Des arguments frappants
La femme de chambre entra dans la pièce et le majordome referma la porte.
Semblant à peine avoir quitté l’enfance, elle était revêtue de son uniforme classique de femme de chambre : une petite robe bleu marine, avec un tablier blanc. Son visage, au nez retroussé, était constellé de taches de rousseur. Elle avait l’air craintive, comme une petite souris surprise dans un garde-manger. Le commissaire l’invita à s’asseoir. Intimidée, elle prit place tout au bord du fauteuil.
— Comment vous appelez-vous Mademoiselle ? demanda Renouf.
— Simone… Simone Miette.
— Quel âge avez-vous ?
— Vingt et un ans.
— Depuis quand travaillez-vous dans cette maison ?
— Deux ans.
— Mademoiselle, que s’est-il passé de notable le matin du jour de la disparition de M. Malandain ?
Elle leva son visage et regarda le commissaire de ses grands yeux verts.
— M. Justin cherchait la trousse de secours pour soigner Monsieur qui s'était blessé dans le parc. Je la lui ai rapportée et je l'ai accompagné.
— Et lorsque vous êtes arrivée sur les lieux, il n'y avait plus personne. Est-ce exact ?
— C’est exact.
— Quelle heure était-il ?
— Vers onze heures. J’avais fini de faire les lits et le ménage des chambres et j’étais redescendue au rez-de-chaussée. Et M. Justin est arrivé à ce moment-là… Il avait l’air affolé. Il m'a dit que Monsieur avait pris une branche d'arbre sur la tête.
— Il a dû avoir peur, effectivement, après avoir fait tomber accidentellement cette branche sur la tête de son patron.
La jeune fille afficha soudain un air embarrassé.
— Qu’y a-t-il ?
Elle fit une grimace et parla d’une voix mal assurée.
— Je ne suis pas sûre qu'il s'agisse d'un accident.
— Que voulez-vous dire ?
— J’étais dans la chambre de Madame. J’avais ouvert la fenêtre pour aérer et j’ai aperçu M. Justin et Monsieur qui discutaient. M. Justin était perché sur un escabeau, en train de scier une branche morte qui menaçait de tomber.
— Et puis ?
— Il est descendu, la branche à la main. Il parlait en faisant de grands gestes. Il avait l’air très en colère.
— Etes-vous sûre ? Avez-vous entendu leur conversation ?
— Non, c’était trop loin. J'ai aussitôt quitté la fenêtre car le majordome était passé surveiller si je faisais bien mon travail. Une fois le ménage de la chambre fini, j'ai regardé de nouveau par la fenêtre. Ils étaient encore en train de discuter. Puis je l'ai refermée et je suis redescendue. Et, quelques temps plus tard, M. Justin est arrivé pour chercher la trousse de secours.
— Quelle heure était-il quand vous les avez aperçus ?
— Je ne sais pas, entre dix heures et dix heures trente, je crois.
— C’est très important ! Vous êtes la dernière personne avec le jardinier à avoir aperçu M. Malandain en vie. Et vous ne vous êtes pas inquiétée de ne pas le retrouver dans le parc quand vous y êtes allée?
— Non. M. Justin et moi avons pensé qu’il n’était pas gravement blessé et qu’il était rentré au manoir sans être vu.
— Quelqu’un l’a-t-il su après ?
— Personne. M. Justin m’a fait jurer de ne rien dire. Il m'a dit qu'il avait peur de se faire gronder par Mme Honorine. Je ne pensais pas que c’était si grave ! Et puis Monsieur a été assassiné !
— Maintenant, vous allez monter dans la chambre avec l’inspecteur Lenormand et lui montrer ce que vous pouviez voir de la fenêtre.
Je l’y accompagnai. La jeune fille ouvrit la croisée et me montra le bosquet, un peu éloigné, mais bien visible. Celui où nous avions trouvé la branche coupée avec des traces de sang.
Je la remerciai et lui demandai de rester discrète à propos de son interrogatoire. Puis nous redescendîmes et elle se rendit à l’office.
— Alors ? demanda Renouf lorsque je pénétrai dans le salon.
— On voit bien le bosquet, quoi que celui-ci semble assez loin. Elle semble nous avoir dit la vérité.
Il s'adressa à Bertier.
— Si cela ne vous dérange pas, je vais laisser Gilbert interroger le jardinier, puisqu'il en sait déjà pas mal sur son compte.
Justin Le Floch entra timidement, sa casquette entre les mains. Cette fois-ci, ne semblant pas en mener large, il était humble et respectueux.
— Alors, que s’est-il passé dans le jardin, le jour de la disparition de votre patron ? demanda Renouf.
Il me lança un coup d'oeil discret. Je pointai un doigt accusateur vers lui. J’allais au bluff. Les propos tenus par Honorine m'avaient fait penser qu’il avait de sérieuses raisons de s’en prendre à Malandain. D’ailleurs, je n’avais cru qu’à demi à son histoire de branche tombée sur sa tête.
— Ce jour-là, il n’était peut-être pas venu s’excuser et vous pourriez avoir réagi assez violemment à ce qu'il vous a dit, n’est-ce pas ? Quelqu'un vous a aperçu en train de vous disputer avec lui.
Je continuai à le fixer, sans détourner le regard et j’attendis. Finirait-il par se dévoiler ? Etais-je dans le vrai ? Pas sûr !
Les yeux rivés au sol, la mâchoire crispée, la jointure de ses mains noueuses blanchie à force de serrer les poings, il semblait revivre sa houleuse discussion avec son patron. Sa pomme d’Adam remontait et descendait. Puis après quelques instants, il finit par avouer, la tête baissée.
— Oui, c'est vrai. Depuis son projet d'abattage des arbres, j'avais décidé de ne plus lui adresser la parole. Mais, ce matin-là il s'est montré particulièrement odieux avec moi ! Il m'a redit qu'il était temps que je prenne ma retraite et qu'Honorine et moi, étions bon pour l'hospice...
Sa voix se brisa et il redressa la tête.
— Vous vous rendez compte ? Me dire cela, après tout ce qu’on a fait pour cette famille depuis quarante ans ? Alors que notre fils s'est enrôlé dans son maudit réseau de résistants ? Les Allemands l’ont pris, l’ont torturé… Et voilà le remerciement ! Il nous renvoie alors qu'on peut encore travailler. C'est toute notre vie ici. Alors, j'ai eu un coup de colère...
Il regarda ses mains. Elles tremblaient. Puis, il reprit le dessus.
— Je l'ai frappé avec la branche que j’avais encore à la main ! Puis, je l’ai jetée par terre. Le voyant allongé, je me suis précipité. Son cuir chevelu saignait. Je lui ai parlé, il était conscient. Mais j'ai quand même eu peur et je suis allé chercher la trousse de secours. Et quand je suis revenu avec Simone, il n’était plus là. Nous avons cru qu’il était rentré au manoir…
Et il se mit à sangloter.
— Je ne comprends pas pourquoi il était devenu si méchant avec tout le monde ces derniers temps. Il n’a jamais eu un caractère facile, mais jamais il n’avait été comme cela. C'est terrible ! Je ne voulais pas le tuer… Mais il avait dépassé les bornes...
—Vous ne l'avez pas tué, mais vous l'avez assommé, intervint Bertier. Le coup n’était pas mortel, mais il aurait pu l'être, si la branche avait été plus grosse !
— Mais qui, à part moi, pourrait lui en vouloir le plus ? répondit-il d'une voix tremblante. Va-t-on me mettre en prison ?
Renouf et Bertier se regardèrent. Que décider ? Finalement, il fut emmené entre deux agents, pour quarante huit heures de garde à vue. Honorine, le regardant partir, nous jeta un regard noir de colère, et alla s'enfermer dans la cuisine.
— S’il était vraiment coupable, pensez-vous qu’il aurait laissé la branche en évidence dans le parc ? demandai-je à Renouf lorsque nous revinmes dans le salon.
— A moins qu'il ne s'agisse d'une ruse pour se disculper, mais cela m'étonnerait.
Je compulsai mon carnet, déjà pratiquement plein.
— En tout cas, ce matin-là, Pierre Malandain était au village jusqu’à midi, sa femme était au lit avec la migraine, soi-disant, André Malandain était dans la bibliothèque… seul ! Et l'après-midi, Pierre et Marie faisaient la sieste, André faisait des croquis des arbres du parc, Mme Malandain était avec lui...
— Ils mentent peut-être pour se couvrir mutuellement, intervint Bertier. On n'est sûrs de rien. On n'a aucune indication quant à l'heure du crime et aucune preuve, hormis l'agression perpétrée par le jardinier. C'est notre seul suspect. Avait-il agressé son patron, puis pour donner le change, puis fait semblant de s'inquiéter, et aurait décidé de l'assassiner pour ne pas être renvoyé ?
En mon for intérieur, je pensai que tout cela ne tenait pas vraiment debout. J'avais l'intime conviction que Justin était innocent. Mais, l'intime conviction, est-ce suffisant ?
Le mystère demeurait entier.

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