Cheveux longs et préjugés
Ce soir-là, c’était à notre tour de surveiller Pierre Malandain. Bertier était passé me prendre à la maison. Nous nous rendîmes à son domicile, situé en pleine campagne, seulement à quelques kilomètres du manoir. Le véhicule banalisé s'arrêta dans un recoin sombre, tous feux éteints, non loin de la grille d'entrée. Martineau nous attendait dans un autre avec un collègue. Rien ne semblait s’être passé depuis qu’il stationnait. Un bref appel de phare lui annonçant la relève, il repartit discrètement dans la nuit.
Cela faisait une demi-heure que nous patientions dans le noir et rien ne se produisait. Notre suspect semblait se tenir tranquille, bien au chaud. L’obscurité étant propice aux confidences, j’en profitai pour poser une question à Bertier, qui me brûlait les lèvres depuis quelques temps.
— Jacques, j’aimerais savoir. Comment as-tu fait pour élever tes quatre garçons, avec notre fichu métier ?
— Ah ! Je vois que ça te travaille déjà ! On s’inquiète au départ, puis ensuite…
— Oui, mais quand même... J’aimerais savoir…
— Ça n’a pas toujours été facile. Heureusement que Roselyne gérait tout. Je ne pouvais pas surveiller leurs devoirs et ils étaient déjà couchés lorsque je rentrais. Par contre, quand je n'étais pas d'astreinte le week-end, je me rattrapais. Je les emmenais au foot et parfois, j’allais voir leurs matchs. Et puis je passais beaucoup de temps avec eux pendant les vacances. On faisait de tas de trucs ensemble. Mais, si tu veux le conseil d’un ami, tu devras montrer à tes enfants qu’ils t’intéressent. Il te faudra dégager du temps pour eux dans la mesure du possible. Tu verras, c’est merveilleux de les voir grandir.
Dégager du temps, avec notre métier...
J'étais perplexe. Cela me parut soudain comme une équation impossible à résoudre. Je le regardai. Son visage habituellement inexpressif s’était illuminé en évoquant ses gosses, laissant paraître un léger sourire. Jusqu'à présent, je ne me l’étais jamais imaginé en père, jouant avec ses enfants pendant ses moments de liberté. Peut-être qu’en rentrant chez lui, il était tout autre. Disponible et souriant, laissant ses soucis professionnels de côté.
— Chut ! murmurai-je soudain, voyant la grille de sa maison s’ouvrir. Une estafette est en train de sortir ! Pour une fois qu’il se passe quelque chose !
— Mais qu’est-ce qu’il fiche à cette heure-ci, celui-là ? C’est louche ! Bon ! On y va !
Une Mercedes noire sortit de la propriété. Nous la suivîmes à bonne distance. Au bout de quelques kilomètres, elle s'arrêta devant un hangar à bateaux, le long du chemin de halage de la Seine, à proximité du bac du Mesnil, qui évitait d’aller jusqu’au pont de Tancarville pour traverser le fleuve.
Nous nous arrêtâmes discrètement à proximité. La porte s’ouvrit aussitôt, laissant l’automobile pénétrer dans le bâtiment déjà éclairé et se referma. On ne vit personne d’autre entrer ou sortir.
— Mais qu’est-ce qu’il peut ficher là-dedans ? grommela Bertier. Il donne dans la batellerie maintenant ?
Une heure passa.
— Pour l'instant, RAS, déclara-t-il. La nuit promet d'être longue et j’ai une petite faim. Ça te dirait de manger un sandwich ?
— Ah oui, j'ai bien envie d'un jambon-beurre, répondis-je, ne pouvant plus résister à l’appel de mon estomac qui commençait à gargouiller sérieusement.
— Il y a un café un peu plus loin, je n'en ai que pour quelques minutes. Surtout ne bouge pas, ne fais rien. Attends que je revienne !
Au bout de dix minutes d'absence de mon collègue, trouvant le temps un peu long, je commençais à me morfondre et je grillais littéralement de curiosité. Que pouvait-il bien se tramer dans ce bâtiment?
Je sortis et je m’approchai du hangar à pas de loup. Faisant le tour, j’aperçus une imposte. Je voulus saisir un vieux bidon vide qui trainait pour monter dessus et observer par cette ouverture ce qui se passait à l’intérieur.
Grave et regrettable erreur ! Ayant à peine posé mes mains dessus, je me sentis violemment tiré en arrière, puis, je fus menotté et traîné de force dans un fourgon.
Tournant la tête, je vis au loin Bertier arriver, ses sandwichs à la main, constatant, saisi d’étonnement, que son collègue était en train de se faire embarquer… par des gendarmes.
Le fourgon démarra à toute allure, laissant briller quelque chose sur le trottoir : ma plaque de police. Comprenant immédiatement la situation, il la ramassa, démarra la voiture sur les chapeaux de roues et se mit à les poursuivre.
Pendant ce temps, je m’évertuais vainement à expliquer ma présence sur les lieux. Ils me fouillèrent. Ma plaque de police avait disparu. Alors, je leur suggérai de prendre ma carte d’identité dans ma poche. Il ne la trouvèrent pas et je réalisai que je l’avais probablement oubliée dans celle de mon imper, resté à la maison. Arrivés à la gendarmerie, ils me poussèrent dans la salle des interrogatoires et m'assirent de force sur une chaise devant un gendarme bien dodu qui me soumit au feu de ses questions plutôt musclées, ponctuées chaque fois d'un petit coup sur la tête ou d'une gifle… Aïe !
Entretemps, Bertier était arrivé. Montrant sa carte de police au planton de l’accueil, il demanda à voir un responsable immédiatement. Le brigadier-chef alerté, se rendit d'un pas rapide à la salle des interrogatoires, talonné par Bertier.
Je le vis débouler, à grands pas, tel un destroyer salvateur fendant les flots. Très vieille France, un port altier et une raideur toute militaire.
—Alors, que se passe-t-il ici ? Un esclandre ? Pourquoi ces cris ?
— Nous avons repéré un type suspect trainer devant le hangar que nous surveillions près du bac de Jumièges.
— Drôle de poisson que vous avez pêché là, ironisa-t-il, c'est un inspecteur de la PJ !
Bertier, sans mot dire, montra mon insigne au brigadier confus qui retira mes menottes immédiatement.
— Toutes mes excuses, Inspecteur Lenormand, me dit le gendarme, mais faut dire que vous n'avez pas l'allure d'un policier... On a cru que vous faisiez partie de cette bande de voyous qui nous nargue depuis des mois.
— De quelle bande parlez-vous ?
— Celle que nous traquons ! Des faux monnayeurs ! Et vous, pourquoi étiez-vous là-bas, à traîner, comme ça, devant ce hangar ?
— Euh ! hésita Bertier qui était dans ses petits souliers. Nous avions pris le nommé Pierre Malandain en filature…
— Ah oui, je vois ! coupa le brigadier-chef. Vous menez l’enquête au sujet du meurtre de son père, dont nous aurions dû normalement nous occuper puisque c'est dans notre secteur, mais comme le procureur a préféré vous confier l'affaire ! Enfin, je ne vous blâme pas, vous ne faites que votre travail ! Mais alors, cet individu serait aussi lié à ce trafic ?
— Apparemment !
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Une fois que nous fûmes revenus dans notre 203, Bertier, s'installant au volant, me tança vertement:
— Bon sang ! Je t’avais bien dit de ne pas bouger ! Mais non, il a fallu que tu fonces tête baissée dans n’importe quel piège dont j’ai dû t’extirper ! Et ta tenue, permets-moi de te dire que ça fait plutôt voyou !
J'ai une allergie chronique au costume-cravate, mais je suis bien obligé de me vêtir ainsi par la force des choses. Et, sachant que j’allais rentrer tard, j’avais enfilé une tenue plus décontractée. J'aurais dû tenir compte de l'air crispé de mon supérieur lorsqu’il m’avait aperçu. Cela m'aurait évité de vivre ce fâcheux intermède.
— Les voyous, ça porte aussi des costumes, rétorquai-je un peu vexé. Parfois, on confond les flics avec eux, on ne sait même plus qui est qui, alors, je trouve ce terme de "voyou" plutôt malvenu.
— Malvenu ? Voilà autre chose ! explosa-t-il. C'est l'hôpital qui se fout de la charité ! Et ta tignasse, ça fait plutôt mauvais genre ! Tu as la tête du suspect idéal !
Les cheveux un soupçon trop longs ! L’obsession de Bertier ! Certes, les miens poussant très vite, je les laissais parfois recouvrir un petit peu des oreilles décollées que je trouvais trop visibles. Profondément révolté, je ne répondis que par un grognement. Je détournai la tête et me contentai de soupirer
— Et puis, au lieu de bouder, continua-t-il, enfonçant le clou, tu pourrais peut-être me remercier de t'avoir sorti de là ! J'aurais pu les laisser faire joujou avec toi, puis t'envoyer moisir en cellule de garde à vue, mais j'ai eu pitié de toi !
Je ne répondis pas, bien qu’il ait raison. Finalement, au bout d'un long moment, n'y tenant plus, mon estomac gargouillant terriblement, je me décidai à sortir de mon mutisme.
— Tu n'aurais pas encore mon sandwich ? Je commence à tomber d’inanition !
— Ah, tu as fini de faire la tête ? Il est dans la boite à gants. Moi, j’ai déjà mangé le mien depuis longtemps.
Littéralement mort de faim, je me jetai dessus comme la pauvreté sur le monde.
— Au fait, merci de m'avoir sorti de ce piège au plus vite, lui dis-je, une fois mon sandwich terminé.
— Ce n'est pas trop tôt ! Et pour les excuses alors, je peux m'asseoir dessus ?
— Jacques, je te présente mes excuses les plus plates, pour mon insolence, ma mauvaise foi, et de t'avoir entraîné dans cette situation absurde. Je te promets de faire couper mes cheveux plus souvent. Toutefois…
— Toutefois ?
— Grâce à moi, on sait maintenant que notre suspect est peut-être impliqué dans un trafic de fausse monnaie et que les gendarmes sont sur le coup. Donc, nous progressons !
— C’est pas faux ! admit-il. Il faudra en aviser le procureur dès demain.
Nous arrivâmes devant mon domicile.
— Bonne nuit sale gosse ! lança-t-il lorsque je le quittai.

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