Pierrette

6 minutes de lecture

Le soir même, l’inspecteur et moi faisions le point dans le bureau de Renouf.

Bertier, 45 ans, brun et du genre costaud, impassible, ressemble un peu à Lino Ventura. Rien ne semble jamais le surprendre et il trouve une explication logique à tout. Et il me reproche souvent mes intuitions qui me font élaborer des hypothèses parfois farfelues à partir d'indices improbables. Alors, il ne se gêne pas pour m'envoyer un coup de patte bourru sous forme de réflexions pas toujours agréables.

— Les faits ! clame-t-il souvent. Tiens-toi en aux faits ! Ne va pas élaborer des hypothèses hasardeuses à partir de n'importe quel indice fumeux ! Souviens-toi de ce qu'on t'a enseigné à l'Ecole de Police ! Avant d’émettre une hypothèse, il faut un faisceau d'indices probants, un point c'est tout !

Quant au commissaire Renouf, sexagénaire, aux cheveux argentés coupés en brosse, sa silhouette massive hante les couloirs du service, souvent entourée des volutes de fumée émanant de ses gitanes bleues. Ce natif de Rouen au caractère bien trempé en impose par son calme et sa présence rassurante, comme un capitaine de vaisseau bravant les tempêtes que nous rencontrons parfois.

Pourtant, ses yeux bleus peuvent virer au gris acier lorsqu'il se met en colère et que nous, ses adjoints, savons décrypter. Lorsque l'explosion est sur le point de se produire, nous nous arrangeons tous pour prendre la tangente afin d'éviter les éclats tranchants de sa voix grave.

Mais, revenons à notre réunion dans le bureau du commissaire qui ne semblait pas, lui non plus, convaincu par l’hypothèse de la fugue.

— La fugue, le démon de midi ? Trop facile ! Et le préfet est inquiet et a déjà saisi le procureur. Il semble bien connaître le bonhomme, qui n’est sûrement pas prêt à tout quitter pour une aventure sans lendemain, même avec une jeunette. Nous allons émettre un avis de recherche et procéder aux fouilles du domaine. Et vous, Gilbert, allez donc voir cette fameuse Pierrette Lefebvre !

Je quittai le bureau pour aller interroger cette fille, trop heureux de prendre l'air, d’échapper à l’atmosphère bruyante et enfumée des bureaux et leurs dossiers poussiéreux.

Elle résidait avenue d’Orléans, dans un immeuble récemment construit, l’un de ces HLM qui poussaient comme primevères au printemps, accueillant les habitants de Rouen relogés après la guerre. Un prolétariat parmi lequel une proportion croissante de travailleurs immigrés s’installait au fur et à mesure que la ville s’agrandissait.

Je sonnai à sa porte. Celle-ci s'ouvrit sur une jolie jeune femme blonde à l’air triste, vêtue de noir. Je me présentai. Elle me fit pénétrer dans son séjour et m'invita à m'asseoir à côté d'elle sur son minuscule canapé.

— Connaissez-vous M. Bernard Malandain ?

— Oui, bien sûr, c'est le père d'un de mes amis. Pourquoi ? Et en quoi puis-je vous être utile ?

— Il a disparu depuis vendredi soir. L’avez-vous vu récemment ? Sauriez-vous où il se trouve ?

Une brève lueur d’inquiétude pointa sur son visage.

— Non, je l'ignore. Et je ne l'ai pas vu.

— Pourtant, sur l'agenda de M. Malandain, en septembre, il y a votre nom, écrit à plusieurs reprises.

Semblant vouloir cacher quelque chose, elle hésita plusieurs minutes avant de me répondre. Puis, elle soupira.

— Je suis sa fille ! Il voulait faire une reconnaissance de paternité.

Elle s'arrêta, frottant nerveusement ses mains, et reprit la parole.

— Il y a six mois, je suis allée au château, et André m’a présentée à son père. Il m’a regardée d’une manière étrange, longuement, sans dire un mot, puis il est parti. Ensuite, je suis revenue plusieurs fois, et nous avons noué une certaine complicité. À chaque visite, nous discutions longuement tous les deux. Il était passionné d'histoire et souhaitait écrire celle du château. Je pense d’ailleurs qu’André en était agacé, car je passais plus de temps à parler avec son père qu’avec lui.

Elle me regarda ensuite d’un air attristé.

— Et, un soir, il y a quelques mois, il est allé chez moi. Je ne sais pas comment il avait eu mon adresse. André la lui a peut-être communiquée. Ma mère habitait avec moi. Ils se sont jetés dans les bras l’un de l’autre. Ils ont pleuré, évoqué des souvenirs. Tout cela datait de la guerre. Maman m’avait dit, lorsque j’étais petite, qu’elle avait connu un homme extraordinaire. Un résistant. Ils s’étaient aimés, puis il était parti, sans savoir qu’elle était enceinte. Elle n’avait jamais refait sa vie. Elle n’avait que moi. Elle disait que je lui suffisais. Et elle n’avait jamais voulu réclamer quoi que ce soit. Elle savait qu'il était marié, qu'il avait des enfants, qu'il avait pignon sur rue. Elle aurait pu, mais elle n'avait jamais souhaité tirer parti de la situation.. Ce n’était pas son genre. C’était une femme bien, ma mère !

Elle s’interrompit un instant, en proie à une vive émotion, puis reprit.

— Ce soir-là, il m’a avoué qu’il était mon père, qu’il l’avait su dès qu’il m’avait vue la première fois. Je ressemblais trait pour trait à sa propre mère. Je me souviens de ce qu’il a dit : « Je vais réparer toutes mes erreurs, je dois faire vite, mon temps est compté ». C’est tout ce que je sais.

— Et André, est-il au courant ?

— Je ne crois pas. Je ne lui ai rien dit, ni aux autres. J’ai rompu avec lui. Vous comprenez, c’est mon demi-frère… Heureusement, notre relation débutait. Il ne s’était encore rien passé entre nous. J’ai évité la catastrophe. Et puis, je ne voulais pas créer de scandale dans la famille.

— Et votre mère, saurait-elle où il pourrait se trouver ?

— Elle est décédée la semaine dernière d’une maladie de cœur. Sa dernière consolation avant de partir a été de revoir son grand amour et de savoir que j'avais retrouvé mon père..

Je lui présentais mes sincères condoléances. Elle me répondit d’un air anxieux.

— Donnez-moi des nouvelles au plus vite. Si vous voulez me voir, vous pouvez le faire le soir, à partir de dix-huit heures ou le week-end. Sinon, je serai à l’école du quartier où j'enseigne en tant qu'institutrice.

Il ne me restait plus qu’à retourner au commissariat faire mon rapport. Bertier fut surpris en apprenant que Pierrette était sa fille cachée. Cela expliquait ses rendez-vous de septembre. De son côté, il avait interrogé le banquier, Lemoine, et son associé, Dubosc, mais cela n’avait rien donné. Personne ne savait où il était.

N’ayant pas reçu d’autre mission, je retournai à mon bureau reprendre mes tâches administratives. Je m'évertuai, plus que jamais, à mettre de l'ordre dans mes dossiers. Nous n'avions pas de secrétaire et il fallait tout faire par soi-même. J'étais préposé au classement des procès-verbaux de tout le service. Mes papiers étaient en pagaille et je savais qu'un jour ou l'autre, le couperet tomberait et que j'aurais sûrement droit à des remontrances de ma hiérarchie. Alors, autant profiter de ce répit pour anticiper.

Je me mis à travailler d'arrache-pied, cravate desserrée et manches relevées, au milieu du tumulte habituel, ponctué de sonneries de téléphone.

J’entendais dans le couloir les plaisanteries plus ou moins graveleuses des inspecteurs, les vociférations des pochards, des clochards, des prostituées qu'on arrêtait. C'était dur de pouvoir se concentrer dans un tel charivari. J'étais sur le point d'aller fermer la porte lorsque Martineau pénétra dans le bureau.

— Alors, ça bosse fort ? demanda-t-il, d'un air goguenard, manches relevées, chapeau en arrière et cigarette au bec.

Ce petit brun quadragénaire, cheveux gominés plaqués en arrière, le faisant ressembler à un danseur de tango, se donne l'air d’un dur, d'un flic à l'ancienne, comme dans les films des années cinquante. On l’appelle « la Gazette », cette commère alimentant régulièrement les rubriques de « radio couloirs ».

Je feignis de l'ignorer, bien décidé à ne pas répondre. Je n’avais pas de temps à perdre.

— Eh ! les gars ! Miracle ! Lenormand travaille enfin ! claironna-t-il dans le couloir. Il va mettre de l'ordre dans son bordel. La pile de dossiers qui recouvre son bureau va enfin diminuer ! Il ne pourra plus se cacher derrière pour roupiller !

Je haussai les épaules. Aucun écho à sa remarque ne se fit entendre. Alors, il partit discuter ailleurs. Bon débarras !

Puis, je recueillis la déposition d'une victime de cambriolage.

Bien entendu, j'avais, comme de coutume, des difficultés à utiliser ma vieille machine à écrire qui datait de la dernière guerre et dont le ruban s'obstinait régulièrement à se coincer. Chaque fois, me salissant les mains, je le démontais, le déroulais et l’enroulai de nouveau.

La lenteur administrative et l'obsolescence du matériel que nous devions utiliser eurent donc raison de ma patience. Qui se soucierait d'un obscur service de police dans de vieux bureaux enfumés aux peintures écaillées ? Nous étions loin de Paris, bien loin du 36 Quai des Orfèvres et de ses superflics. Et à moi, le plus jeune du service, on avait affecté la plus mauvaise machine à écrire du monde.

J’ignorais encore que j’allais vite sortir de l’enfer de ce commissariat surpeuplé.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire KatieKat ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0