Retour vers le passé

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Dès notre arrivée, Renouf referma la porte, s'assit derrière son bureau, et m'invita à m'assoir en face de lui.

— Que vous arrive-t-il ? J'ai bien cru que vous alliez tourner de l'oeil quand vous avez vu le corps.

Mon esprit tournait à plein régime, tentant vainement de fournir une explication rationnelle.

— J’ai eu comme une sorte d’intuition. Le mort n’est peut-être pas seulement celui que tout le monde connait.

— Ah bon ? C’est intéressant, mais un tantinet obscur.

— Il me rappelle quelqu’un.

Il se leva, marcha à travers la pièce, puis revint à son bureau sur lequel il s’appuya pour me regarder droit dans les yeux.

— Moi, je crois plutôt que vous savez quelque chose au sujet de la victime et que vous n’osez pas avouer. Alors, si vous avez des révélations à me faire, c'est maintenant !

— Vous allez sûrement me prendre pour un fou. Lorsque j’ai vu le visage de cet homme, il m’a rappelé un membre de ma famille dont je suis sans nouvelles depuis plus de dix-huit ans.

— Non, je ne pense pas que vous soyez fou ! Vous avez une bonne mémoire et un don inné pour l'observation. Alors, dit-il en se radoucissant, Gilbert, racontez-moi ce qui vous tracasse.

J’hésitai un instant. Puis, je me décidai à parler de mon passé, ce qui me permettrait aussi de démêler la pelote de mes souvenirs, comme un fil conducteur qui ordonnerait ma pensée. En fait, lui raconter ma vie.

— J'espère que cela restera entre nous, car ce que je vous avoue, je ne l’ai raconté à personne, pas même à l'Inspecteur Bertier.

— Si vous croyez que je cancane à tout bout de champ pour révéler ce qui relève du secret professionnel, s’insurgea-t-il, c'est que vous me connaissez mal !

— J’avais un parrain qui s'occupait beaucoup de moi quand j'étais enfant. Je n’en suis pas sûr, mais j'ai l’intuition que la victime, c’est lui !

— Intéressant ! Continuez ! dit le commissaire en se rasseyant et s’appuyant confortablement sur le dos de sa chaise.

J'avais l'impression d'être chez le psy ou alors, à mon tour, de faire l'objet d'un interrogatoire serré. Devais-je tout lui dire ? C’était délicat. J’hésitais. Etait-ce raisonnable de se confier ainsi à son supérieur hiérarchique ? Vraisemblablement pas. Je sentais pourtant qu’il le fallait. Je décidai donc de lui raconter mon passé, comme on livrerait ses secrets intimes à une personne paternelle et bienveillante.

Alors, je me jetai à l'eau. Tout ceci pouvait passer pour un mauvais mélo, et pourtant, tout ce que je racontai n'était que la triste réalité.

Lorsque ma mère avait appris qu’elle était enceinte alors qu’elle travaillait à Rouen, morte de honte, elle s’était enfuie au Havre, auprès de ses parents, afin d’y accoucher. Une histoire banale. Mes grands-parents, propriétaires d’une petite épicerie en centre-ville, l’accueillirent à nouveau, non sans contrariété. À l’époque, être une fille-mère était mal vu, et les commérages des voisins ne tardèrent pas à se faire entendre.

Je suis né le 5 septembre 1936 au Havre, dans l’appartement familial, juste au-dessus de l’épicerie de mes grands-parents, dans le quartier Saint-Joseph. Un jour, pendant la guerre, un cousin éloigné que je n’avais jamais vu auparavant entra subitement dans nos vies. Peu à peu, il s'était pris d'affection pour moi et m'apportait souvent des cadeaux, quelques jouets, et aussi des livres. Privé d’affection paternelle, j’éprouvais un sentiment filial envers lui.

Il était mon héros. Dans mon souvenir, c'était un bel homme, grand, avec des airs d’Errol Flynn, une fine moustache et une chevelure châtain, abondante et indisciplinée.

A la fin du mois d'août 1944, il vint nous demander de partir et de nous mettre à l'abri car le Havre était susceptible d'être bombardé. Je ne savais pas comment il avait eu ces informations, je n'avais que huit ans. C’était une drôle de période pendant laquelle j'entendais des conciliabules entre ma mère et ce cousin, et qui cessaient immédiatement dès que je m’approchais d’eux. Et ce jour-là, nous partîmes en catastrophe dans sa Traction, avec seulement quelques valises, chez la cousine germaine de ma mère, de l'autre côté de l'estuaire, à Honfleur.

L’évocation de ces souvenirs me fit alors revenir vingt ans en arrière, là où mon enfance avait basculé pour toujours. Mais ce qui suit, je ne le racontai pas à Renouf. C’était trop personnel. Ceux d’un petit garçon épouvanté par le fracas de la guerre.

Je me souviendrai toute ma vie de mon huitième anniversaire, ce jour fatidique du 5 septembre 1944. Bien que nous fûmes à l’abri, c’était effrayant d'apercevoir par la fenêtre les bombardiers alliés se précipiter à grand bruit pour pilonner le Havre. Réfugié dans les bras de ma mère, j'étais à la fois fasciné et terrorisé.

Le rugissement terrifiant des avions qui passaient près de nous, le fracas des bombes tombant sur ma ville natale se répercutant dans l’estuaire, les sirènes, les éclairs, les lumières, les fumées et les odeurs d’incendie, resteront à jamais dans ma mémoire.

Nous étions sans nouvelles des autres membres de la famille : mes deux oncles maternels et leurs enfants, ainsi que la femme et les deux fils jumeaux de mon oncle Pierre, alors prisonnier en Allemagne, que nous n’avions pas eu le temps de prévenir. Avaient-ils pu être évacués ?

Quelques temps plus tard, nous avions appris la terrible nouvelle. Les familles de mes oncles, Jean et Paul, avaient survécu aux bombes mais celle de mon oncle Pierre avait péri sous les décombres de leur maison. J'avais perdu ma tante et mes deux cousins jumeaux, âgés de dix ans.

Aussi, sinistrés comme bien des Havrais, nous étions restés vivre à Honfleur pendant 8 ans. La cousine qui nous hébergeait voulait nous garder avec elle, contente de ne plus être seule. Blottis tous ensemble dans sa petite maison, nous nous efforcions de survivre moralement.

Mon enfance continua ainsi, bon an mal an, au gré de mes escapades sur le littoral, entre Honfleur et Criqueboeuf. Elève moyen, rêveur et pas toujours assidu, je ne pensais qu’à gambader dans la nature comme un sauvageon avec la petite fille de la maison voisine. J’essayais le plus possible d'oublier le chagrin causé par la perte de nos proches et la destruction de notre ville.

Mon parrain vint de plus en plus rarement. Puis, un jour, il cessa complètement. J’avais dix ans et cela m’avait rendu profondément malheureux. Je ressentais son absence comme une trahison. J’avais alors maintes fois questionné ma mère, sans pour autant recevoir de réponse.

En 1952, alors que les reconstructions du Havre avaient commencé, nous sommes retournés y vivre, ma mère, moi, et mes grands-parents. J’avais seize ans. On nous avait attribué un logement lumineux, dans l'un de ces bâtiments modernes. Mais ce n'était plus pareil. Le plan de la ville avait changé. Adieu le Théâtre, et les rues du quartier Saint Joseph telles que je les avais connues et où je courais avec la bande de garnements dont je faisais partie autrefois. Une autre réalité avait pris la place de tout ce que je connaissais auparavant.

La reconstruction fut longue. Les grandes avenues bordées d’immeubles qui se ressemblaient me déprimaient. Je me revois encore, cheminant le long des palissades de ce chantier permanent et grelottant dans les rues glaciales balayées par le vent hivernal, sautant de côté pour éviter les grandes flaques d’eau des trottoirs défoncés.

Mais je ne devais pas me plaindre. Nous étions bien mieux lotis que ceux contraints de vivre dans des baraquements provisoires, subissant l'étouffante chaleur estivale et le froid mordant de l’hiver...

— Eh bien, Gilbert, vous vous étiez arrêté à votre évacuation du Havre et ce qui était arrivé à votre famille !

Sans m’en rendre compte, l'esprit envahi par ces souvenirs, j’avais cessé de parler.

— Je me suis toujours demandé pourquoi vous aviez voulu entrer dans la police.

— Pourquoi cette question ?

— Parce que vous êtes un cas ! Vous n’êtes pas comme les autres. Je sens chez vous quelque chose de différent ! Vous n’êtes pas un flic ordinaire. Vous n’aimez pas la violence, vous avez une sensibilité hors du commun…

— J’avais lu beaucoup de romans policiers avant de partir au pensionnat et cela m'avait donné envie, finis-je par avouer, honteux et rougissant, acculé dans mes derniers retranchements.

C'était la vérité. D’ailleurs, je me suis souvent demandé pourquoi. Par souci de justice ? Pour défendre la veuve et l'orphelin ? Pour rendre le monde meilleur ? Ou parce que j’aimais dénouer les mystères ? A vrai dire, tout cela à la fois. Cette littérature avait fini par me donner le désir de faire ce métier, et je m'en faisais une idée romantique.

Renouf sourit en entendant cette confession que moi-même, je considérais comme un pur enfantillage.

— Vous m'épatez ! On ne m'a jamais fait ce coup-là ! J’ignorais que la littérature policière pouvait susciter une telle vocation ! Mais, après tout, pourquoi pas ?

— Disons, que je n'avais aucune attirance pour quoi que ce soit. Et, de fil en aiguille, si je pouvais contribuer pour une petite part à améliorer le monde...

Il sourit alors franchement, ses yeux pétillants de malice.

— Améliorer le monde ! Je reconnais bien là votre idéalisme. Il y a bien longtemps, j’étais comme vous, moi aussi. Et puis, pendant la guerre...

Sa devise devait être « pro patria vigilant ». Celle de la police : pour la patrie, ils veillent. Jusqu'à ce que ses certitudes soient bousculées pendant la « drôle de guerre ».

Il cessa brusquement de sourire. Comme l’autre jour, son regard bleu s’assombrit et devint fixe, centré sur le lointain, puis, se durcit. Un silence s'instaura entre nous pendant quelques secondes.

— Et votre parrain, l'avez-vous revu ? demanda-t-il brusquement.

— Jamais ! Plus après mes dix ans ! D’ailleurs, jamais je n’ai su où il habitait.

— Et, comment s'appelait-il ?

— Michel… Michel Aurilly !

Je crus voir le commissaire tressaillir…

— Et votre père, vous n'avez jamais connu son identité ? questionna Renouf.

— Non, c'était un sujet tabou à la maison. Adolescent, j'avais interrogé ma mère sans relâche et elle n'avait jamais voulu me le dire. Mes grands-parents non plus. J'avais alors imaginé qu'il pouvait être un personnage important et qu'elle ne voulait pas lui faire du tort. Puis, elle a emporté ce secret dans sa tombe.

— Et vos grands parents. Sont-ils toujours en vie ?

— Non, hélas ! répondis-je.

Ensuite, Après mon bac, j'étais parti, malgré moi, en Algérie, pour un conflit qui ne me concernait pas. J’ai vu tomber des camarades sous les balles. Mais c'est une autre histoire que je n'aime pas raconter. Puis, juste après avoir obtenu mes diplômes de l’Ecole de Police, j’avais pu obtenir un poste à Rouen...

Ce souvenir me rendit soudainement triste. Je souhaitai alors finir cette conversation au plus vite.

— Pardon, commissaire, d'avoir pris de votre temps. Je suis navré de vous avoir ennuyé avec tout cela.

Renouf ne dit rien, sourit un bref instant, et j'eus la brève impression qu’il me regardait avec une lueur de sympathie dans ses yeux. Puis il dit, d'un ton faussement autoritaire :

— Bon, maintenant filez ! Il faut y aller ! Vous avez du travail à finir ! On n’a pas que ça à faire !

Soudain galvanisé, et bien content de me tirer à si bon compte de cet entretien, je me levai brusquement, comme au garde à vous.

— Euh, oui, pardon Commissaire ! J'y vais tout de suite !

Et je sortis aussitôt, comme soulagé d'un poids, mais autant laminé par son interrogatoire serré que par les souvenirs pénibles que cela avait fait remonter en surface.

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