Julien Graindorge
Après cette entrevue, notre voiture filait sur les petites routes de Montigny, traversant la forêt de Roumare en direction de Rouen.
Tandis que les silhouettes des arbres presque totalement dépouillés de leur feuilles défilaient à toute vitesse, le commissaire gardait le silence, pendant que je réfléchissais.
— Vous croyez que Marie aurait pu tirer sur la victime ? demandai-je.
Afin d’évoquer l’affaire de façon moins douloureuse pour moi, J’évitais de prononcer les mots de "mon parrain" ou "cousin" ou "Michel", m’efforçant chaque fois de leur substituer le terme de "victime".
— Je n’y crois pas trop. Et puis, savoir se servir d’un tel fusil, ce n’est pas donné à tout le monde. En revanche, elle a peut-être réellement déclaré la guerre aux Malandain. En commençant par épouser puis corrompre le fils aîné. Allez savoir ce qu'elle aurait imaginé par la suite concernant André. Quant à savoir si elle a tiré sur son beau-père… rien n’est moins sûr !
— Ruiner son mari, et l'inciter à devenir un délinquant, c’est quand même incroyable !
Je trouvais que c’était totalement romanesque, digne du roman d'Alexandre Dumas, Le Comte de Monte Cristo. Mais il est vrai que son époux semblait totalement malléable. C’en était écœurant.
Renouf sourit tout en me jetant un regard de côté.
— Je vois que vous avez encore beaucoup à apprendre sur la nature humaine. Une personne qui présente de tels troubles peut souffrir de névrose obsessionnelle. J’ai déjà rencontré des cas semblables par le passé.
Il reprit, un sourire en coin.
— Cela ne vous paraît pas bizarre que Lemarchand ait approuvé son mariage avec le fils Malandain ?
— Pourquoi ?
— La fille adoptive du collabo qui épouse le fils du résistant… Lemarchand a dû faire une drôle de tête !
Il resta silencieux quelques secondes.
— Bertier et vous irez interroger la famille Malandain. Peut-être connaissent-ils ce Julien Graindorge. On ne sait jamais. Et après, vous irez vérifier l'alibi de Lemarchand pour la journée du 11 septembre.
— Vous pensez que Lemarchand serait mêlé au meurtre ?
Il répondit par une pirouette.
— J’ai l’impression qu’il ne nous dit pas toute la vérité. Je connais le bonhomme. Je l’ai côtoyé pendant longtemps.
— Et pourquoi ne pas lui avoir demandé s’il connaissait Graindorge lui aussi ?
— Je n’aime pas dévoiler mes batteries trop tôt. Si je le lui avais demandé, il aurait dit "non", même si c’était "oui". Je vous l’ai dit, c’est un vieux renard… et un ancien flic ! Et il se méfie.
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En rentrant, je trouvai une enveloppe posée sur mon bureau. Je l’ouvris avec fébrilité. Il s’agissait du rapport de la Police Scientifique. Nous avions demandé la comparaison des rayures du canon du fusil abandonné par le braconnier avec celles imprimées sur la balle extraite du corps de Bernard Malandain. Je m’attendais à un nouvel échec, mais, cette fois-ci, ô miracle ! Elles correspondaient. Je n’osais y croire, persuadé que l’arme du crime demeurerait à jamais introuvable. J’avais même envisagé qu’elle ait pu finir au fond de la Seine, oubliée de tous et s'enfoncer petit à petit dans la vase.
Satisfait, je continuai à lire le compte rendu et les photos des empreintes. Les relevés en révélaient deux différentes, probablement celles du garde forestier, et peut-être de Graindorge.
J’allai trouver Bertier et nous nous rendîmes aussitôt dans le bureau du commissaire. Lisant les analyses, il se réjouit que l'on ait retrouvé l'arme du crime. Si ce marginal était le meurtrier, quel serait son mobile et son lien avec la victime ? Bernard Malandain pouvait l'avoir surpris en train de rôder aux alentours de Beaumanoir et paniqué, le vagabond lui aurait tiré dessus. Un simple crime de rôdeur ?
Renouf soupira. Cette nouvelle piste éloignait la suspicion régnant autour des Malandain, tout en apportant d’autres questions.
En attendant, je me rendis de nouveau à la documentation criminelle. Compulsant les fichiers des casiers judiciaires, je trouvai le sien, ainsi que les renseignements le concernant. Voleur de poules bien connu des services de police, il avait été arrêté également pour vol à l’étalage, vagabondage, rixes et ivresse sur la voie publique.
Nous avions en notre possession les comptes rendus, les procès-verbaux de ses exactions et aussi un relevé de ses empreintes digitales, mais pas de photographie anthropométrique. Le profil d’un petit délinquant, pas forcément celui d’un meurtrier et je n’avais aucune idée de sa physionomie.
Puis, Bertier et moi partîmes interroger la famille Malandain au sujet de Julien Graindorge.
Me remémorant ma rocambolesque découverte de la victime et les interrogatoires qui avaient suivi, ce fut avec une certaine émotion que je retrouvai le manoir et ses occupants. Nous sonnâmes à la grille et le maître d’hôtel, nous apercevant, alla nous ouvrir. La voiture banalisée s’engagea alors sur l’allée de graviers. Des notes du prélude n°1 en do majeur de Bach s’échappaient de la maison. C’était l’un des morceaux que nous préférions, Sophie et moi. J’aperçus au loin Justin astiquer la voiture. Nous l’avions relâché peu de temps après ses aveux et, le jardinage étant devenu impossible, il s'occupait comme il le pouvait.
Une fois dans l’entrée, le majordome nous délesta de nos manteaux. Louise Malandain nous accueillit et nous guida jusqu’au grand salon.
Un feu de bois y crépitait, faisant régner une douce chaleur. André Malandain continuait de jouer. Je voyais, admiratif, ses mains fines aux longs doigts se déplacer avec grâce sur le clavier. J’ignorais qu’il fût également musicien. Moi-même, loin d'avoir atteint ce niveau, je grattais de temps à autre une vieille guitare, ayant appris à en jouer en autodidacte.
Il était doué et semblait vivre intensément cette musique. Ses cheveux bruns, coiffés en arrière et encore un peu plus longs que la dernière fois, lui donnaient un air romantique.
Nous l’écoutâmes sans rien dire, n’osant interrompre cet intermède musical. Puis, une fois qu’il eut fini, le silence retomba, rompant le charme. Il se leva alors pour nous saluer.
— C’était le morceau préféré de mon père.
Ses yeux noisette semblaient infiniment tristes.
— Voulez-vous un café ? demanda Louise.
— Volontiers, répondit Bertier, mais nous ne souhaitons pas abuser de votre hospitalité. Nous sommes venus vous interroger…
— Vous êtes les bienvenus. Depuis ce drame et l’arrestation de Pierre, nous ne voyons plus personne. Tout le monde nous fuit. Nous sommes devenus les pestiférés du Mesnil.
Elle aperçut mon regard gêné. J'avais participé à la perquisition chez son fils et à son arrestation.
— Vous n'avez fait que votre travail, dit-elle, semblant lire dans mes pensées. Pierre a été entraîné sur une mauvaise pente par cette créature…
Elle avait prononcé ce dernier mot avec mépris. Puis, soupirant, se rendit dans la cuisine. J’avais remarqué qu’elle ne sonnait jamais, préférant aller voir directement les domestiques pour leur donner des ordres, ce qu’elle faisait toujours poliment.
Peu de temps après, elle revint, accompagnée d’Honorine chargée d'un plateau. Celle-ci le déposa sur la table basse sans mot dire et repartit.
— Madame Malandain, commença Bertier, connaissez-vous un certain Julien Graindorge ?
— Ce nom ne me dit quelque chose. Il me semble l’avoir entendu il y a des années. Bernard ou quelqu'un d'autre avait dû m'en parler. Pourquoi ?
— Et vous, M. Malandain ?
— Je ne connais personne de ce nom. Qui est-ce ?
— Un braconnier. On l’a surpris en possession du fusil qui a abattu votre père.
— Mais, pourquoi aurait-il tué mon mari ? demanda Louise.
— Pour l’instant, on n’est pas sûr que ce soit lui.
— Je le connais, ce Graindorge !
Une voix impérieuse avait retenti. Celle d’Honorine. Elle entra par la porte restée ouverte.
— C’était un copain de mon fils avant la guerre. Mais il avait mal tourné. Il fricotait avec les Fridolins…
— Vous voulez dire que c’était un... collabo ? demandai-je.
— De la pire espèce ! Sa mère tenait un café mal famé sur les bords de Seine où des Allemands prenaient du bon temps. Elle aussi, d’ailleurs, elle en prenait du bon temps. Elle a été tondue à la Libération. Puis elle est morte peu après, dans des circonstances douteuses. A mon avis, avec l'épuration...
— Et son fils ?
— À l’époque, il avait vingt ans, comme le mien. Mais lui, pendant la guerre, il trafiquait, faisait du marché noir. Peut-être aussi quelques dénonciations, par-ci par-là… Et puis, on m’a rapporté qu’il trainait beaucoup du côté de la rue du Donjon. Je me demande si ce n’est pas lui qui aurait dénoncé mon fils, sait-on jamais. Enfin, un sale type ! Il a eu des problèmes à la fin de la guerre. Des gars voulaient le lyncher. Puis, il s’est caché dans la forêt… Et on ne l’a plus revu.
— Comment aviez-vous appris tout cela ?
— Ah, vous savez… Tout finit par se savoir… Après la guerre, la parole s'était libérée petit à petit...
Elle repartit aussitôt dans sa cuisine.
Rue du Donjon, là ou se tenait le siège de la Gestapo. Des résistants y avaient été interrogés et torturés dans ces locaux, puis incarcérés dans les cachots du Palais de Justice ou dans la prison Bonne Nouvelle, la mal nommée.
L’immeuble avait disparu en 1944, mais le fameux donjon subsistait encore. Servant d’abri public en 1943, il fut transformé l’année suivante par les Allemands en bunker. La partie haute fut couverte par une dalle de deux mètres d’épaisseur et les murs extérieurs peints en rouge afin de le rendre moins visible de l’aviation alliée. Mais, avait-il seulement servi de bunker ? Son usage n’avait jamais vraiment été déterminé. Peut-être avait-il été témoin lui aussi d'autres horreurs commises.
Vestige de la guerre, la tour est toujours debout, recouverte de sa toiture. Des trainées de peinture rouge subsistent sur sa façade, tandis que le siège de la Gestapo lui, fut détruit en 1944 sous les bombes alliées.

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