Les résistants
La journée finie, je me rendis au domicile du commissaire, après avoir averti Sophie que je rentrerais tard, souhaitant lui épargner toute inquiétude inutile.
Je sonnai à sa porte. Il m’ouvrit aussitôt. Il devait m’attendre. Je le suivis dans son salon. Il composa un numéro. L’homme qui répondit s’appelait Henri et acceptait de nous recevoir le soir même. Il alla ensuite voir son épouse dans la cuisine. Me tenant à l'écart dans l'entrée, j'assistai de loin à une petite scène touchante.
— Suzanne, je suis désolé, je vais te faire faux bond ce soir, j'ai une mission urgente et je ne pense pas pouvoir rentrer diner.
— Oh quel dommage ! Je t'avais préparé un bon pot au feu ! s’exclama-t-elle d'un air déçu.
— Je le mangerai réchauffé demain midi, si tu le veux bien .
— Ne t'inquiète pas, je t'en garderai une part.
Il l'embrassa sur le front.
— Tu es une perle Suzanne, dit-il, tu mériterais une médaille pour supporter un vieux bonhomme comme moi, toujours absent.
— J'ai su en me mariant avec toi que j'épousais aussi ta profession ! répondit-elle en souriant. Alors file ! Et ne rentre pas trop tard quand même.
La compréhension exprimée par son épouse, après toutes ces années de mariage, m’émut. Sophie montrerait-elle la même patience envers moi dans le futur ? Je l’espérais.
Le commissaire nous conduisit à l'adresse qu'il connaissait bien, place du Vieux Marché, un quartier emblématique de Rouen. Celui-ci avait été partiellement épargné par les bombardements, et quelques maisons à colombages qui y avaient échappé subsistaient encore. Il me confia pendant le trajet qu'il avait l'impression étrange de retrouver ses quarante ans et qu'il était anxieux de revoir son ami, Henri Levasseur.
Je sentais, en le regardant monter les escaliers branlants du vieil immeuble, qu'il était ému et je lui emboitai le pas. Il sonna et un homme âgé au visage souriant ouvrit la porte. Sans se parler, ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Par discrétion, je restai en retrait et les laissai à leurs effusions. Puis, notre hôte me salua.
Pénétrant l'intimité de sa petite salle à manger aux meubles datant d’avant-guerre, nous nous assîmes autour de la table ronde revêtue d'une toile cirée, sous le cercle jaune projeté par le lustre, comme pour un simple repas entre amis ou une partie de belote.
— Bon, dites-moi, qu'est-ce qui vous amène ? demanda-t-il.
— Je suis sur une affaire qui pourrait être en relation avec nos activités clandestines dans la résistance et d'un certain Michel Aurilly, répondit Renouf.
Henri leva un sourcil interrogateur.
— Aurilly ? Notre chef de réseau ? Maintenant, je peux le dire, il y a prescription, car son vrai nom était Bernard Malandain. J’ai appris qu’il avait été assassiné. C’est terrible ! Cela m’a choqué.
Henri continua, l'air concentré, fronçant les sourcils :
— Il était très courageux. Il avait laissé tomber ses affaires, pourtant florissantes, pour entrer dans la résistance, alors qu'il avait trente-six ans, chargé de famille et qu'il avait pignon sur rue. Mais grâce à Jean, il a pu mettre sa femme et ses fils à l'abri en Suisse, chez des cousins, via une filière de passeurs, Celle de Jean Berton, son associé, n'a pas eu de chance.
— Qu'est-il arrivé ? interrogea Renouf.
— Les Malandain ont pu partir, et passer entre les mailles du filet, mais pas la femme et les enfants de Berton. On n'a jamais eu de leurs nouvelles. On a dit qu'ils avaient été tués lors du mitraillage du train qui les emmenait. Savais-tu que Jean Berton était le patron de Malandain, et que ce dernier, ayant apporté du capital, était devenu son associé ? Une profonde amitié liait les deux hommes, comme des frères. Après la guerre, Malandain a repris l'affaire. Tiens, je dois avoir une des rares photos de l'époque. Donnez-moi deux minutes.
Il ouvrit son buffet et ressortit une boîte de biscuits en fer. Farfouillant dedans, il en ressortit une photographie. Des hommes armés y figuraient. Je reconnus Henri, et Michel, mon parrain.
— Et le grand, tout à gauche, c'est Jean Berton !
Puis, le visage d’Henri Levasseur s’assombrit soudain.
— Mais un autre drame s’est produit, entachant la réputation de Bernard, poussant celui-ci à rejoindre le réseau du Havre.
Bouleversé, il s’arrêta quelques secondes et reprit son récit.
— Il m’est encore pénible de l’évoquer. Un jour funeste de septembre 1943, de retour d'une mission de sabotage, nous étions passés par la forêt, près de Jumièges et nous sommes tombés sur une patrouille de SS motorisés. Bien entendu, ils nous ont tiré dessus comme sur des lapins dès qu'ils nous ont vus. Jean avait été gravement touché et nous avons dû le porter jusqu'à un souterrain communiquant avec l’Abbaye.
Henri s’arrêta et prit un air plus grave.
— Mais malheureusement, nous n'avions rien pu faire pour le sauver. Grièvement blessé, il est mort une demi-heure après. Comme nous étions en fuite, nous ne pouvions pas garder le corps avec nous. La mort dans l'âme, avons dû l’abandonner sur place, dans le souterrain.
Il s'arrêta de parler, sous le coup de l’émotion.
— Enfin, reprit-il, plus tristement, il y a eu ensuite cette sale rumeur disant que Malandain aurait exécuté Berton parce que celui-ci était près de nous trahir. C'est complètement faux. Je l'ai vu mourir de mes yeux, parce que les Allemands l'avaient abattu d’une rafale de mitraillette dans le dos.
— Mais pourquoi Berton aurait-il pu trahir ? demanda Renouf.
— On a dit, ce ne sont que des on-dit, que la Gestapo aurait pris en otage sa femme et sa petite fille, Marie, pour le contraindre, par le chantage et la menace, à trahir le réseau ! C'était une pratique courante de la part de ces salopards, et avec la complicité de certains « bons français » par-dessus le marché ! Mais ce n'étaient que des rumeurs colportées par des personnes malveillantes. Quelle sale période quand j'y pense ! De quoi devenir misanthrope pour la vie ! Et puis, cette pauvre petite Marie, elle avait sûrement été tuée elle aussi.
— Je te rassure, elle est en vie ! Elle a été adoptée fin 1945 par M.et Mme Paul Lemarchand. Je suppose qu'elle a dû être récupérée par la Croix Rouge et placée dans un orphelinat auparavant, et Dieu sait ce qu'elle a pu voir et endurer entretemps.
— Alors, elle aurait donc survécu ? Et ce Lemarchand, si c'est celui auquel je pense, je le connaissais. Il était policier, comme toi, mais on ne savait pas trop de quel camp il appartenait. D'après ce que j'ai entendu dire, il ne prenait pas beaucoup d'initiatives. Il attendait de voir, comme bien d'autres à l’époque, qui serait le vainqueur, mais ce n'était pas le pire d'entre eux. Il ne torturait pas les résistants, lui !
Renouf soupira. De mauvais souvenirs remontaient. Des choses qu'il aurait souhaité enfouir au plus profond de sa mémoire.
— Lemarchand, il participait aux rafles. Il allait chercher les Juifs chez eux. Il les emmenait à la prison Bonne Nouvelle, tandis que moi, avec d'autres camarades, nous essayions de passer avant eux pour les prévenir d'une rafle imminente. C'était risqué. Nous avions failli nous faire pincer plusieurs fois, et nous n'avions pas toujours réussi notre coup.
Il s'arrêta de parler quelques instants, et reprit :
— Ah, au fait, des armes n'auraient-elles pas été cachées dans la région ?
— Oui, bien sûr, toutes celles que nous récupérions lors des parachutages. des fusils, mais aussi des grenades et des explosifs pour faire sauter les ponts et les voies ferrées. Nous étions en relation avec les fameux Diables Noirs* qui appartenaient au réseau anglais "Buckmaster" pour la Normandie. Il opérait sur le territoire de Saint Denis le Thiboult, à l’est de Rouen. Les munitions étaient souvent cachées dans des fermes. Malandain voulait faire de même à Jumièges, mais nous avions échoué. Notre organisation n'avait pas fait long feu.
— J’ai effectivement entendu parler des Diables Noirs, mais après la Libération. Composé d'une vingtaine de maquisards, il était dirigé par les frères Boulanger.
— Ils étaient audacieux ! Ils opéraient à quelques dizaines de mètres d’un poste de commandement d’une division allemande, ce qui permettait d’espionner l’ennemi et de transmettre des informations aux Alliés, jusqu’au jour où… les frères ont été dénoncés et arrêtés par la Gestapo. Mais le réseau a été rapidement reconstitué et ils ont réussi là où nous avons échoué.
Il s’arrêta un moment et reprit :
— Pour en revenir à nos armes, Nous les avions cachées dans le souterrain de Jumièges au fur et à mesure des arrivées. Nous n'avions pas pu tout utiliser et il se pourrait qu'une partie s'y trouve encore… Le souterrain a été fermé, l’entrée s’est éboulée et il n’abrite plus que des chauves-souris que personne ne vient déranger. D’ailleurs, c’est mieux comme cela… Berton doit encore s'y trouver...
* Ce réseau, ainsi que les personnes citées, a réellement existé. Les événements concernant Jumièges sont totalement issus de mon imagination débordante.

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