Chp 2 - Jin : juge des Enfers
La fille qu’Udagawa a recruté a du reikan. Je m’en suis douté dès que j’ai entendu son nom, dans le Starbucks. Saiō. Comme la grande prêtresse d’Ise… qui aurait donné un tel nom à sa fille, à part quelqu’un appartenant au vieux sang ? Cette Saiō Nakagomi est sûrement une fille et une petite-fille de miko, c’est sûr.
Je vais donc devoir la virer. C’est dommage – ses compétences étaient intéressantes -, mais c’est comme ça. Je ne peux pas garder quelqu’un qui risque de percevoir ce que je suis, de deviner ce que je fais, ou de travailler contre moi. Dans tous les cas, cela foutra la merde. Je suis venu ici pour avoir la paix, autant que faire se peut. Bien sûr, on n’échappe jamais à sa nature, sa condition. Mais ce cabinet est le seul endroit où je ne suis plus le réceptacle du dieu d’Izumo, une identité que je n’ai pas souhaitée. Mais Jin Miwa l’architecte, celle que je me suis choisie.
Maro vient poser sa tête sur mon genou, pile au moment où mon téléphone me notifie un message.
J’ai besoin de toi ce soir.
Je laisse échapper un soupir las. Double journée aujourd’hui…
J’éteins la télé et repousse la barquette de sushi. Je ne les ai même pas terminés.
— Tu peux les manger, lancé-je à Maro en me levant du canapé.
Il ne se fait pas prier. D’un coup de langue baveuse, il gobe les six maki qui restaient, avant de roter du wasabi.
Encore une nuit blanche. Cela fait trois nuits de suite que cet enfoiré me fait venir. Mais ça tombe bien : je vais lui demander quand, exactement, il compte me payer.
— Garde la maison, Maro. Je serai là pour ton petit déj.
La nuit est fraîche : les grosses chaleurs de l’été sont passées, et on sent déjà le début d’automne. Je m’arrête à la supérette acheter une limonade, pour me donner du cœur à l’ouvrage. Je la bois devant la devanture tout en fumant une cigarette et en checkant mon téléphone.
Saiô Nakagomi… une rapide recherche Google m’amène sur sa page Facebook, qui est est visible par tous, sous son véritable nom. Pas très prudent, ça… Je tombe sur quelques photos gênantes, qui pourraient presque lui faire perdre un boulot.
Et c’est ce qui va se passer. Car il faut que je trouve un prétexte pour la virer, et vite.
L’écran affiche un nouveau message.
Qu’est-ce que tu fous ???
Il s’impatiente. Parce qu’il faut que j’arrive dès qu’il me sonne, en plus. J’écrase ma cigarette dans le cendrier portatif, vide ma canette d’une seule gorgée et la jette dans la poubelle. Puis, les mains dans les poches, je me dirige vers l’avenue Senbon.
Le temple est désert à cette heure. Et la porte est fermée à clé. Mais elle s’ouvre pour moi, sans un bruit. Je passe dans l’allée pavée, le long des Jizō avec leurs bavoirs et leurs petits moulins à vent silencieux. Rentre dans l’oratoire principal, zyeutant rapidement la statue du Roi des Enfers, énorme, rouge et grimaçant avec sa barbe noire. En vrai, mon oncle n’est pas si laid. Il même plutôt bel homme, selon les standards actuels, et pour un type de son âge. Mais c’est un sombre connard qui m’exploite et me fait chanter depuis des années. En passant devant l’autel, je rafle la boîte de gâteaux sur l’autel et me dirige vers le puits. Ça, c’est la partie que j’aime le moins. Sauter dans ce foutu puits qui pue la mort.
L’eau est croupie, pleine de miasmes, d’algues louches et de vieux ossements. Les gens de Kyoto disent qu’il communique avec les Enfers, et dans les temps anciens, on balançait des condamnés dedans. Mais je n’ai pas le choix : je dois sauter dedans sans la moindre hésitation. Sinon, la porte ne s’ouvre pas.
J’enjambe le muret. Prend une grande inspiration, ferme les yeux… et saute.
L’eau glacée me prend à la gorge. Je dois la laisser s’immiscer, envahir mon corps tout entier. J’ouvre les yeux, cherchant la porte. Elle est là, au fond, luisant faiblement entre deux crânes. Je mets un coup de crawl énergique pour nager vers elle. Mais Kawako est là, à m’attendre entre deux eaux. Ses longs cheveux noirs flottent comme des algues, et elle tend ses doigts pourris vers moi.
— Jin… gémit-elle de sa voix presqu’inaudible. Jin…
J’arrive à me dégager d’un revers de main. Et la porte m’avale avant qu’elle ne puisse refermer ses doigts froids sur moi.
Je déteste ça. Je déteste ça.
J’atterris en frissonnant sur le sol chaud des Enfers. Batō est déjà là, me tendant une serviette et ma robe de fonctionnaire, repassée et pliée.
— Salut, Miwa, m’accueille-t-il doucement.
De tout mon entourage proche, Batō est le seul à être au courant que je fais des petits boulots pour Enma en dehors de mes attributions. Si cela se savait, le scandale serait énorme, et je perdrais sans doute ma charge héréditaire. Ce qui est, précisément, la raison pour laquelle je fais ce travail…
— Il t’attend dans son bureau, précise Batō. Dépêche-toi de te changer : il est de mauvais poil.
— Comme tous les jours, grogné-je en enlevant mon sweat trempé.
Le couloir est vide, mais j’entends les hurlements des condamnés au loin. Le monde des démons n’est pas un lieu très accueillant… peuplé de créatures voraces et cruelles, il sert de lieu de punition à ceux que la cupidité, la méchanceté et tout un tas d’autres péchés a conduit ici, les condamnant à être la proie des démons pour l’éternité. Il y fait une chaleur à la limite de l’insoutenable, et je sais que je serais bientôt trempé dans mon vêtement de cour en lin.
Batō, qui travaille ici depuis plus longtemps que moi, bavarde pendant que je me change.
— Ça c’est bien passé ta journée, sinon ?
— Ouais. J’ai une nouvelle employée, dis-je en passant ma robe de fonctionnaire du cinquième rang par-dessus ma tête.
Batō me tend le chapeau en gaze noire qui va avec.
— Et t’en es content ?
— Je vais devoir la virer.
— Pourquoi ?
— C’est une miko. Elle a vu Maro.
Il hoche la tête en silence, l’air un peu circonspect.
La voix rauque de mon oncle rugit dans les couloirs :
— Jiiiin !
Il a l’air furax.
— On se voit plus tard, lancé-je à Batō.
— Samedi, me rappelle-t-il.
— Ouais. Samedi.
Je finis de fixer tout mon attirail. Certaines pièces ne servent qu’à impressionner les jugés, comme l’éventail ou le sabre. Je coince ce dernier dans ma ceinture et lisse mes manches.
— Bon courage, me souhaite Batō avant de repartir dans le couloir.
— Toi aussi.
Le bureau de mon oncle est juste derrière, au bout de ce couloir. J’y vais sans trop me presser. Qu’il ne croît pas que je suis complètement à son service !
Je le trouve affalé sur son fauteuil, une longue pipe en laque de l’ère Edo coincée entre les dents.
— C’est à cette heure-là que t’arrives ? gronde-t-il.
— J’ai un autre travail, je te rappelle.
— Qui ne compte pas. Si t’étais au sanctuaire, passe encore. Mais si tu veux que je garde encore tes petits secrets, je te conseille de remplir ta part du marché, en temps et en heure !
Sauf que j’étais pas sensé bosser cette nuit.
— C’est pour moi, cette boîte de gâteaux ? lance-t-il en pointant un index griffu dans me direction.
Merde. Il l’a vue.
Je sors la boîte de derrière de mon dos.
— C’était sur l’autel du temple Injō-ji, avoué-je. Je me suis dit que ça irait plus vite si je te les amenais. Ces gâteaux ne se conservent pas longtemps.
La puissante magie de mon oncle m’arrache la boîte des doigts, et la pose directement devant lui.
— Ah. Des Shiroi koibito… Mes chers fidèles savent ce que j’aime ! ricane-t-il avec un faux sourire tendre. Ce serait mieux si une jolie prêtresse me les amenait en personne, mais je vais me contenter de ta tête sinistre.
Ses « fidèles »… alors que les gens qui croient encore en lui le craignent. Aucune miko ne l’a jamais invoqué, et à juste titre. Enma est le souverain du royaume démoniaque, le gardien des Enfers. Personne ne l’aime. Les gens le supplient de relâcher leurs proches une fois par an pour la fête des morts, et c’est le seul moment où on le célèbre.
Il déchire l’emballage d’un coup de griffe et gobe un gâteau, prenant un malin plaisir à le savourer sans m’en proposer.
— Mmh, délicieux. Apporte-moi la théière sur le réchaud.
Je m’exécute en réfrénant mon grognement. Il exagère… Enma remplit sa tasse où stagne un reste de liquide de thé chaud, puis l’arrose de saké, pris d’une bouteille planquée sous son bureau. Je le regarde boire et s’empiffrer de gâteaux, les bras croisés derrière le dos. Aux ordres, comme il aime.
Sans me regarder, il me lance une liasse de feuillets, qui rebondit sur ma poitrine et atterri sur le bureau.
— Un avion rempli de touristes japonais vient d’exploser au-dessus de la mer de Chine. 473 morts en une minute. Ils sont tous arrivés en même temps : Batō et Gozū n’ont pas eu le temps de trier leurs dossiers et de voir s’ils me devaient quelque chose ou pas. Fais-le, puis répartis nos nouveaux pensionnaires à leurs lieux de villégiature. Et fissa : je te veux en salle d’audience dans une heure.
Je saisis la pile de feuilles qu’il vient de lancer. Encore un sale boulot, avec des tas de gens qui vont pleurer et me supplier. Mais j’ai pas le choix. Je me suis engagé.
— Et Nana ? Elle va bien ?
Enma est déjà passé à autre chose. Il relève un œil par-dessus ses lunettes.
— La petite Nana ? Elle se porte comme un charme. Enfin, aussi bien que peut se porter une humaine ici, glousse-t-il.
Je lui jette un regard coupant, qu’il ne remarque pas.
— Quand pourra-t-elle rentrer chez elle ?
— Bientôt. Va me trier cette liste, Jin.
Il a l’air affable, mais ses griffes tapotent lentement le bureau. Je laisse mes yeux glisser sur sa tunique au luxe criard, les longues mèches d’un rouge violent qui coulent sur la soie, le dragon doré qui s’enroule sur la poignée de son sabre et son collier de mandarin à grosses perles de jade. Lorsqu’il officie sous terre, Enma ressemble à un chef de guerre cruel et irascible, mais lorsqu’il est à la surface, il a l’air d’un vieux yakuza. Je ne sais toujours pas lequel des deux personnages je déteste le plus.
Ses quatre yeux rouges se fixent sur moi.
— Tu voulais dire quelque chose d’autre, Jin ? susurre-t-il en dévoilant sa double rangée de crocs.
Je secoue la tête.
— Non. Juste… j’aurais 30 ans l’année prochaine. Je sais pas si tu t’en souviens.
— Je m’en souviens parfaitement. C’est pour ça que je te fais faire toutes ces heures sup’ : pour que tu puisses terminer ton taf avant, et te retrouves délivré de cette terrible malédiction qui t’accable. Je tiens à toi, neveu. Tu vois bien.
Je hoche la tête en silence.
Vieux con.
Je ne crois pas un mot de ce qu’il me dit. Depuis combien de temps me fait-il mariner comme ça ?
— Tu me jures que tu me paieras avant mon anniversaire ? lui demandé-je quand même.
— Si tu as fait toutes les heures promises sur le contrat, oui, ton vœu sera exaucé, répond-il d’une voix un peu plus sèche que tout à l’heure, tout en faisant courir son pinceau sur une pile de dossiers.
D’un geste rageur qui fait trembler son bureau, il appose son sceau en bas d’une feuille.
Mon oncle s’énerve vite. Le tout, c’est de demander un maximum avant qu’il ne perde patience.
— Il faudra libérer Nana avant. Sa famille la croit morte.
Le pinceau d’Enma se fige. Et, lentement, il relève ses yeux de braise sur moi.
— La croit morte, Jin ?
— Cela fait neuf ans qu’elle est portée disparue, continué-je. C’est une torture pour sa famille. Et plus elle restera ici, plus…
Un large rictus, d’une cruauté inouïe, s’affiche sur le visage de mon oncle.
— Mais elle est morte, mon cher Jin, me coupe-t-il en se calant dans son fauteuil, les bras croisés de satisfaction sadique. Et qui l’a tuée ? Toi.
Ses paroles me frappent comme la foudre.
— Tu m’avais dit que…
— Je t’avais dit que peut-être, si tu me rendais quelques menus services, je la laisserais partir. Tu mets en doute ma parole ?
Cette fois, ses yeux ont perdu l’éclat amusé qu’ils avaient tout à l’heure, et il n’y a plus aucune chaleur dans sa voix. Quand il est comme ça, c’est le moment de partir.
— Non. Bien sûr que non, abdiqué-je.
Sauf que tu la retiens prisonnière. Et que même les bouddhas ignorent ce qu’elle subit. Pour moi qui traîne en Enfer plusieurs nuits par semaine depuis neuf longues années, c’est un cauchemar que de l’imaginer.
Mon oncle m’a assuré qu’elle était sous bonne garde, qu’il ne laissait aucun démon s’amuser avec elle et qu’il veillait sur elle personnellement. Mais il ne m’a pas laissé la voir une seule fois, et cela fait longtemps que je ne crois plus ce qu’il me dit. Il m’a trop menti.
D’un geste de sa grosse main griffue, il m’indique la direction de mon bureau.
— Alors va faire ton taf. Plus vite tu l’auras terminé, plus vite ta petite copine retrouvera le soleil du monde des mortels. Allez.
Je m’incline d’un signe de tête et quitte son bureau, les mâchoires serrées pour ne pas hurler.
Tous les soirs, j’ai avec lui la même discussion. Et tous les soirs, il me renvoie en me promettant que si je finis ma tâche de la nuit, il va faire quelque chose pour Nana.
Cela fait neuf ans.
Neuf ans que j’ai cru à ses mensonges, et signé ce foutu contrat avec lui. Et maintenant, je suis prisonnier. Pieds et poings liés : à la fois par la parole que j’ai donnée – j’ai signé avec mon sang – et le mensonge que j’ai fait. Car les gardiens du sol ne peuvent pas frayer avec la mort : si les autres dieux découvrent ce que je fais la nuit, ils me banniront, et ma situation sera encore pire, sans aucune échappatoire.
Je n’ai pas d’autre solution que continuer, en espérant qu’il tiendra sa parole et nous délivrera, Nana et moi, avant la date fatidique.
Sinon… je resterais un meurtrier pour toujours. Le seul responsable de ce que la seule fille que je n’ai jamais aimé a vécu par ma faute.

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