Dans le brouillard
Revenu au commissariat, je rendis compte à Bertier de ce que j’avais vu et trouvé sur place. Nous ne connaissions pas encore l'identité de cette nouvelle victime. Il pourrait bien s’agir du fameux Julien Graindorge qui se cachait au fin fond de la forêt. L’argent retrouvé sur lui semblait indiquer que vol n’était pas le mobile du crime, à moins que le meurtrier, surpris, ne se soit enfui en courant sans avoir eu le temps de le prendre.
L’étui à cigarettes fut envoyé, après avoir été pris en photo, à l’équipe de la police scientifique pour un relevé d’empreintes. Par malchance, celles-ci avaient été en partie effacées par la pluie et rendues inexploitables. Quant à l'argent, comment l'avait-il gagné ? Mystère !
Il ne me restait plus qu’à écumer tous les maroquiniers et les bars tabac de la région pour retrouver qui l’avait pouvait l’avoir acheté. Etant donné son aspect luxueux, je commencerais plutôt par les premiers. Compulsant l’annuaire, j’en repérai plusieurs dans une rue commerçante de Rouen, rue Saint-Lô. Nous étions en fin d’après-midi et j’avais promis à Sophie de rentrer à la maison assez tôt. On verra cela demain.
Comme chaque soir, ma fidèle voiture me conduisait vers mon domicile, plein sud en partant de Rouen, à une vingtaine de kilomètres, dans le département de l’Eure. Il faisait déjà nuit. Passé un village nommé " le Manoir ", puis bifurquant à Pîtres, je suivais la route qui longeait les étangs formés par le barrage de Poses, jusqu’à la maison.
J’aimais emprunter cette route. Les collines verdoyantes d’Amfreville sous les Monts s’y reflétaient. Lorsque je m’y engageais, j’avais l’impression de m’être délivré de l’agitation de la ville. Mais, en novembre, la nuit tombe tôt et on ne distingue pas grand-chose.
Pourtant ce soir-là, le ciel était dégagé et la pleine Lune, au nord-est, s’élevant au-dessus des collines, se reflétait dans les eaux calmes, éclairant le paysage de sa douce lumière sélène. C’était beau et cette vision me rendis plus serein. D’ailleurs, depuis peu, mes cauchemars avaient cessé de me hanter. Débarrassé de mes terreurs nocturnes, j’avais depuis quelques temps, quitté le canapé du salon et regagné le lit conjugal.
Une fois la voiture garée dans la rue devant chez moi, je tournai la clef dans la serrure. Ma moitié m’attendait, regardant la télévision, comme tous les soirs. Elle avait déjà dîné. Je n’avais plus qu’à faire réchauffer ma part dans la casserole.
— Laisse ! lui dis-je alors qu’elle se levait. Je suis assez grand pour m’en occuper.
Puis, une fois mon dîner prêt, je me préparai un plateau et je m’assis sur le canapé, à côté d’elle.
— Quel est le programme ce soir ? demandai-je.
— Les Cinq dernières minutes ! Ça vient juste de commencer.
— Ah non ! On ne peut pas regarder autre chose ? J’ai l’impression d’être au boulot ! Pfff !
Depuis quelques mois, nous avions le choix des programmes, une deuxième chaîne ayant été inaugurée.
— J’aime bien cette émission. Ce soir, Trouveras-tu cette fois-ci l’assassin avant que le commissaire Bourrel ne le dévoile ? demanda Sophie, l'air espiègle.
— Bien sûr, tu me connais !
— Je suis sûre que c’est moi qui le trouverai avant toi. On parie ?
— Non, avec le bol que j’ai, je suis sûre que tu vas gagner.
Elle s’esclaffa. Sophie trouvait souvent le coupable avant moi. "Bon sang, mais c'est bien sûr !" aurait dit Bourrel !
Sophie avait le sens de l’observation. Elle devrait travailler dans la police.
Récemment, elle s’était étonnée de ma chemise déchirée lors de mon retour peu glorieux de chez les gendarmes et j’avais dû lui raconter mes aventures en détail, ce qui l’avait fait beaucoup rire.
— Tu es incroyable, quand même ! avait-elle dit ce soir-là. Faut dire qu’en plus, tu n’avais pas la tenue ad hoc pour un policier. Rappelle-toi. Je t’avais demandé, avant que tu ne partes, si cela allait plaire à ton chef. Porter ton blouson de cuir… Pas très malin !
— Ah tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi… tu parles comme Bertier !
Ah ! le bon sens féminin…
Elle était aussi mon infirmière. Je me dois d'être franc et de faire preuve d'un peu d'auto-dérision. Revenant d’interpellations qui se passaient mal, arborant quelque fois un œil au beurre noir ou une ecchymose sur le visage, elle m'appelait "pauvre chéri" ou "Monsieur Catastrophe". Et moi, englué dans le confort de sa tendresse maternelle, je me laissais dorloter, un gant de toilette rempli de glaçons sur l’œil ou sur la joue.
Sophie, maintenant enceinte de cinq mois, affichait un ventre arrondi et, depuis peu, chaque soir, le bébé commençait à se manifester.
Alors, elle me demandait de poser ma main sur son bedon. Je sentais des mouvements légers sous mes doigts, comme des vibrations. Je m’émerveillais, trouvant que la nature, permettant aux femmes de contenir un petit être en devenir, était bien faite. Notre progéniture se tenait au chaud dans ce cocon douillet. Il vivait sa mystérieuse vie de fœtus. Il m’arrivait même de poser l’oreille dessus pour essayer d’entendre ce qu’il se tramait là-dedans, mais en vain.
— Ça sera un garçon ! m’avait-elle déclaré comme ça, un soir.
— Tu es bien sûre de toi !
— Je le sens. Etant prévu pour le mois de mars, il sera Bélier, comme moi.
— Un fonceur, alors ! Sauf s’il naissait un peu avant. Il sera Poisson et champion de natation. Et moi, qui suis du signe de la Vierge, comment me définirais-tu ?
J’avais tendu les verges pour me faire battre. Elle prit alors un air taquin.
— Hum, je ne sais pas trop ! Les Vierges, grands timides, ne sont pas des amants fabuleux. Ils hésitent, ils tâtonnent. Souvent, ils n’osent pas dévoiler leurs sentiments…
Elle me provoquait, c’était sûr ! Alors, sourcils levés, je feignis l’indignation.
— Tu as vu ça où ? Dans les magazines? Pas des amants fabuleux ? Ils n’osent pas ? Non mais ! Tu vas voir si moi, je n’ose pas…
Tout ceci se termina en éclats de rire, en baisers et puis… Passons !
Le lendemain, ma fidèle Deudeuche me conduisit au centre-ville de Rouen. Je me garai le long d’un trottoir et je commençai à arpenter la rue. J’entrai dans les magasins que j’avais repérés. Le premier et le second ne vendaient pas ce genre d’article. En revanche, le dernier marchand, acquiesçant tout en affichant un sourire commercial, me redonna un peu d’espoir. Alors, je lui montrai la photo de l’étui à cigarettes.
— Cet article n’est plus fabriqué depuis des années ! me répondit-il. Pas assez de demandes, trop luxueux ! Voulez-vous voir tous les autres modèles ? C’est pour offrir ?
Faisant grise mine, je le remerciai et repartis, dépité. J’avais fait chou blanc. Encore un indice qui n’en n’était pas vraiment un.
Quelques heures plus tard, je reçus un coup de fil du légiste. On avait identifié le mort anonyme de la forêt. C’était bien Julien Graindorge. Ses empreintes correspondaient à celles enregistrées dans nos fichiers. Comme par hasard !
Et, bien sûr, il ne parlerait pas...
Ce mort supplémentaire, augmentant le champs des possibles, nous enfonçait un peu plus dans le brouillard. Un meurtrier présumé, sans mobile apparent, assassiné à son tour. Mais par qui ?

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