Pierrette

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Le soir même, l’inspecteur et moi faisions le point dans le bureau de Renouf.

Bertier, 45 ans, brun et du genre costaud. impassible, ressemble un peu à Lino Ventura, dont il partage la stature massive, l'allure, la coiffure et le visage aux traits impassibles. Rien ne semble jamais le surprendre et il trouve une explication logique à tout. Il me reproche souvent mes intuitions qui me font élaborer des hypothèses parfois farfelues à partir d'indices improbables. Alors, il ne se gêne pas pour m'envoyer un coup de patte bourru sous forme de réflexions pas toujours agréables.

Quant au commissaire Renouf, sexagénaire, aux cheveux argentés coupés en brosse, sa silhouette massive hante les couloirs du service, souvent entourée des volutes de fumée émanant de ses gitanes bleues. Ce natif de Rouen au caractère bien trempé en impose par son calme et sa présence rassurante, comme un capitaine de vaisseau bravant les tempêtes que nous rencontrons parfois.

Pourtant, ses yeux bleus peuvent virer au gris acier quand il se met en colère et que nous, ses adjoints, savons décrypter. Lorsque l'explosion est sur le point de se produire, nous nous arrangeons tous pour prendre la tangente afin d'éviter les éclats tranchants de sa voix grave.

Mais, revenons à notre réunion dans le bureau du commissaire qui ne semblait pas, lui non plus, convaincu par l’hypothèse de la fugue.

— Le démon de midi ? Trop facile ! Et le préfet est inquiet et a déjà contacté le procureur. Il semble bien connaître le bonhomme, qui n’est sûrement pas prêt à tout quitter pour une aventure sans lendemain avec une jeunette. Nous allons émettre un avis de recherche et en même temps procéder aux fouilles du domaine. Et vous, Gilbert, allez donc interroger cette fameuse Pierrette Lefebvre !

Je quittai le commissariat, trop heureux de prendre l'air et d’échapper à l’atmosphère bruyante et enfumée des bureaux et leurs dossiers poussiéreux.

Pierrette résidait dans un immeuble récemment construit près d’un square, l’un de ces HLM qui poussent comme primevères au printemps, accueillant les habitants de Rouen relogés après la guerre. Un prolétariat parmi lequel une proportion croissante de travailleurs immigrés s’installent au fur et à mesure que la ville s’agrandit.

Je regardai sa boîte à lettres. Elle habitait au quatrième étage. Un ascenseur étroit m’y conduisit. Je sonnai à sa porte. Celle-ci s'ouvrit sur une jeune femme d’une vingtaine d’années. Ses cheveux courts, blonds, coiffés au carré, encadraient un joli visage aux traits fins. Je remarquai son air triste et ses vêtements sombres.

Je me présentai, montrant ma carte de police. L’air surpris, elle me fit pénétrer dans son entrée minuscule, me dirigea vers un vaste séjour et m'invita à m'asseoir sur son canapé. Elle me proposa une tasse de café que j’acceptai. Pendant qu’elle le préparait dans sa cuisine, mon regard s’attarda sur cette pièce, à l’ameublement plutôt spartiate : pas de rideaux aux fenêtres, une ampoule nue au plafond, une table recouverte d’une toile cirée entourée de chaises, un canapé, devant lequel une caisse en bois faisait office de table basse. Des cartons emplis de livres posés sur le parquet témoignaient de son amour pour la lecture.

Elle revint avec un plateau.

— Nous venons seulement d’être relogés ici après la démolition de notre immeuble du vieux Rouen qui était insalubre. Je n’ai pas eu le temps de m’installer vraiment, s'excusa-t-elle. La maladie de ma mère m’a bien occupée, jusqu’à son décès.

— Je vous présente mes sincères condoléances.

Je ne savais comment aborder le sujet. Elle me regardait d’un air inquiet, se demandant probablement ce qu’un policier venait faire chez elle.

— Connaissez-vous M. Bernard Malandain ?

Elle parut surprise.

— Oui, bien sûr, c'est le père d'un de mes amis. Pourquoi ? Et en quoi puis-je vous être utile ?

— Il a disparu depuis vendredi soir. L’avez-vous vu récemment ? Sauriez-vous où il se trouve ?

Elle pâlit, une brève lueur d’inquiétude pointant sur son visage.

— Non, je l'ignore et je ne l’ai pas vu depuis un moment.

— Pourtant, sur l'agenda de M. Malandain, en septembre, il y a votre nom, écrit à plusieurs reprises.

Elle hésita quelques secondes avant de me répondre.

— J’ai appris récemment que j’étais sa fille ! Il voulait effectuer une reconnaissance en paternité.

Elle s'arrêta, embarrassée et reprit la parole.

— Il y a un mois, je suis allée au manoir et André m’a présentée à son père. Celui-ci m’a regardée d’une manière étrange, longuement, sans dire un mot, puis il est parti. Ensuite, je suis revenue plusieurs fois, et une certaine complicité s'est nouée entre nous. À chaque visite, nous discutions tous les deux. Il était passionné d'histoire et souhaitait écrire celle du manoir. André en semblait un peu agacé, car je passais plus de temps à parler avec son père qu'avec lui.

Elle but une gorgée de café et poursuivit.

— Il y a un mois, M. Malandain est venu chez moi. Il avait dû demander mon adresse à André. Ma mère était encore en vie. Ils se sont jetés dans les bras l’un de l’autre. Ils ont pleuré, évoqué des souvenirs. Tout cela datait de la guerre. Maman m’avait dit, lorsque je suis devenue assez grande pour comprendre, qu’elle avait connu un homme extraordinaire. Un résistant. Ils s’étaient aimés, puis il était parti, sans savoir qu’elle était enceinte. Elle n'avait que moi et n'avait jamais refait sa vie. Elle disait que je lui suffisais. Elle savait qu'il était marié, qu'il avait des enfants et une bonne position sociale. Elle aurait pu profiter de la situation, mais elle ne l'a jamais fait.

Elle s’interrompit un instant, en proie à une vive émotion, puis reprit.

— Ce soir-là, il m’a appris qu’il était mon père. Je ressemblais fortement à sa propre mère dont il m'a montré la photographie. Je me souviens de ce qu’il a dit : « Je vais réparer mes erreurs, je dois faire vite, mon temps est compté ».

— Et André Malandain, est-il au courant ?

— Je ne lui ai rien dit. J’ai immédiatement rompu avec lui. Vous comprenez, c’est mon frère, enfin, mon demi-frère… Heureusement, notre relation débutait. J’ai évité la catastrophe. Et puis, je ne voulais pas créer de scandale dans la famille. J’ai préféré rester discrète. Je pense que son père le lui aura dit, et qu'il comprendra... j'espère ne pas l'avoir blessé.

— Et votre mère, saurait-elle où M. Malandain pourrait se trouver ?

— Je viens de l'enterrer. Elle est décédée il y a quinze jours d’une maladie de cœur. Sa dernière consolation avant de partir a été de revoir son grand amour et de savoir que j'avais retrouvé mon père.

— Et comment avez-vous connu André Malandain ?

— Par hasard, il y a quelques mois. C’était un samedi après-midi. Alors que je me promenais dans le centre-ville de Rouen, près du Musée des Beaux-Arts, je suis entrée une galerie où je vais de temps à autre admirer les tableaux.

— Vous aimez la peinture ?

— Oui, beaucoup. Surtout les impressionnistes.

Elle soupira et reprit son récit.

— Je m’étais attardée sur l’un d’entre eux. Il représentait une régate de voiliers sur la Seine. À ce moment-là, André discutait avec le galeriste. Il m’a aperçue et m’a demandé comment je trouvais sa toile. Je lui ai dit qu’elle me rappelait un peu l’un des tableaux de Claude Monet sur les régates à Argenteuil.

Evoquant ce souvenir, elle sourit.

— Puis nous avons discuté. Je l’ai trouvé gentil et drôle. Ensuite, nous sommes sortis ensemble plusieurs fois. Il m’a emmené au cinéma, et un autre jour dans une fête foraine. Cela m’a changé les idées…

Elle s’arrêta de parler un moment.

— C’est dommage qu’il soit mon demi-frère, dit-elle brusquement.

Cet aveu spontané la fit rougir. Quelques larmes perlèrent à ses paupières. Il était évident qu’elle avait eu le béguin pour lui.

Elle se reprit et me regarda droit dans les yeux.

— Je suis inquiète, maintenant. Donnez-moi des nouvelles de mon père au plus vite. Si vous voulez me voir, vous pouvez le faire le soir, à partir de dix-huit heures ou le week-end.

Je pris congé d’elle. Cette jeune femme me paraissait à première vue sensible et sincère.

Il ne me restait plus qu’à retourner au commissariat faire mon rapport.

— Sa fille ? s’exclama Bertier. Je m’attendais tout sauf à cela ! Ceci explique les rendez-vous sur l’agenda.

— Et sinon, rien de nouveau ?

— R.A.S. J’ai interrogé son banquier, M. Lemoine et son associé, Dubosc. Celui-ci était même inquiet qu'il ne l'ait pas appelé.

N’ayant pas reçu d’autre mission, je retournai à mon bureau reprendre mes tâches administratives. Je m'évertuai, plus que jamais, à mettre de l'ordre dans mes dossiers. Nous n'avions pas de secrétaire et il fallait tout faire par soi-même. J'étais préposé au classement des procès-verbaux du service. La pagaille régnait et je savais qu'un jour ou l'autre, le couperet tomberait et que j'aurais sûrement droit à des remontrances de ma hiérarchie. Alors, autant profiter de ce répit pour anticiper.

Je me mis à travailler d'arrache-pied, cravate desserrée et manches relevées, au milieu du tumulte habituel, ponctué de sonneries de téléphone.

J’entendais dans le couloir les plaisanteries plus ou moins graveleuses des inspecteurs, les vociférations des pochards, des clochards, des prostituées qu'on arrêtait. C'était dur de pouvoir se concentrer dans un tel charivari.

Puis, je recueillis la déposition d'une victime de cambriolage.

Bien entendu, j'avais, comme de coutume, des difficultés à utiliser ma vieille machine à écrire qui datait de la dernière guerre et dont le ruban s'obstinait régulièrement à se coincer. La lenteur administrative et l'obsolescence du matériel que nous devions utiliser eurent donc raison de ma patience. Qui se soucierait d'un obscur service de police dans de vieux bureaux enfumés aux peintures écaillées ? Nous étions loin de Paris, du 36 Quai des Orfèvres et de ses superflics. Et à moi, le jeunot du service, on avait affecté la plus mauvaise machine à écrire du monde.

J’ignorais encore que j’allais vite sortir de l’enfer de ce commissariat surpeuplé.

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