Le drame irlandais
Tandis que nous avancions tous les deux sur le chemin du retour, la curiosité me poussa à poser des questions au Professeur sur ses étonnants liens familiaux avec les Malandain.
— Jeune homme, avez-vous entendu parler de An Gorta Mor la grande famine qui décima l'Irlande au milieu du XIXème siècle, c'est-à-dire entre 1845 et 1852 ?
— Un peu, mais je n'en connais pas vraiment la cause.
— Je vais essayer de faire court.
Il prit une longue inspiration avant de reprendre.
— L'origine de ce drame remonte à 1649, lorsque les Irlandais se sont révoltés contre Cromwell. Une répression brutale a eu lieu et parmi les représailles, une loi inique a été imposée aux catholiques : les terres qui auparavant étaient transmises au fils aîné devaient être dorénavant divisées entre tous les garçons d'une même famille. Ceci entraina alors le rétrécissement de la taille des exploitations agricoles et les rendit plus vulnérables. Pour subsister, les Irlandais avaient principalement cultivé la pomme de terre, qui n'avait besoin que d'une petite surface. Par ailleurs, la plupart des paysans ne possédaient pas leurs terres et devaient payer un fermage pour cultiver celles de propriétaires protestants d'origine anglaise, les "landlords", qui possédaient alors quatre-vingt-quinze pour cent de la surface agricole. Le climat étant demeuré clément pendant une longue période, la population se multiplia. Mais tout changea lorsque le mildiou, venu du continent, fit son apparition au milieu du XIXème siècle, aidé en cela par un climat devenu humide. La pomme de terre étant désormais la nourriture principale de la population, ce fut une véritable catastrophe.
Au fur et à mesure de son récit, je voyais l'émotion pointer sur son visage, jusqu'à l'envahir complètement, crispant ses traits et embuant ses yeux. Puis, il s’arrêta un instant, se racla la gorge et reprit son récit d'une voix plus rauque.
— Mais le plus révoltant c'est que l'Irlande, sous le joug des Anglais, continua à exporter de la nourriture alors que les gens mouraient de faim. Le gouvernement anglais fit preuve d'un incroyable cynisme et ne fit pratiquement rien pour les aider, au nom de ce satané libéralisme économique. Cette catastrophe fit environ un million de victimes au cours de laquelle des cas d'anthropophagie ont souvent été signalés.
Il tourna alors son regard vers moi. Je fus impressionné par sa métamorphose, laissant transparaître une douleur encore vive, malgré l’ancienneté des faits. Puis, il respira profondément, reprit son calme et continua, d'une voix plus posée.
— Il y eut par conséquent une grande vague d'immigration d’Irlandais vers les Etats-Unis. Et c'est à cette occasion que notre lien familial avec les Malandain prit naissance.
Plus apaisé, le professeur se lança alors dans le récit de la genèse du lien familial entre les Malandain et les O’Reilly.
Cette histoire était très romantique. En 1848, Mary O'Reilly, âgée de vingt ans, avait pris un bateau afin de fuir l'Irlande. Elle avait perdu toute sa famille proche. Ses parents, ses frères et ses sœurs étaient morts de faim ou de maladie. Elle avait perdu contact avec ses oncles et tantes, les ancêtres du Professeur, ayant survécu à la famine et qui vivaient dans une autre région. C'est pourquoi, quasiment seule au monde, puisant dans ses dernières forces, elle voulut absolument quitter ce pays maudit. Elle monta à bord d’un navire de commerce, une goélette, qui partait de Cork et qui devait faire escale au Havre pour prendre du fret puis repartir vers l'Amérique.
Mais une terrible tempête éclata pendant la traversée de la mer d'Irlande, alors qu'ils contournaient le sud de l'Angleterre pour atteindre la Manche et au cours de laquelle l'imprudente Mary, prise par le mal de mer, voulut rester à l’air libre, malgré l'interdiction.
Manquant de nourriture, elle était devenue aussi légère qu’un fétu de paille et une lame qui balaya le pont faillit l’emporter. Heureusement, un jeune capitaine originaire du Havre, qui profitait de ce voyage pour rentrer chez lui, se précipita et la rattrapa de justesse avant qu’elle ne passe par-dessus bord. Ce fut le début d'une grande histoire d'amour entre Mary et un beau et brave jeune homme nommé Pierre Malandain, premier du nom.
— Vous connaissez le deuxième, poursuivit le professeur, le fils ainé de Bernard. Et, finalement, elle n'alla pas en Amérique. Elle resta donc en Normandie et épousa son beau capitaine. Comme on dit dans les contes de fées, " ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants".
— Donc, demandai-je, Bernard Malandain et ses fils ont des origines irlandaises ?
— Oui, par leur aïeule du côté paternel. D'ailleurs, c'est Pierre Malandain, ayant quitté la marine pour devenir négociant et s’étant enrichi, qui a acheté le château de Beaumanoir, alors en ruine, dans les années 1850.
— Mais vous le cousin ?
— Moi, je suis issu de la branche restée en Irlande et j'ai retrouvé ma famille française totalement par hasard, lors de recherches archéologiques qui m'ont mené ici. C'est en examinant l'arbre généalogique des Malandain que j'ai pu établir mon lien de parenté avec eux.
Il soupira et poursuivit.
— Comme j'étais francophile et spécialiste de l'histoire de la Normandie, j'ai décidé de m'y établir, dans les années 1920, pour fuir la terrible guerre civile qui sévissait dans mon pays. J'ai fini par acquérir la nationalité française des années après. Mais je ne suis jamais retourné en Irlande, je n'y ai plus de famille. Elle s'est complètement éteinte, et je finirai mes jours ici.
Pendant qu’il disait cela, un fond de tristesse apparut dans son regard. Je connaissais la raison pour laquelle il avait quitté définitivement son pays.

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