Les Lemarchand

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A la suite de la perquisition, un avis de recherche avait été émis à l’encontre de Robert Cacheux, apparemment très impliqué dans un trafic de fausse Monnaie. Marie Malandain ayant disparu dans la nature, notre premier réflexe fut d’aller interroger ses parents adoptifs à leur domicile.

Renouf s’était déplacé et je l’accompagnai. Je remarquai son air sombre. Il se retrouvait face à son adversaire d’autrefois. Le résistant contre l’attentiste plus ou moins collabo. Bertier et moi aurions pu l’interroger, mais il avait tenu à venir lui-même. Un sacré contentieux semblait exister entre eux depuis longtemps. Etait-ce cette application avec laquelle Lemarchand participait aux rafles des Juifs et évoquée chez Henri Levasseur ? Celui-ci aurait-il dénoncé les tentatives de Renouf de les faire échouer ? Connaissant cette situation, je me demandai pourquoi le commissaire avait tenu à l'interroger lui-même. Peut-être était-il simplement curieux de savoir ce qu’il était devenu depuis son départ de la Police.

Etonnamment, l'ancien policier s’était reconverti dans le bâtiment en tant que promoteur. Avec la reconstruction commencée au début des années 1950, les affaires allaient sûrement bon train.

Nous nous rendîmes à son adresse, à Montigny, commune située au cœur de forêt de Roumare. Nous arrivâmes devant une grande maison à la façade de briques, entourée d’un parc agrémenté d’une élégante gloriette.

La grille était ouverte et nous y pénétrâmes. Après un coup de sonnette énergique, la porte d’entrée s’ouvrit, laissant apparaître une dame toute menue d’une soixantaine d’années aux yeux tristes, la lassitude pointant sur son visage.

— Commissaire Renouf, je présume ?

— Vous présumez bien, Chère Madame, et voici l’inspecteur Lenormand.

— Paul s’attendait à ce que vous veniez l’interroger un jour où l’autre. Entrez donc !

Après nous être essuyé les pieds sur le paillasson, nous pénétrâmes dans la maison. Prenant nos manteaux, elle nous dirigea vers le salon.

Nous entrâmes dans la pièce principale. Un bon feu crépitait dans la cheminée. Lemarchand se leva aussitôt de son fauteuil pour nous accueillir. C’était un homme imposant, dominant sa femme de vingt centimètres au moins. Son visage, au nez aquilin un peu fort et à la mâchoire carrée était massif. Des yeux bleus fureteurs à fleur de tête semblaient vouloir nous percer à jour. Ecartant les bras en guise de bienvenue, il souriait d’une façon exagérée.

— Ce bon vieux Georges ! Je suis content que tu sois venu !

— Pas de familiarité entre nous ! Aujourd’hui, je ne suis pas le "bon vieux Georges". Je suis le commissaire qui enquête sur le meurtre de Bernard Malandain et sur la disparition de votre fille. Je viens vous interroger tous les deux, pas faire une visite de courtoisie et raviver de vieux souvenirs que j'aimerais bien oublier.

Il y allait fort, le commissaire. Un peu trop fort à mon avis.

— Soit ! Dans ces circonstances, les convenances prendront alors le pas sur notre affection.

— Tu sais bien qu'il n’y a jamais eu d’affection entre nous, et encore moins de complicité ! Mais c’est une autre histoire, une histoire ancienne, et j’aimerais si possible qu’elle n’interfère pas avec l’enquête. Alors, restons-en seulement aux convenances.

— Eh bien ! Je ne sais pas ce qu’il vous a fait, mon mari…

— Ne t'inquiète pas, dit Lemarchand à son épouse, je l'ai toujours connu comme cela, l'incorruptible commissaire. Fichu caractère, bourru, mais bon fond.

Il se tourna vers nous et nous invita à nous asseoir.

— Voulez-vous boire quelque chose ? Un café, peut-être ?

— Alors, va pour le café.

— Je vais demander à la cuisinière de nous en préparer, je vous laisse !

Notre hôtesse repartit à petit pas, nos manteaux sur ses bras.

— Que voulez-vous savoir ? demanda Lemarchand en désignant des fauteuils dans lesquels nous nous installâmes.

Renouf jeta un oeil tout autour de lui.

— Belle maison, une domestique, les affaires semblent bien marcher pour toi.

— Je n’ai pas à me plaindre ! Bon, maintenant, si vous en veniez au fait ? s'impatienta-t-il.

— J’y arrive. Etant donné que votre fille a disparu, avez-vous une idée de l’endroit où elle aurait pu aller ?

— Aucune ! Où voudrais-tu qu’elle aille, à part chez elle ?

— Je ne sais pas, une amie chez qui elle aurait pu se réfugier, ou un ami… A moins que ce ne soit chez le dénommé Serge, avec lequel elle s'est peut-être sauvée, du moins, c’est comme ça que ce type se fait appeler.

Renouf lui tendit une photo de Robert Cacheux.

— Cette tête-là te dirait-elle quelque chose ?

— Pas le moins du monde ! Où l’a-t-elle rencontré ? Est-ce un ami de Pierre ?

— Le genre d’ami dont on aimerait se passer ! Qui ne te veut pas du bien. Le fréquenter peut t'envoyer out droit en prison.

— C’est lamentable ! Je ne comprends pas. Je ne sais pas ce qu’il a pris à notre petite Marie de quitter son époux comme cela. Ils avaient l'air de s'aimer, de bien s'entendre.

— Ce sont des choses qui arrivent. En parlant de Marie et Pierre, que pensez-vous de leur train de vie ?

— Pierre était riche. Nous pensions qu'il la comblait. Vous comprenez, Marie, avec les drames qu’elle a vécus pendant sa petite enfance, est restée très vulnérable. Alors, quand ce gentil garçon l’a demandée en mariage, cela nous avait soulagés.

Vulnérable ? Charmeuse au départ, elle s’était montrée sèche et froide par la suite. Et manipulatrice… Cela ne correspondait pas du tout à l'image qu'elle nous avait donnée. Intrigué, je décidai de reprendre l'interrogatoire.

— Par "vulnérable", qu’entendez-vous par là ?

— Qu’elle n’a pas toujours été bien dans sa tête ! intervint notre hôtesse, revenant avec un plateau chargé de tasses de café.

Lemarchand lança un regard de reproche à sa femme. Elle semblait en avoir trop dit.

— Pouvez-vous nous en dire plus ?

— Oui, pourquoi le taire, Paul ? Marie n'est pas vulnérable, elle est folle, voilà tout ! Et cela depuis toujours ! Et c'est la vérité !

— De toute façon, tu ne l’as jamais aimée, cette petite ! s’insurgea son mari.

— Si je ne l’ai pas aimée ? J’ai patienté jusqu’à la Libération pour l’adopter. Je me réjouissais d'avoir un enfant à chérir, moi qui ne pouvais pas en avoir. Les nuits blanches, les crises de panique, les larmes… on m’avait prévenue que cela arriverait. Elle en faisait déjà à l’orphelinat. Elle n’était pas sortie indemne de la guerre. La mort de sa mère et de ses frères, tués sous ses yeux, l'orphelinat.... Combien de fois je l’ai prise dans mes bras pour la consoler, la nuit, pendant que toi, tu dormais sur tes deux oreilles comme un égoïste. Et puis, ses problèmes à l’école avec ses petits camarades, cela m'a alertée. Ils s'en plaignaient. Elle était méchante avec eux… Mais le pire…

Elle s’interrompit un moment pour reprendre son souffle.

— Le pire, c’est lorsque nous avons trouvé son journal intime.

— Pouvez-vous me le montrer ?

Mme Lemarchand sortit de la pièce, puis après quelques minutes, revint avec une carnet épais comme un livre. Renouf l'ouvrit. Il était rempli de bout en bout d'une petite écriture serrée, à l’encre violette.

Je l'ai lu plus tard, lorsque nous l’avons rapporté au commissariat. C'était le journal d'une jeune fille torturée, contenant des poèmes morbides et des réflexions peu amènes sur ses camarades de lycée et ses professeurs. Une sorte de défouloir où elle semblait détester tout le monde et se prendre pour un être supérieurement intelligent. Une page volante, déchirée et froissée, insérée dans le carnet, datée de juin 1954, se montra édifiante. Les lettres semblaient y être formées avec colère, le stylo, trop appuyé crevait la page par endroits et des traces d’eau pouvant être des larmes de rage, délayaient en partie certains mots.

Peut-être avait-elle été jetée à la poubelle, puis reprise, gardée et maintes fois relue, agissant comme un leitmotiv alimentant sa haine.

"C’est décidé, je vais les détruire, ces Malandain. Ils m’ont volé ma vie. Ce sera ma justice. Pas celle de leurs lois pourries qui protègent les riches et laissent les autres crever dans leur coin.

Mon père adoptif dit tout le temps qu’on n’a pas le droit de se faire justice soi-même. Mais c’est un flic. Il ne sert que la loi, que la justice, dit-il. Mais la justice, qu’est-ce que c’est ? Un mot creux, comme "égalité," "fraternité", bla-bla-bla… un mensonge qu’on nous répète pour nous endormir. Et moi, j’ai subi une injustice. Mais qui s’en soucie ? Même pas lui !

Quand j’ai entendu parler de Jean Berton, mon père… j’ai compris. On dit qu’il aurait trahi son réseau de résistants. Mensonge ! C’est l’autre qui l’a tué pour prendre sa place, pour s’emparer de ce qui aurait dû être à moi.

Et moi, j’ai tout perdu. Ma mère, mes frères… mitraillés dans ce train. Et eux, les Malandain, ils ont survécu. Pourquoi eux et pas nous ? Ce n’est pas juste !

Alors j’ai juré. J’ai déclaré la guerre aux Malandain. Et je ne m’arrêterai pas. J’y mettrai le temps qu’il faudra.

JE DETESTE LES MALANDAIN, JE LES DETESTE, JE LES DETESTE… (répété dix fois) JE VEUX LEUR MORT !"

Cette dernière ligne, écrite en majuscule et soulignée plusieurs fois, ressemblait fort à un cri de rage.

Renouf hocha la tête.

— Eh bien, pour quelqu'un de vulnérable... Pourquoi ne pas nous l'avoir montré dès que vous l’aviez trouvé ? Et pourquoi a-t-elle écrit cela ?

— Un jour, un collègue est venu boire un pot à la maison. Nous discutons au sujet d’une affaire ancienne, non élucidée. C’est alors que j’ai aperçu Marie, dans le couloir, par la porte entrebâillée. Je suis immédiatement allé la refermer. Mais c’était certainement trop tard.

— Que pouvait-elle avoir entendu qui puisse la concerner ?

— Nous parlions de la disparition de Jean Berton, son père, dont le corps n’a jamais été retrouvé, et de la rumeur prétendant que Bernard Malandain l’avait exécuté en lui tirant dans le dos, parce que celui-ci avait trahi le réseau de résistants dont il faisait partie... Tout est de ma faute. Je ne me le pardonnerai jamais.

— Effectivement. Cela a dû fortement la perturber. Et vous pensez tous les deux qu’elle aurait cru cette rumeur absurde ?

— Peut-être !

— Quand cela s’était-il passé ?

— Il y a dix ans. Marie avait alors seize ans.

— Et elle ne vous avait jamais posé de questions à ce sujet ? Vous auriez pu la rassurer, lui dire que ce n'était qu'une rumeur infondée.

— Jamais ! Nous pensions qu’elle avait oublié.

— C'est ce que nous croyions, intervint son épouse, jusqu'au jour où nous sommes tombés sur ce carnet, quelques années plus tard. Vous croyez qu’elle aurait pu… après dix ans ?

— Marie saurait-elle se servir d’une arme à feu ? demandai-je à mon tour.

— Non. Je ne vois pas pourquoi je le lui aurais appris, répondit Lemarchand. Et connaissant ses problèmes psychologiques, cela n’aurait pas été prudent. D’ailleurs, mon arme de service était toujours sous clef.

— Et toi, que faisais-tu le 11 septembre ? demanda Renouf.

— Pourquoi me demandes-tu cela ? Qu’aurai-je à voir là-dedans ? Tu me soupçonnes maintenant ? Pourquoi aurai-je tué Malandain ? Il n'y a aucune raison !

— Tu le sais bien, Paul, Simple question de routine ! répondit Renouf. On ne t’accuse pas.

Lemarchand réfléchit pendant quelques secondes.

— C’était un vendredi. J’étais au bureau et j’ai eu des rendez-vous extérieurs sur les chantiers… Attendez, j’ai un double de mon agenda ici. Je vais vous le montrer.

Il disparut pendant quelques minutes, puis revint, nous montrant la page de septembre. Nous l’examinâmes, puis je recopiai tous ses rendez-vous sur mon carnet, ainsi que ceux d’octobre et novembre. et je le remerciai.

L'entretien se termina ainsi. Laissant Lemarchand pensif et sa femme dévastée, nous prîmes congé du couple.

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