Un homme nommé Danny
Il était vingt et une heures. La voiture du commissaire longeait les quais de la Seine, vers Canteleu, à quelques encâblures, à l'Ouest de Rouen. J’y avais laissé ma Deux-Chevaux, garée devant sa maison.
Pendant ce trajet, mon esprit tournait à plein régime. Ces révélations concernant mon parrain m’avaient profondément chamboulé : le drame de famille Berton et la mort tragique de son meilleur ami. J’avais enfin compris pourquoi tous les conciliabules tenus à la maison en sa présence cessaient immédiatement dès que je m’approchais. Ma mère était probablement au courant de ses activités de résistant. Cependant, jamais elle ne m’en avait parlé. Un trait définitif avait été tiré sur lui lorsqu’il avait cessé de venir nous voir, sans que j’en comprenne la raison. Que c’était-il passé entre ma mère et lui ?
Et Marie Malandain, la fille de Jean Berton dans tout cela ? Son apparente frivolité compenserait-elle des traumatismes passés ? Je la trouvais antipathique au départ, mais maintenant, elle m’intriguait. J’éprouvais presque de la compassion envers elle.
La voix grave de Renouf me fit sursauter, rompant soudain le silence.
— Je me demande si j’ai bien fait de vous entraîner là-dedans !
— Je crois que c’est plutôt moi, à cause de mes intuitions...
— C’est juste ! Cependant, vous m’avez permis de renouer avec mon passé… et retrouver ce bon vieil Henri que j’avais quelque peu délaissé… Je dois faire amende honorable. Le manque de temps n’est pas une excuse suffisante pour abandonner ses vieux amis.
— Et vous, vous étiez résistant vous aussi ?
Il laissa passer quelques secondes avant de répondre.
— Oui, mais pas dans le réseau de Malandain. Le mien était chargé de noyauter les administrations. Vous savez, les flics et les gendarmes n’étaient pas tous des salauds. Avec quelques collègues, je m’arrangeais pour faire fabriquer de faux papiers et donner des coups de tampon à droite et à gauche. Je connaissais à l'époque un fameux faussaire ! Un Irlandais. Un drôle de bonhomme ! Je me demande s’il est toujours en vie. Il ne doit pas être tout jeune. « Danny » on l’appelait ! En réalité, son nom était Daniel O’Reilly. Il avait déjà au moins soixante ans à l’époque !
— Un Irlandais ? Que faisait-il là, en France ?
— C’était un professeur d’histoire médiévale, spécialiste en enluminures. Il avait aussi un sacré coup de crayon. Mais pas du genre assommant. Plutôt un passionné qui vous entraîne avec lui lors de ses conférences. Et il nous en faisait, quand on se retrouvait, gratuitement, rien que pour la gloire. Il enseignait à l’université de Rouen et était bien aimé des élèves. Et puis… son histoire n’est pas simple. Il avait fui l’Irlande dans les années vingt, pendant la guerre de l’indépendance.
Il se tut pendant quelques secondes et reprit.
— J'aimais bien cet homme. Il avait connu de terribles épreuves. Dénoncé en tant que terrorriste par une lettre anonyme, il a été interrogé par la police anglaise et incarcéré. Bien sûr, il n'a rien avoué puisqu'il était innocent.
Le commissaire soupira longuement.
— Il n'a jamais su qui en était à l’origine. mais il a pensé à une probable jalousie de la part d'un confrère qui lorgnait sa place à l'université et qui aurait monté une cabale contre lui. Finalement, après une longue enquête, il a été innocenté et libéré. Mais, dégoûté, il a quitté définitivement son pays pour venir en France. Il avait alors une quarantaine d'années.
Il reprit après quelques secondes de silence.
— La dénonciation, c'est un poison… Les frères dénoncent leurs frères, les voisins dénoncent leurs voisins... J'en ai vu défiler, moi des lettres de dénonciation ! Personnellement, je n'y donnais pas suite. Je les jetais au feu. Elles me donnaient l'envie de vomir.
— Et, a-til été inquiété pendant l’occupation ?
— Il n'aurait plus manqué que cela ! Non, car, heureusement pour lui, car l’Irlande était restée neutre. Les Allemands lui fichaient la paix et le respectaient, avec son air doux et gentil. Ils lui donnaient du "Herr Professor". Ça nous arrangeait bien !
— J’ai une drôle d’idée qui me vient en tête. O’Reilly, phonétiquement, ça ressemble à « Aurilly ».
L’automobile fit une brusque embardée, puis s’arrêta sur le bas-côté.
— Que se passe-t-il ? demandai-je l’air inquiet. Vous ne vous sentez pas bien ?
— Gilbert, vous êtes un génie ! Bien sûr ! Comment cela a-t-il pu m’échapper ? Aurilly, O’Reilly ! Il y a sûrement un lien ! Mais, lequel ? Malandain se serait-il servi de ce nom pour trouver ce drôle de pseudonyme ? Se connaissaient-ils ? Il faut creuser tout cela !
— Et l’arme de guerre qui l’a tué ? Tout cela semble lié à ses activités de résistant. Les souterrains de l’Abbaye de Jumièges… Elle pourrait bien provenir de là.
— C’est fort probable -Il soupira- Cependant il y a un hic ! Vous n’êtes plus sensé pouvoir participer à cette enquête !
— Plus sensé ?
— Pour cause de risque de manque d’objectivité ! Mais... heureusement… L’article 74 du code de la procédure pénale ne l’interdit pas.
— Oui, je le connais… bien que le droit pénal, ce n’était pas mon fort… Et puis, je ne voulais pas être avocat, moi ! bougonnai-je.
— Cependant, cet article ne vous interdit pas d’enquêter sur la mort d’un proche. Cela ne constitue pas un délit en France. Il faut quand même en référer au procureur. Je vais l’appeler demain. Je crois qu’une petite réunion s’impose… Il est temps que vous fassiez sa connaissance. Vous verrez… il n’est pas désagréable !
Ayant retrouvé ma Deux-Chevaux, et après lui avoir souhaité bonne nuit, je repris la route, longeant de nouveau la Seine vers le Sud, puis les plans d’eau aux alentours de Poses. J’arrivai bien trop tard. Sophie dormait déjà. Je m’en voulais tant de laisser ma femme toute seule, dans son état. Je ne devrais plus me laisser entraîner dans des enquêtes qui m’obligeaient parfois à rentrer au cœur de la nuit. Mais je savais que c’est un vœu pieux, quand on est policier...
Et cette affaire qui me concernait devenait... franchement envahissante.

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