Disparition inquiétante
Tout avait commencé comme une banale affaire de disparition. Une épouse inquiète qui appelle le commissariat lorsque son mari ne rentre pas à l’heure, voire pas du tout. En général, on la rassure, le mari revient piteusement au bout de quelques jours… ou pas. Mais, cette fois-ci, il s'agissaiat de bien autre chose.
Et, lorsque c’est la police judiciaire qui s’en mêle, ce n’est généralement pas très bon signe.
Je m’appelle Gilbert Lenormand, je suis en poste à la PJ de Rouen depuis quelques années. Cette affaire m’avait permis de sortir des tâches subalternes auxquelles j’étais voué. Les planques interminables dans les automobiles, de jour comme de nuit, à dévorer des sandwichs, la recherche parfois acrobatique d’indices improbables dans des endroits impossibles, la paperasserie, faisaient partie de mon quotidien. Mais j'étais loin de me douter où celle-ci me mènerait.
Ce samedi 12 septembre 1964, vers 19 heures, nous étions dans le bureau du commissaire, l’inspecteur principal Bertier et moi, prêts à rentrer chez nous. Le téléphone a sonné. J’ai décroché. C’était le préfet, qui souhaitait parler au commissaire. Celui-ci revenait du couloir, une tasse de café à la main, et je lui ai tendu le combiné.
Au fil de la conversation, je vis les yeux de Renouf se plisser. Après avoir conclu cet entretien, il raccrocha brusquement. Son visage à la Jean Gabin, dont il partageait la stature et l'allure, prit subitement un air soucieux.
— Nous avons une affaire de disparition inquiétante qui vient de nous tomber dessus, aux alentours du Mesnil-sous-Jumièges, nous annonça-t-il.
— Mais nous ne traitons jamais les affaires de disparition hors de notre périmètre, s’étonna Bertier. Ce coin-là, c'est du ressort de la gendarmerie !
— Oui, c'est vrai, mais cette fois-ci, c'est exceptionnel. Il s'agit d'un ami personnel du préfet. Etant donné la notoriété du bonhomme, il est persuadé que c’est quelque chose de sérieux. Rendez-vous tous les deux immédiatement chez lui au domaine de Beaumanoir. C'est à environ trente kilomètres d'ici. Je vais vous donner son adresse exacte.
Trente kilomètres ! Je vis le visage de Bertier s'assombrir tandis que son espoir d'une soirée paisible en pantoufles à la maison avec sa femme s'évanouissait.
— Gilbert, vous allez l’accompagner, décida Renouf. Vous n’avez jamais traité ce genre d’affaire, cela vous formera.
Résigné, je pensai immédiatement à appeler Sophie, ma femme, pour la prévenir que je rentrerais probablement tard ce soir. sûrement tard ce soir.
— Ah bon ? répondit Bertier, haussant légèrement les sourcils. Mais cela ne peut-il pas attendre ?
— Non, c’est urgent. Il s’agit de Bernard Malandain.
— Cet homme, ne serait-il pas propriétaire d'un grand magasin à Rouen ?
— Lui-même. Sa femme a signalé sa disparition. Elle a appelé tous les hôpitaux de la région, mais en vain. Et sa voiture est toujours à son domicile.
—Bon, on y va. Gilbert, tu conduiras la voiture, mais vas-y mollo, pas comme la dernière fois, elle vient juste d'être réparée !
À ma grande honte, je dois avouer que j'avais récemment pris le volant de la 403 banalisée pour prendre des suspects en filature. J'avais mal négocié un virage et l'auto s’était encastrée dans une charrette de marchande de quatre saisons. Heureusement, la maraîchère prenait son petit coup de blanc quotidien au troquet du coin et, par miracle, je n’avais blessé personne. Des bottes de poireaux et des feuilles de salade sur le pare-brise, la calandre enfoncée, j’avais laissé les suspects s’échapper. Ils doivent en rire encore.
Furieux, il m'avait traité de danger public et de tous les noms d'oiseaux possibles et imaginables. Depuis, je sais qu'il ressent parfois une certaine appréhension quand je prends le volant.
Alors, ce soir-là, l’inspecteur principal et moi, après avoir prévenu nos épouses respectives, sommes partis sur les petites routes aux virages piégeux.
La voiture filochait sur les petites routes.Il pleuvait à verse. Une pluie rageuse crépitait sur la carrosserie, le silence ponctué par le chuintement régulier des essuie-glaces à grande vitesse sur le pare-brise. Les routes, traversant des pans de forêt, étaient étroites. Les lumières des phares surgissant soudain dans l'autre sens déchiraient la nuit, se reflétant sur le bitume mouillé, parfois accompagnées de coups de klaxon.
Bertier, concentré sur la carte posée sur ses genoux, l’éclairant avec une lampe de poche, m’indiquait le chemin.
— Dis donc, soupira-t-il, au bout d’un moment. C'est au Diable Vauvert qu'il nous envoie le patron ! Ralentis, Gilbert, je crois que c’est là.
Une petite route à droite, avec un simple panneau portant l’inscription « Beaumanoir » nous confirma que nous étions arrivés. Nous abordâmes doucement ce chemin sinueux et mal carrossé, les branches basses des arbustes agitées par le vent frottant notre véhicule.
— Roule doucement ! Maudit patelin paumé ! grommela-t-il. Manquerait plus qu’on raye la bagnole !
Derrière une grille imposante, une grande bâtisse, toutes fenêtres éclairées, se dressa devant nous.
Bertier sortit sonner sous la pluie battante et rentra aussitôt dans le véhicule. Un vieux monsieur abrité sous un grand parapluie vint nous ouvrir et nous fit signe de le suivre. Les pneus de la voiture faisaient crisser les gravillons de la grande allée menant vers la maison, jusqu’au perron. Arrivés dans le hall, nous fûmes débarrassés de nos imperméables par ce silencieux serviteur aux traits burinés.
Louise Malandain, une élégante quinquagénaire aux cheveux bruns striés de fils d’argent, le visage pâle d’inquiétude, vint aussitôt nous accueillir et nous dirigea vers le salon.
Eclairé de toutes parts par des petites lampes, il était confortablement meublé de fauteuils et de canapés capitonnés en cuir, du genre Chesterfield, sous son haut plafond de poutres apparentes. Un feu de bois brûlait dans la cheminée, donnant une ambiance chaleureuse à la pièce.
Les fils Malandain, Pierre et André, nous y attendaient, installés dans des fauteuils. Ils se levèrent immédiatement et vinrent à notre rencontre pour nous serrer la main, l’anxiété pointant dans leurs regards.
— Mon mari a disparu depuis hier, Monsieur l'inspecteur.
— Quand l'avez-vous vu la dernière fois ?
— Hier matin. Il était censé déjeuner à midi avec nous. Finalement, au bout d'une heure, nous avons décidé de manger sans lui, pensant qu'il avait été retardé.
— A-t-on cherché votre mari dans tout le domaine ? demandai-je.
— Oui, bien sûr. Nous avons d'abord fouillé la maison de la cave au grenier, puis nous avons parcouru tout le parc en l'appelant. Nous sommes même sortis de la propriété et avons continué à l'appeler tout au long du chemin qui rejoint la route, mais sans obtenir de réponse, hélas ! Puis, nous nous sommes rendus au village en voiture et interrogé les commerçants et personne ne l'avait vu non plus. Alors, j’ai téléphoné à notre ami, le préfet.
— Pourquoi n’avez-vous pas prévenu les gendarmes ? Ils auraient pu commencer à effectuer des recherches.
— J’ai préféré parler au Bon Dieu plutôt qu’à ses saints !
— Bon ! Avait-il des rendez-vous prévus ce jour-là ?
— Non, pas que je sache. Cependant, il souhaitait voir prochainement Maître Durieux, notre notaire, qui se trouve à Jumièges, pour des affaires qu'il voulait régler avec lui. Je l'ai appelé pour lui demander s'il était venu le voir, mais il m'a confirmé qu'il ne l'avait pas vu de la journée.
— Pourquoi devait-il le consulter ?
Louise Malandain sembla hésiter.
— Mon mari souhaitait probablement obtenir des conseils au sujet de notre patrimoine, à moins que cela ne concerne la vente des parts de son entreprise à son associé. En fait, je n’en sais rien. Mon mari était du genre secret. Il gérait ses affaires tout seul, sans m'en parler.
Pourrions-nous déjà-nous jeter un œil sur son agenda ?
— Oui, bien sûr, suivez-moi dans son bureau.
Elle nous conduisit dans une salle située au premier étage : une très belle pièce, au plafond à caissons de bois, un magnifique bureau en palissandre au milieu, une fenêtre encadrée par de lourds rideaux, et des bibliothèques bien garnies tout autour contenant des livres anciens.
Elle tendit l'agenda à Bertier qui le consulta attentivement, pendant que je regardais partout, comme je le fais d'habitude, lisant les dos des livres et regardant les photos sur les étagères. L’homme semblait très cultivé. À moins qu’il ne fasse partie de ceux dont les étagères regorgent de livres extraordinaires et qui ne les lisent jamais.
Mon attention fut ensuite attirée par une photographie fanée, dans un cadre posé sur le bureau. Celle-ci montrait Malandain, souriant avec deux enfants devant lui, certainement ses fils. Je la regardai attentivement. Je fus intrigué par l’allure de cet homme qui me semblait familière. Deux petis garçons étaient à ses côtés. Mais les personnages, pris de loin, étaient assez flous.
— C'est votre mari ? demandai-je.
— Oui, répondit-elle, la photo est assez ancienne, elle date d'il y a une vingtaine d'années, lorsque mes fils étaient petits.
— Je vois des montagnes derrière, au loin.
— Oui, elle a été prise en Suisse.
Bertier reposa l'agenda sur le bureau après l'avoir feuilleté.
— Tiens, c'est curieux ! observa-t-il. Un prénom revient souvent dans la dernière semaine d’août. Pierrette. Cela vous dit-il quelque chose ?
La maîtresse de maison parut surprise.
— Pierrette ? Non, pas vraiment ! À moins que... Effectivement, j'en connais une, c'est une ancienne petite amie de mon fils André, mais je ne pense pas qu'il s'agisse d'elle, car je ne vois pas le rapport qu'elle aurait avec mon mari et ce que son nom ferait sur son agenda.
— Connaissez-vous son nom de famille ? demanda Bertier,
— Je crois qu'elle s'appelle Pierrette Lefebvre.
— Savez-vous où elle habite ?
— Non, il faudrait le demander à André.
— Il y a un rendez-vous avec un dénommé Lemoine, début septembre.
— C’est son banquier.
— Et aussi un dénommé Dubosc, début septembre également, et prévu en octobre.
— C’est son associé. Mon mari avait projeté de prendre sa retraite. Dubosc devait lui racheter ses parts. Bernard se sentait fatigué. Il disait qu'il voulait arrêter de travailler afin de profiter de la vie.
Nous redescendîmes au salon et j’allai voir André. Il parut surpris par ma demande concernant son amie. Puis, il griffonna l’adresse sur une des pages du carnet que je lui tendis. Elle habitait Rouen, avenue d’Orléans.
— Mme Malandain, déclara Bertier, Il fait nuit. Il est bien trop tard pour procéder à une fouille de votre domaine. Nous allons prévenir le parquet et reviendrons dès que possible avec nos hommes pour examiner votre propriété et les environs. On ne sait jamais ! Mais gardez espoir, il a peut-être été retenu par un contretemps et n'a pu vous prévenir. Au pire, on lancera un avis de recherche.
Nous quittâmes la châtelaine qui ne semblait pas trop convaincue par ces propos. La pluie et le vent s’étaient calmés. Une fois dans la voiture, nous échangeâmes quelques idées.
— Tu ne crois pas que notre homme aurait pu fuguer avec ladite Pierrette qui figure en bonne place dans son agenda ? suggérai-je.
— Oui, c'est possible, surtout s'il s'agit de la Pierrette qui est l'ancienne amie de son fils André, qui sait ? Le démon de midi aurait pu le pousser à partir quelques jours avec cette jeune fille qui pourrait être intéressée par son argent. Mais, finalement, je ne le vois pas tout quitter du jour au lendemain pour une jeunette. Quant au rendez-vous prévu avec le notaire, il faudra qu’on contacte celui-ci. Bien entendu, il refusera de nous donner des informations confidentielles. Il faudra simplement savoir si Malandain avait prévu d'aller le voir.
— Et si notre homme avait eu un accident ? S’il était tombé quelque part, dans la forêt, ou ailleurs ? Il est peut-être en difficulté ?
— C'est à envisager. On va faire fouiller les environs. Et toi, tu commenceras par interroger cette fameuse Pierrette.
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