’est une étoile montante, de plus en plus connu dans le milieu déjà très select des designers japonais. Mais je n’avais jamais entendu parler de lui avant que cette ancienne copine de Tokyo – qui a fait une école d’archi – ne me dise qu’il recherchait une interprète-traductrice à temps plein pour son studio. Une opportunité rare, de nos jours où les gens passent par des logiciels gratuits et des prestataires freelance.

— Les toilettes, la salle de repos se trouvent aussi en bas, continue Udagawa. Il y a aussi un parking pour les vélos sur la droite de l’entrée. Tu as mémorisé le code ?

Je hoche la tête.

— Vous n’avez pas des travaux de traduction à me proposer ? Je peux commencer dès maintenant, proposé-je.

Ne surtout pas me faire enfermer dans un rôle de sous-fifre inutile, comme cela a été le cas dans mon précédent boulot. Mais Udagawa secoue la tête.

— On verra ça après. Pour l’instant, tu feras ça, pour te familiariser avec l’environnement et l’esprit de Three rings.

Même dans une boîte au managment à l’occidentale, on conserve certains codes.

Mais j’acquiesce à tout ce qu’elle dit. Voyant qu’elle ne monte pas plus haut dans l’escalier, je lui montre le dernier étage.

— Et là-haut ?

— C’est le bureau de Jin. N’y monte sous aucun prétexte. Il a besoin de calme pour travailler et n’aime pas être dérangé pour rien.

— Je ne dois pas me présenter à lui ? demandé-je avec une pointe de tension.

Udagawa secoue la tête. Je distingue une lueur horrifiée dans son regard.

— Surtout pas. Il est de très mauvaise humaine ce matin : tu ne voudrais pas réveiller le dragon dès le premier jour, non ?

Le dragon. Je suis donc tombée sur un nouveau boss irascible, comme celui qui m’a fait m’a fait quitter mon taf précédent… et pourtant, Udagawa l’appelle par son prénom. Ce qui laisse présager pas mal de règles nébuleuses, de fausse camaraderie et de non-dits, peut-être encore plus difficiles à comprendre et assimiler que le cadre clair d’une entreprise classique… Mais je ne vais pas laisser cette menace assombrir ma première journée de boulot. Je suis contente d’avoir décroché ce job. C’était inespéré, et marque l’aube d’une nouvelle vie pour moi.

Udagawa redescend et me présente à la réceptionniste, Naomi, une jeune aux cheveux roses et aux grosses chaussures à plateforme qui a l’air super gentille. Puis elle m’emmène dans le coin repos, où on trouve des poufs, une cafetière Nespresso et même une pièce pour s’isoler.

Elle finit par me laisser, et je pose mes affaires sur mon bureau, décidée à commencer dès maintenant ma première mission. Hors de question de merder, cette fois. Je dois faire bonne impression.

Une heure passe tranquillement, puis deux. Naomi me propose gentiment un café. Je le bois, puis m’absorbe dans l’impressionnante collection de livres d’archi et les maquettes présentées dans la show-room. Visiblement, « Jin » - puisqu’il faut l’appeler comme ça - a un faible pour Frank Lloyd-Wright. Tant mieux : je préfère ça que Le Corbusier, qui semble être l’idole de tous les jeunes architectes au Japon. Je trouve un fascicule qui présente le projet le plus prestigieux de Three Rings : la réfection du palais de la grande prêtresse d’Ise, dans un style moderne et épuré. Je l’embarque pour regarder tranquillement les plans sur mon bureau.

Jin Miwa est un génie, il n’y a pas à dire. Et quelle vision ! Vouloir restaurer des ruines antiques dont on ignore tout, mais dans un style aussi audacieux… La ligne claire et pure de ses dessins me fait voyager dans les mystérieuses plaines du Yamato, là où les dieux sont, dit-on, descendus de la « grande rivière du ciel ». Cela me donne une idée d’excursion : après tout, je connais peu le Kansai. Il me suffirait de prendre le train et…

Une boule rayée bondit soudain sur le bureau. Je hurle, et ma tasse de café s’étale sur les plans.

Merde !

Un énorme chat à poils longs darde ses yeux globuleux devant moi, agitant sa queue en fourche parmi les papiers. Qu’est-ce que fait cet animal ici ? Et pourquoi ce chat est-il aussi gros ? Il a la taille d’un bouledogue.

— T’as renversé mon café partout, pesté-je en le chassant. Va jouer ailleurs !

L’animal pousse un soupir dédaigneux et descend avec nonchalance du bureau, avant de s’éloigner mollement à travers les rayonnages. Je prends le fascicule du bout des doigts et tente de l’éponger avec mon mouchoir. Mais de grosses taches marrons gâtent les photos.

— Décidément, c’est une habitude, chez vous, résonne une voix grave et froide dans mon dos.

Je me retourne pour me retrouver nez à nez avec le beau type désagréable du Starbucks. Celui sur lequel j’ai renversé mon frappucino… il ne porte plus sa chemise blanche, mais un sweat-gris à capuche.

Jin Miwa. Le jeune architecte de génie qui a monté cette boîte. Et, accessoirement, mon patron.

Pour faire bonne impression, c’est raté.

Je plonge la tête en avant.

— Veuillez m’excuser. Enchantée. Je me présente : Nakagomi Saiō, nouvelle embauchée !

Jin me scrute, la tête penchée sur le côté.

— Wow, tout ça en même temps… se présenter en s’excusant, c’est la première fois qu’on me la fait, celle-là.

— Je voulais juste vous dire que je suis vraiment désolée d’avoir abimé votre chemise, puis votre livret de présentation sur le sanctuaire de Saigū. C’est le chat qui…

— Ce n’est pas grave : des chemises et des livrets, j’en ai d’autres. Vous avez vu Maro ?

Je hausse un sourcil.

— Maro ?

— Le chat dont vous parliez.

— Oui, je… il est parti dans la bibliothèque.

Jin me toise à nouveau. En fait, il n’a pas décollé ses étranges yeux de moi.

— Ne parlez pas du chat aux autres, dit-il enfin. Je lui ai ouvert la porte aujourd’hui pour faire une expérience, mais comme il se comporte mal… il ne vous embêtera plus.

— Oh, vous n’allez pas le punir quand même ?

— Le punir ? Certainement pas. Mais je vais le garder dans mon bureau.

D’accord. Il emmène son chat au bureau, se fait appeler par son prénom… pourtant, l’ambiance n’a pas l’air particulièrement relâchée, dans cette entreprise, et sous ses dehors cool, Miwa a quelque chose de terriblement froid, pour ne pas dire glaçant. Alors qu’il est à côté de moi, je sens les poils de mon avant-bras se hérisser. J’ai appris à faire confiance à ce genre de signes, et lorsque je ressens une aura polaire de ce genre, en général, je quitte les lieux. Sauf que là, c’est lié à une personne : mon nouveau boss…

Miwa repart sans un bruit dans les rayonnages de la bibliothèque. Je résiste à l’impulsion de le suivre des yeux, et profite de ce répit pour ranger mon plan de travail. Le chuintement doux de la porte coulissante qui sépare cet espace de la show-room me fait relever la tête, juste à temps pour voir la main blanche de Miwa sur la porte, la laissant ouverte pour le chat. Il est repassé derrière moi sans que je l’entende… comme un fantôme.


[1] Formule polie pour accepter les commandes des clients.

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