Le notaire de Jumièges

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Une fois les Lemarchand et les Malandain interrogés, nous revînmes aussitôt au commissariat. Lorsque j’avais consulté l’agenda de Lemarchand, j’avais noté, par précaution, tous les entretiens à partir du 10 septembre, ainsi que les suivants. On ne sait jamais, cela pourrait servir. J’étudiai son emploi du temps pendant la journée fatidique du 11 septembre, date de la disparition de la victime. Les noms n’étaient pas parlants. S’agissait-il d’entreprises ? Je décidai d’aller voir sa secrétaire pour obtenir plus d’explications.

Je me rendis à son bureau, situé à Rouen. A l’entrée de l’immeuble, sur une plaque dorée vissée au mur, une inscription : "Promorouen : Accueil, 2ème étage - Comptabilité 3ème étage".

Poussant la porte vitrée, j’entrai dans cet immeuble récent et plutôt luxueux. Je dédaignai l’ascenseur, lui préférant les escaliers. Arrivant au deuxième, je pénétrai dans une grande pièce de réception agrémentée de plantes vertes et meublée de quelques canapés en simili cuir.

Une secrétaire tapait une lettre, son bureau placé face à l’entrée. Un crépitement de machines à écrire se faisait entendre au fond du couloir. Tournant ma tête en direction de ce bruit, j’aperçus un petit pool de dactylos à travers les cloisons vitrées, affairées à leur tâche. Elles étaient bien plus douées que moi dans cet exercice. Puis, de l’autre côté de la réception, un couloir où quelques portes de bureaux laissées ouvertes laissaient apercevoir des hommes en costume cravate penchés sur des plans.

Me voyant arriver, l’employée leva la tête vers moi, l’air un peu sec.

— Vous désirez ?

— J’aimerais parler à la secrétaire de M. Lemarchand.

— Vous l’avez devant vous. C’est pour un rendez-vous ?

— Non. En revanche, pourriez-vous me donner si possible quelques explications sur ceux qu’il a notés sur son agenda ?

— En quoi cela peut-il vous concerner ? demanda-t-elle, surprise.

Je lui montrai ma carte. Elle parut effrayée.

— Ne vous inquiétez pas, c’est une simple enquête de routine !

— Mais pourquoi donc une enquête ? Mon patron a fait quelque chose ?

— C’est bien trop long à expliquer. Mais il est au courant de ma démarche.

Me regardant toujours d’un air inquiet, et à ma demande, elle ouvrit l’agenda de son patron à la date du 11 septembre.

Elle m’expliqua en quoi consistaient les rendez-vous de cette journée. Il s’agissaient de réunions de chantier. Les noms notés correspondaient aux rues dans lesquelles ceux-ci se déroulaient. Je devais me rendre sur place et parler aux chefs de chantier.

— Par contre, il y a un nom que j’ai noté, sans savoir si je l’ai fait correctement, j’ai eu du mal à le lire. " Domieux" ou "Dumieux" ?

— Oui, il écrit mal parfois. Elle consulta l’agenda. Ah oui ! En fait, c’est "Durieux".

— Durieux ? Ce nom me dit quelque chose.

— Il s’agit de Me Durieux. Il l’a inscrit lui-même Cela semble être un rendez-vous personnel.

Cela me revint en mémoire. Durieux ! Le notaire de Bernard Malandain. Il était aussi celui de Lemarchand ? Après tout, pourquoi pas ?

Je la remerciai pour ces précieux renseignements et repartis aussitôt.

Je fis alors la tournée des chantiers, situés en périphérie de Rouen, le centre ayant déjà été rebâti après la guerre.

Dès 1943, l’architecte et urbaniste Jacques Gréber songeant à la reconstruction de la ville à la suite des bombardements de 1940, 1941, septembre 1942 et mars 1943, avait réalisé des maquettes. Mais la vague de pilonnages durant la semaine rouge du printemps 1944 avait tout remis en question. Le quartier des Carmes, les quais, l’église Saint Vincent, la Bourse, le Théâtre des Arts, etc. et une bonne partie de Rouen avaient été ravagés. Afin de relier de nouveau les deux rives, il fallait reconstruire en urgence des ponts provisoires et bâtir des baraquements pour y loger temporairement les sinistrés.

La renaissance de Rouen fut longue. La cathédrale n’avait été rouverte qu’en 1956 et les derniers ilots reconstruits n’ont été achevés qu’en 1962. Néanmoins, il reste encore des quartiers insalubres dont l’élimination et leur remplacement par de nouveaux ensembles immobiliers attendaient d’être réalisés. Pour la plupart des coins malfamés, où les exclus et les marginaux étaient souvent relégués. Les cafés borgnes, les rues sentant l’urine, les porches d’immeubles délabrés, les hôtels de passe, servent encore de décor aux drames et aux homicides. Malfaiteurs, souteneurs et prostituées y pullulent. Des coupe-gorge où nous, les policiers, ne nous rendons jamais seuls.

Revenons aux chantiers aux quatre coins de la ville qui s’agrandissait. Les visiter ne fut pas une partie de plaisir. Des palissades en tôle m’en interdisaient l’accès. A chaque fois, je tapais dessus en criant "Police, ouvrez !" J’entendais souvent une remarque du genre "Qu’est-ce qu’il veut le flic ?" A force d’insister, on me faisait entrer de mauvaise grâce, en râlant d’abord, puis en me coiffant d'un casque de protection. Un accident est si vite arrivé ! Un marteau qui tombe d’un étage, une planche qui vacille sur un rebord…

Bousculé incessamment par les ouvriers de ces bruyantes fourmilières qui passaient et repassaient, chargés de matériaux et d’outils, je subissais la poussière, les bruits des marteaux piqueurs, l’odeur âcre des soudures et leurs salves d’étincelles. Je sursautais à chaque fois et j’avais peur qu’elles ne brûlent mon pantalon. Les bétonnières tournaient à plein régime, le béton coulait sur des chapes recouvertes d’armatures. Je devais crier afin de me faire entendre et mettre mes mains en conque sur mes oreilles pour percevoir la réponse. Chaque chef de chantier interrogé, une fois qu’un travailleur avait réussi à lui mettre la main dessus, se rappelait peut-être l’avoir vu ce jour-là, sans en être sûr. En fait, il se fichait souvent de ma question et repartait illico.

Tout cela me prit des heures, pour recueillir des témoignages pas vraiment dignes de foi et un résultat pas réellement probant.

Une fois cette épuisante "tournée des popotes" effectuée et après avoir épousseté, comme je le pouvais, mes vêtements poussiéreux et essuyé mes chaussures, je projetai d’aller voir ce fameux Me Durieux.

Ma fidèle Deudeuche m’amena à l’étude notariale de Jumièges. Y pénétrant, je fus frappé par le calme relatif des bureaux, contrastant avec le tohu-bohu des chantiers. Chacun semblait attentif à sa tâche. Regroupées dans un coin, tout au fond, des dactylos tapaient les actes notariés. Un clerc, du genre "gendre idéal", costume cravate et sourire commercial sur commande, s’avança vers moi, me prenant certainement pour un client potentiel. Il s’étonna lorsque je lui présentai ma carte de police et que je demandai à voir Me Durieux.

Le jeune homme alla timidement frapper à la porte de son bureau. L’entrebâillant, il y passa sa tête, puis, me fit signe d’entrer.

Engoncé dans son fauteuil, Me Maurice Durieux, revêtu d’un costume trois pièces gris, était petit, chauve, la soixantaine bedonnante, des lunettes au bout de son nez. L’archétype du notaire ou du banquier.

Il m’invita à m’asseoir dans un confortable fauteuil. Je jetai un oeil autour de moi. Des étagères croulaient sous une collection de codes civils, de guides et de documentations diverses et variées.

— Je suppose que vous venez me voir à propos de l’assassinat de ce pauvre Bernard.

— C’est exact.

— Quel malheur ! Je ne m’en suis toujours pas remis ! Avez-vous des soupçons quant à l’identité de son meurtrier ?

— Nous suivons quelques pistes, me contentai-je de dire.

— Bien. J’espère que vous le trouverez rapidement, ce salopard. Sinon, que puis-je faire pour vous ?

— Je vais en venir au fait. M. Lemarchand vous a-t-il rendu visite ce fameux onze septembre ?

— Oui, bien sûr, pourquoi ? Vous ne le soupçonnez pas, tout de même ?

— Non. Je vérifie seulement les alibis de l’entourage de la victime. Vous souvenez-vous à quelles heures il est venu et reparti ?

Il consulta son agenda.

— Il est arrivé à dix heures et reparti à onze. C'est cela ! Nous avions des affaires importantes à régler.

— Du genre ?

— De celui qui ne vous regarde pas et qui le concerne personnellement.

— M. Lemarchand est donc votre client ?

— Oui, tout comme Bernard l’était.

— Justement, M. Malandain avait-il rédigé un testament ?

Il soupira.

— Vous êtes têtu ! Vous savez que je suis tenu au secret professionnel. Bon ! Tout ce que je peux vous dire c’est que malheureusement, il n'en a pas eu le temps.

— Nous avons eu connaissance de l’existence d’un contrat de mariage. A votre avis, M. Malandain aurait-il prévu une protection du conjoint survivant ?

— Selon la loi, son épouse pourra choisir entre l’usufruit de la totalité ou la pleine propriété d’un quart des biens. De toute façon, je n’ai pas d’autres éléments à vous communiquer. Si vous souhaitez en savoir plus, revenez avec une autorisation du tribunal !

— Ce n’est pas la peine. Je vous remercie pour ces informations.

Ne voyant pas d’autres questions à lui poser, je repartis.


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