Dans le bureau du procureur
Emile Farcy ressemblait à un gros chat que l’on s’attendrait à entendre ronronner. Sa rondeur témoignait de son appétence pour la bonne chère et le bon vin.
Lorsqu’il vous écoutait, il se ramassait sur lui-même. Pendant votre discours, ses yeux se plissaient progressivement, jusqu’à devenir deux fentes. Mais il ne fallait pas s’y fier. Lorsqu’il jugeait une information cruciale, ses prunelles s’ouvraient tout à coup, dévoilant un regard vert et rusé. Ses mains se dépliaient alors, comme des pattes prêtes à saisir une souris qui aurait la mauvaise idée de passer à sa portée. Sa curiosité éveillée, son acuité intellectuelle se mettait aussitôt en branle. Lors des interrogatoires, les criminels n’avaient qu’à bien se tenir. Il ne les ratait pas.
Ce jour-là, nous étions tous les trois assis devant son bureau. Renouf, Bertier et moi. J’étais intimidé par les lambris donnant un air solennel à la pièce et les bibliothèques remplies de livres. J’avais l’impression d’être chez un éminent professeur d’université.
— Alors, qu’avez-vous à m’apprendre de neuf sur cette fameuse affaire Malandain ? demanda-t-il de sa voix grave.
La première enquête à laquelle je participais et qui me tenait tant à cœur n’était à ses yeux que "l’affaire Malandain". Un cas comme un autre, un épais dossier en carton qui finirait un beau jour, avec un peu de chance, dans une boîte d’archives dans les enquêtes élucidées. Et des affaires, il en gérait des dizaines à la fois. En témoignaient les piles de dossiers et de parapheurs encombrant son bureau.
Aussitôt, Renouf lui fit le compte rendu de ce que nous avions appris chez Henri Levasseur. Il le tutoyait. Ils devaient se connaître depuis la nuit des temps.
Les yeux de Farcy se plissèrent de nouveau, les rouages de son cerveau tournant à toute allure. Il s’adressa à moi, ce qui me surprit.
— Et cette Marie Berton, rescapée du mitraillage du train. C’est curieux qu’elle ne vous n’ait pas tout révélé de ses origines et encore plus étrange qu’elle ait épousé un Malandain. Cependant, je ne crois pas aux coïncidences ! Et comment avez-vous eu l’idée d’effectuer les recherches concernant son état civil ?
— J’avais besoin de renseignements pour notre dossier, répondis-je. Lors de son interrogatoire, elle n’avait pas été en mesure de nous présenter une pièce d’identité. Alors, j’ai voulu vérifier nos informations la concernant, et comme je n’en trouvais pas, je suis allé à la Mairie de Rouen et j'ai consulté le registre des mariages
— Bonne initiative, jeune homme ! J’apprécie votre côté méticuleux. Mais sinon, comment la sentez-vous, personnellement ?
— Elle m’intrigue. Elle joue les ingénues dépensières, cependant, quand on connaît son passé, cela sonne faux.
Il m’évalua du regard, les yeux pétillants de malice. Intimidé, je me tortillais sur ma chaise. Ma mèche sur le front trop longue, mon air de grand échalas, passaient au crible de son regard amusé.
Son examen fini, il ouvrit sa boîte de cigares et nous en proposa. Bertier et moi déclinâmes son offre tandis que Renouf sortait une Gitane de son paquet. Puis, il en alluma un, prenant son temps et en tira quelques bouffées.
— Georges, pourquoi as-tu fait venir ce jeune homme ? Je parierais ma chemise qu’il est très concerné par cette affaire, je me trompe ?
— On ne peut rien te cacher, Emile ! Gilbert a découvert que Bernard Malandain était un cousin qu’il ne connaissait que sous le nom de Michel Aurilly.
— Ce fameux résistant ! J’en ai entendu parler. C’était votre cousin ? A quel degré ? me demanda-t-il.
— Je ne le sais pas vraiment. Je n’en suis même pas sûr. Ma mère ne m’a jamais donné d’explications. Il faisait simplement office de parrain, car je n’ai pas été baptisé.
— Hum ! La parenté n’est pas réellement avérée. Cela aurait pu n’être qu’un ami de la famille avec lequel vous entreteniez une sorte de relation affective.
— La dernière fois que je l’ai vu, j’avais dix ans. Et lorsque je l’ai aperçu à la morgue, j’ai eu du mal à le reconnaître. Cependant, j’ai eu l’impression que c’était lui, ce qui s’est avéré juste.
— Serait-ce dû à votre flair de policier ? Ou plutôt votre inconscient, voire une intuition ? Celle-ci mène parfois sur des pistes intéressantes, mais, comme toute chose, il ne faut pas trop en abuser. On doit chercher…
— Un faisceau d’indices concordants, coupa Bertier. C’est ce je luis dis constamment !
— Vous avez raison, Jacques, un policier doit avant tout chercher des preuves, mais parfois, un peu d'intuition, ça peut aider...
Farcy tira une bouffée de son barreau de chaise et fit des ronds de fumée, réfléchissant. Puis, il conclut :
— Je suis favorable à ce que votre jeune inspecteur participe à l’enquête, à condition qu’il soit bien encadré par vous, Jacques. Mais, s’il se retrouve impliqué personnellement d’une manière ou d’une autre, il devra en être écarté. Je n’admettrai aucun dérapage.
Puis, il ajouta : "Cette histoire de résistants peut nous mener sur une piste et Marie Malandain pourrait avoir un lien avec ce passé. Par ailleurs, en ce qui concerne son époux, je propose que l’on mette d’abord en place une surveillance discrète, en ce qui concerne ses activités".
— Pas de mandat de perquisition ? demanda Bertier.
— Pas pour l’instant. Laissons-le agir et croire qu’il n’est pas soupçonné. Il se méfiera moins. Mais, si jamais vous découvriez quelque chose…
Cette entrevue prit fin. J’étais soulagé. Cet homme bienveillant au regard malicieux semblant faire preuve d’un esprit ouvert avait accepté que je continue. Cependant, la notion d’implication personnelle me paraissait floue. J’avais néanmoins l’impression que je serais, plus que jamais, sous la surveillance de Bertier.

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