L’ours maladroit
Dès le lendemain de la découverte du corps, le commissaire Renouf était venu présenter ses condoléances à la famille, et demander à chacun de rester sur place. Il avait prévenu qu’une série d’interrogatoires allait suivre. Entretemps, d’autres inspecteurs avaient effectué une enquête de voisinage. Apparemment, tout le monde semblait apprécier les Malandain et personne ne paraissait avoir remarqué quoi que ce soit d’inhabituel autour du manoir.
Renouf nous emmena dans sa DS noire, dont il prenait soin comme un bijou.
La maîtresse de maison nous accueillit, encore bouleversée. Ses yeux étaient rougis, trahissant des nuits sans sommeil. Ses fils semblaient aussi affectés que leur mère. Seule, Marie, la femme de Pierre, affichait un étonnant détachement.
Installé dans le salon, Renouf avait prévu d’appeler les membres de la famille un à un, puis les domestiques.
L’ainé, Pierre, fut le premier à entrer. Je devais prendre des notes de ce qui se disait, mon carnet noir déjà presque plein, un autre en réserve dans une autre poche, prêt à être entamé. Un jour, je demanderai à Sophie, autrefois secrétaire, de m’enseigner la sténo.
Vingt-huit ans, marié, sans enfants. Il avait le cheveu plat et une légère tendance à l'embonpoint. Sa tête rentrée dans ses épaules, son nez allongé, ses yeux ronds, lui donnaient l’aspect d’un ours mal léché. Sans être farouche, il semblait plutôt timide, maladroit et complexé. De carrure imposante, il contrastait totalement avec son frère à la silhouette élancée.
Il gardait la tête baissée, regardant ses mains d'un air embarrassé.
— Où étiez-vous la veille du jour de la disparition de votre père ?
— J'étais ici, avec ma femme et mon frère. Mon père nous avait invités. J’ai donc pris quelques jours de congé. Mon associé était là pour prendre le relais.
— Votre associé ?
— J’ai racheté, avec un ami, une entreprise de transport routier qui périclitait.
— Et elle marche bien, votre affaire ?
— Oui ! dit-il sans grand conviction.
Puis, il releva la tête, les traits tirés, les yeux humides.
— Mon père, assassiné ! C’est incompréhensible…
— C’est justement ce que nous cherchons à comprendre ! Avait-il des ennemis ?
— Pas à ma connaissance. Il était discret. Peut-être qu’il en avait… en fait, je ne sais pas.
— Sa réussite, ses magasins, ce manoir, ça peut susciter des jalousies.
Il prit alors un ton plus assuré.
— Le manoir est dans la famille depuis un siècle. Les gens du coin sont contents qu’on l’entretienne. Beaucoup de demeures tombent en ruine. Et ses voisins s’entendaient bien avec lui.
— Sinon, vous n’avez rien remarqué d’inhabituel ce jour-là ?
— Non, il s'était promené dans le jardin le matin, puis nous avons discuté ensuite des travaux qu'il envisageait pour la propriété.
Levant le nez de mon carnet, je vis qu’il fronçait les sourcils.
— Quel travaux ? demanda Renouf.
— Il voulait simplement aménager une grande cour à l’arrière, et faire abattre des arbres qui cachent le manoir !
Il sembla s’animer tout à coup.
— Cela vous a contrarié ?
— Ce sont de vieux arbres magnifiques… Personne n’était d’accord. Mais quand il avait une idée en tête…
Il poussa un soupir. Renouf poursuivit :
— Comment s’est déroulée la journée du dix septembre ?
— Nous avons tous déjeuné ensemble, puis nous sommes montés dans notre chambre pour faire la sieste.
— Et après la sieste ?
— Je suis parti me promener dans le village, seul, puis je suis rentré en fin d’après-midi.
— Et le soir ?
— Un dîner en famille, puis une partie de scrabble avec mon frère, ma mère et ma femme jusqu’à vingt-trois heures. Mon père était parti se coucher tôt.
— Et le lendemain ?
— Nous avons pris notre petit déjeuner vers neuf heures, sans mon père. C’est un lève-tôt. Nous avons pensé qu’il l’avait déjà pris. Le midi, comme il ne revenait pas, on a déjeuné sans lui. Il avait parlé de voir son notaire, alors on a supposé qu’il y était allé. Ce n’est qu’en fin d’après-midi qu’on s’est inquiétés. Ma mère a appelé Me Durieux, mais il ne l’avait pas vu. Alors, on a commencé à le chercher dans le château et les alentours.
— Et vous ne vous êtes pas inquiétés de son absence ?
— Mon père avait l’habitude de partir sans prévenir. Il était indépendant, souvent imprévisible. Mais il rentrait toujours à la maison pour dîner.
— Et vous, qu’avez-vous fait pendant cette journée ?
— Je me suis promené au village, entre dix heures et midi. Après le déjeuner, j’ai fait une petite sieste, puis j’ai discuté avec ma mère au salon.
— Des gens vous ont vu au village ?
— Oui, des connaissances. Je les salués. Je peux vous donner leurs noms.
— Et votre femme ?
— Elle avait une grosse migraine. Elle est restée dans la chambre tout l’après-midi. Elle a émergé vers seize heures pour prendre le thé avec nous.
— Et le matin ?
— Elle était au manoir. Je pense qu’on l’a vue.
— Elle était inquiète ?
— Oui, enfin, je crois.
— Vous n’en êtes pas sûr ?
Il prit un air gêné.
— Elle ne s’entendait pas bien avec mon père.
Renouf se redressa.
— Et pourquoi ?
Pierre rougit.
— Des désaccords. Ils avaient des caractères totalement opposés.
— Et vous, vous vous entendiez bien avec lui ?
— Globalement, oui, répondit-il sans grande conviction.
— Avez-vous entendu un coup de feu ce jour-là ?
— Je ne crois pas, du moins, je n’ai pas fait attention. C’est la saison de la chasse.
L’entretien prit fin. Pierre quitta la pièce.
— Cet homme nous cache quelque chose au sujet de sa femme, déclara Renouf. Il avait l’air embarrassé. On en saura plus en interrogeant celle-ci.
— Et je ne suis pas certain qu’il s’entendait très bien avec son père, renchérit Bertier.
— C’est évident. Sa réponse semblait plutôt évasive. Son père devait avoir un fort caractère, contrairement à lui. Quant à son entreprise, je ne suis pas sûr qu’elle marche aussi bien que cela. Qu’en pensez-vous Gilbert ?
— C’est un suspect potentiel. Mais je ne le sens pas capable de tuer.
— C’est possible, mais parfois, il faut se méfier de l’eau qui dort.
Puis, j’allai ouvrir la porte et fis entrer André.
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