Mille tourments

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L’autorisation d’inhumer la victime fut enfin accordée. Nous étions déjà le dix octobre. Le cœur lourd, j'avais tenu à assister aux obsèques de Bernard Malandain. Pourquoi la mort de cet homme m’affectait-elle autant alors que je ne le connaissais ni d’Eve, ni d’Adam ? Probablement à cause de cette maudite et incompréhensible sensation de « déjà vu » et ce cauchemar récurrent qui recommençait à hanter mes nuits.

Dans l'église pleine à craquer. debout tout au fond, j’écoutais le discours du prêtre vantant les qualités du défunt et promettant une vie éternelle, à laquelle moi-même je ne croyais qu'à demi. Je remarquai devant, près du cercueil, la présence des deux frères, de leur mère, de Justin et d'Honorine, mais pas celle de Marie. Puis, je distinguai, au fond, et à l’écart, une jeune fille toute vêtue de noir, ses cheveux blonds cachés par un foulard. Je la reconnus. C’était Pierrette Lefebvre, dont l’existence n’avait toujours pas été révélée à la famille. Se sentant observée, elle tourna furtivement la tête en ma direction et me sourit timidement.

Le glas résonnait tandis que le cercueil franchissait la porte de l’église. La procession se dirigea vers le cimetière du village, tout proche, sous un ciel gris aux nuages bas, semblant au diapason de ce triste événement. Lorsque le cercueil fut descendu, un frisson me parcourut l’échine. Cela me rappela l’enterrement de ma propre mère, partie bien trop tôt. Tous défilèrent devant la tombe pour y jeter une rose. Poussé par une irrésistible pulsion, je m’approchai également.

Aussitôt, le lugubre vent de ce début d’automne se mit soudain à souffler entre les tombes, faisant relever les cols des manteaux. Alors que je jetai ma rose sur le cercueil, un froid intense, venu de l’intérieur, me saisit.

A la sortie du cimetière, j'allai saluer les Malandain. Ils semblèrent surpris et touchés par ma venue. Puis, je repartis.

Ayant pris un jour de congé entier, je passai une heure ou deux à errer, mélancolique et désœuvré, sur les quais de la Seine à regarder les bateaux passer.

Puis, je déambulai dans les rues étroites du vieux Rouen, bordées de vielles maisons à pans de bois chargées d’histoire et parfois branlantes. Quelques une avaient été détruites par les bombardements des alliés et pas encore reconstruites. Il ne restait que des trous béants, ou des pans de murs soutenus par des étais. Les bombes lancées lors de la terrible semaine rouge de mai 1944 avaient transformé la ville en champ de ruines. Vingt ans après, ses habitants s’en souvenaient encore. Deux mille victimes, quarante mille sinistrés à Rouen et ses alentours, ce n’est pas rien.

Une pluie fine se mit à tomber. Remontant la rue Jeanne d’Arc, puis empruntant la rue du Gros Horloge, je passai sous son beffroi. Mes pas, résonnant sur les pavés luisants de la rue déserte me menèrent vers la cathédrale, dont la réparation des dommages de guerre s’étaient achevée sept ans auparavant. J’y entrai, cherchant un abri et un peu de réconfort dans le calme de ses voûtes gothiques.

N’en trouvant pas, je retournai à ma 2CV garée devant le palais de justice. La nuit commençait à tomber. Je repris la route vers mon domicile, longeant la Seine jusqu’à Poses, où j’habitais. La brume recouvrait les étangs d’une écharpe blanche et effilochée, comme du coton que l’on étirerait.

Tout en conduisant, je ne pouvais m’empêcher de penser à ce meurtre odieux, à la manière dont on s’était débarrassé du corps. Sa vision me hantait de jour comme de nuit. Soudain, une pensée furtive traversa mon esprit. La réflexion du jardinier m’était revenue en mémoire, croisée avec les propos des deux frères. Pourquoi la victime tenait-elle des propos aussi virulents envers ses proches ? Son caractère semblait avoir profondément changé peu avant sa mort.

Je m’arrêtai sur le bas-côté de la route pour réfléchir. Je ne trouvais pas de réponse. Il faudrait que je demande à Vergne ce qu’il en pense. Le cancer dont Bernard Malandain souffrait devait avoir une forte incidence sur son mental.

Je redémarrai ma voiture. Lorsque j’arrivai à la maison, je gardai le silence. Heureusement, Sophie ne me fit aucune remarque. Comprenant que je ne tournais pas rond depuis un certain temps, Elle avait probablement mis cela sur le compte de mon enquête. Je voyais son regard inquiet se poser sur moi de temps à autre et je tentais d’esquisser un pauvre sourire qui ne semblait pas la tromper.

Je me couchai de bonne heure, désireux de m’abandonner à l’oubli du sommeil. En espérant que celui-ci ne soit pas interrompu une fois de plus. Et, totalement épuisé comme une batterie déchargée, je m’endormis rapidement.

Le répit fut de courte durée. Durant la nuit, je me réveillai en sursaut, transpirant, le cœur battant la chamade. Le même rêve était revenu : l’immersion en face de la victime qui flottait dans les eaux vertes. Celle-ci essayait de me parler, lançant un appel au secours. Mais seules des bulles sortaient de sa bouche. Cette connexion avec elle me dérangeait et je n’osais en parler à quiconque.

Puis, me forçant à respirer doucement, je me calmai. Je me tournai vers Sophie. Je voyais son visage éclairé par un rayon de lumière sélène émanant du rideau mal tiré. Dormant profondément, elle ressemblait à un ange. Des larmes avaient séché sur ses joues, laissant des petites traînées. Mon cœur se serra. J’en étais sûrement à l'origine. Elle devait se faire du souci pour moi. Je dois lui demander mille fois pardon de lui en causer autant. J’effleurai son front de mes lèvres pour y déposer un léger et tendre baiser. Je m’abstins de caresser ses cheveux. Poussant un gémissement, elle ne se réveilla pas.

Quant à nos étreintes, mon envie amoindrie les avaient espacées. Pourtant je l’aimais toujours. Etait-ce sa grossesse qui me bloquait ? Que m’arrivait-il ? Plus rien ne tournait rond chez moi.

Je ne pus me rendormir. Mes yeux restaient grand ouverts, mon esprit battait la campagne. Je repensai à ce matin. Je m'étais inquiété, surprenant ma moitié, accroupie dans les toilettes, prise de nausées. Elle m’avait rassuré en me disant que c’était normal. Cela lui arrivait-il souvent pendant mon absence ? Certainement, mais elle n’en parlait jamais. Ce n’est pas facile d’être une femme. Je m’en rendais compte maintenant.

De fil en aiguille, je repensai à cet enfant à venir. Sera-ce un garçon ou une fille ? A qui ressemblera-t-il ? Aura-t-il les cheveux et les yeux clairs ? Nous étions blonds tous les deux. Il avait des chances de l’être aussi. Serai-je un bon père, suffisamment présent ? Une boule d’angoisse me serra la gorge et je me surpris à soupirer.

Bertier était père de quatre enfants, élevés par sa femme, mère au foyer. L’aîné, vingt ans, le dernier treize. Quel père avait-il été ?

Que la nuit semble longue lorsqu’on ne dort pas et que mille tourments vous assaillent ! J'attendais le jour avec impatience.

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