Jumièges
Après notre réunion dans le bureau du procureur, nous retournâmes au commissariat. Le domicile de Pierre Malandain était désormais sous la surveillance discrète de la police. Les inspecteurs se relayaient. Le suspect semblait terré chez lui, et n’en sortait plus. Un homme était posté également devant son entreprise de transport. Des camions entraient et sortaient. Selon toute apparence, son activité continuait à se maintenir.
Renouf m’avait demandé de remonter la piste des résistants et des souterrains de Jumièges. Je m’y rendis avec ma Deux Chevaux. Je me garai dans la rue juste devant le monument. Je fus impressionné immédiatement par la beauté de ces ruines dont les pierres blanches tranchaient avec le bleu du ciel. Ses deux tours se dressaient fièrement de chaque côté de la porte. Je pénétrai à l’intérieur de la nef. Le ciel avait remplacé le plafond. Ses colonnes supportaient des voutes romanes, ainsi que les trois niveaux des étages supérieurs, sur vingt-cinq mètres de haut. Le soleil déclinant de la fin d’après-midi rendait une atmosphère mystérieuse. Le soir allait tomber rapidement et, à cette époque de l’année, les touristes se faisaient plus rares.
Je m’extasiais sur ces ruines admirables. Cependant, je ne trouvai pas l’entrée d’un quelconque tunnel. J’étais déçu. Je faisais demi-tour lorsque j’aperçus une silhouette pénétrant dans la nef.
— Merveilleux endroit, n’est-ce pas ? dit l’inconnu.
Il alla à ma rencontre. C’était un homme âgé, presque aussi grand que moi. Élégamment habillé, l'air très distingué, il portait de grosses lunettes d’écaille. Il avait une abondante chevelure blonde mêlée de mèches blanches, coiffée avec soin sur le côté. Son visage mince et légèrement émacié me parut étrangement familier. Malgré les marques du temps, les traits fins et racés de sa physionomie suggéraient qu'il avait dû être assez attrayant autrefois.
— Je cherche les tunnels, lui dis-je. Sauriez-vous par hasard où se trouverait leur entrée ?
— Tout près de l’église Saint-Pierre. Mais ils sont fermés. Ce n’est pas un endroit que l’on visite habituellement.
— Ah ! dommage. J’aurais bien voulu y jeter un œil.
— Vous êtes un amateur de vieilles pierres ? Un archéologue ? Non. Je ne crois pas. Votre tenue laisse supposer que vous n’en êtes pas un. Personnellement, je n’ai jamais vu un archéologue habillé en costume-cravate.
— Je suis policier. C’est dans le cadre d’une enquête.
— Voilà qui est intéressant. Le Moyen Âge ainsi que les vieilles pierres de la région n’ont pas de secrets pour moi. Et vous enquêtez sur quoi ? Les méfaits des Vikings ? Il y a prescription ! plaisanta-t-il. Je me présente. Professeur Daniel O’Reilly pour vous servir, si toutefois je peux vous aider.
— C'est le ciel qui vous envoie ! Le commissaire Renouf m’a parlé de vous. Je suis justement sur la piste des résistants qui se sont réfugiés dans les tunnels de Jumièges.
— Ce bon vieux Georges ? Il est toujours en activité ? Mais alors, d’après votre âge, vous seriez donc l’inspecteur Lenormand ?
— Lui-même. Comment le savez-vous ?
— Louise m’a parlé de votre enquête… Vous autres, policiers, n’aviez pas été tendre avec elle ! La soupçonner d’avoir assassiné ce pauvre Bernard ! Quelle absurdité ! Oubliez cette piste ! Bien qu’il avait parfois un fichu caractère, personne dans le manoir n’aurait eu l’idée de l’occire.
— Vous connaissez donc Bernard Malandain ?
— Bien sûr, c’est mon cousin ! Enfin… un peu éloigné, mais cousin tout de même !
J’étais estomaqué. Peut-être aurai-je un lien de parenté avec lui ? Cette éventualité me troubla un instant, mais je n’en laissai rien paraître.
— Alors, vous cherchez des galeries ? Voilà qui n'est pas banal pour une affaire de meurtre ! Bonté divine ! Vous êtes tombé sur la bonne personne ! Voyez-vous, de par ma profession, j'ai été amené à étudier l'architecture médiévale de la Normandie, ce dont je ne me suis pas privé de faire ici, avec ce riche patrimoine architectural à portée de main, et bien entendu, Beaumanoir n'a pas échappé à mes investigations. D'ailleurs, à la demande de mon cousin, nous avions, au début de la guerre, exploré les cachettes de la région. Il voulait les utiliser pour son réseau de résistants.
— Pour son réseau de résistants ? demandai-je, feignant l’ignorance afin d'en savoir un peu plus.
— Mais oui ! Bien que Bernard me l'ait proposé, je n'en ai pas fait directement partie. J’aurais sûrement été un fardeau, n'ayant pas, déjà à l'époque, une vue excellente, n'étant pas très sportif et, je l'avoue, pas d'un grand courage physique non plus. J’étais plutôt du genre « rat de bibliothèque ». J’avais proposé à Georges, qui faisait partie du réseau qui noyautait la police, de faire des faux papiers, ce qui était bien plus à ma portée. Ayant acquis une petite habileté dans la restauration de livres anciens, et aussi une certaine dextérité, j'ai alors utilisé mes dons de faussaire, ce qui était en fait très amusant ! Je pense que cela lui a un peu rendu service. Et puis personne n'aurait soupçonné un professeur d'art médiéval, sexagénaire à l'époque, un peu myope et surtout très casanier comme moi !
Nous ressortîmes de la nef et cheminâmes parmi les vieilles pierres.
— Connaissez-vous l’histoire de cette abbaye ? me demanda-t-il.
— Non, pas vraiment.
Il me fit alors une rapide conférence. Construite au départ par les bénédictins à la fin du VIIème siècle, elle présentait un mélange de style roman et gothique. Ses ruines, témoins de son passé mouvementé, fait de destructions et de reconstructions, étaient mises en valeur par un magnifique parc arboré. Elle avait connu bien des vicissitudes. Son monastère, attaqué par les Vikings au IXème siècle, n'avait été reconstruit qu'au XIème par l'abbé Robert de Jumièges. L'abbaye fut de nouveau attaquée par les huguenots au XVIème siècle. Reconstruite, elle fut désertée définitivement à la révolution. Vendue au titre des biens nationaux, elle connut au fil du temps une longue agonie. Elle fut peu à peu démolie et une partie de ses pierres réutilisées. On ne commença à sauver ses vestiges qu'à compter du milieu de XIXème et elle fut qualifiée "d'une des plus admirables ruines qui soient en France "…
Nous circulions parmi ces vieilles pierres et, je ne savais plus ou poser mes yeux émerveillés. Au terme de cette visite, je me sentis très impressionné et ému par ses restes, splendides et ô combien romantiques, seuls témoins désormais de sa magnificence passée.
— Voici l’entrée des catacombes ! me dit-il en montrant une ouverture grillagée dans un mur. Si vous le souhaitez, je demanderai au conservateur du musée de nous l’ouvrir un autre jour.
— Vous le connaissez ?
— Bien sûr ! Je viens souvent ici. J’habite juste à côté.

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