Les Fêlés : l'Intronisation 1/4

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L'heure de la prière sonnait. Les cinq premiers enfants Digitfractor se tenaient alignés dans leurs tristes tenues du dimanche. Leur mère, Dame Irène, les inspectait chacun leur tour avec un air critique, sa sixième progéniture dans les bras. Belle, petite et un peu ronde après ses grossesses successives, sa tenue noire et blanche la sublimait et ne dissimulait rien de son statut. Elle dirigeait ses terres autour du village Guarrèr d'une main de fer, faisait prospérer ses gens ainsi que sa famille.

Son aîné et son second fils présentaient bien, montrant tous deux un juste milieu entre le faste lié à leur rang, et la sobriété due pour rendre honneur à Rhamée. Ses filles tentaient encore d'apporter des touches de couleur, bleu pour la première, bordeau pour la seconde, les deux durent remplacer leurs excentricités par du noir ou du blanc.

Enfin, vint le tour d'Adelin. L'enfant de huit ans avait ostensiblement fait un effort. Il s'imposait de se tenir droit, portait d'épais gants blancs et avait soigneusement dissimulé ses bras sous un manteau blanc cassé aux discrètes dorures. Mais quelque chose clochait, un détail anéantissait ses efforts. Peut-être ses cernes et son teint pâle qui lui donnaient un air maladif et chétif, malgré le léger fond de teint appliqué pour atténuer ses traits tirés. Irène trouva enfin.

Tandis qu'il se pinçait les lèvres, Adelin se demandait pourquoi encore sa mère s'arrêtait devant lui plus longtemps que devant les autres. Il était persuadé d'avoir tout fait correctement cette fois. Il avait suivi tous les conseils donnés depuis tout petit, ciré ses chaussures, avec la sensation de ressembler à un os surmonté de cheveux bruns et tout aussi raide. Mais sa mère trouvait encore à redire. Qu'avait-il raté ?

Elle lui prit les bras, et lui imposa de carrer les épaules. Cette fois, elle lui sourit avec tendresse et il se détendit, toujours dans la même position. Sa tenue était un sans-faute, enfin. Elle ne le quitterait plus jamais le dimanche.

Ses sœurs revinrent, la famille put se diriger vers le carrosse. Quatre de leurs six chevaux étaient attelés, dont deux fraîchement achetés, un noir et un blanc mis en tête. Le véhicule d'ébène luisait, de même que le cuir blanc qui le reliait aux bêtes. Adelin jeta un coup d'œil vers le temple de Rhamée, à tout juste trente minutes de marche de la maison. Plusieurs fois, il avait demandé pourquoi ils se montraient fainéants pour aller prier alors que certains de ses amis et de leurs familles mettaient plus de deux heures pour s'y rendre. On lui parlait à chaque fois de prestige, de rang social, d'importance de montrer sa fortune et donc sa puissance à tous. Mais comme les Digitfractor y passaient tout leur temps, ça devait se savoir qu'ils donnaient des ordres et veillaient sur leurs gens, non ?

Leur père, tout de noir vêtu les invita à prendre place et admira en silence ses enfants. Ils traversèrent sans un mot les champs et les vignes qui entouraient le village de Guarrèr. De petites maisons basses dont on ne voyait que les cheminées ponctuaient les étendues de céréales. Adelin les connaissait toutes. Il savait précisément quelle familles vivaient où, et les quelles travaillaient pour eux, les quelles travaillaient pour la famille Cippus. Il s'imagina comment mettre le feu aux champs appartenant à la famille rivale en se débrouillant pour que l'incendie épargne les maisons et les champs environnants. Il était sûr que c'était possible. Puis ce serait beau. En plus ça affaiblirait leurs concurrents, qui détenaient une plus grande maison, plus de chevaux, plus de tapis et tout ce qui coûtait cher de l'achat à l'entretien. Mais ses parents préféraient éviter, selon eux il s'agissait d'une très mauvaise façon de procéder. Ils privilégiaient des méthodes plus lentes, mais sûres et légales.

Dommage. Après les champs, l'attelage les amena aux premières habitations du village, hautes d'un à deux étages, toutes en bois avec des fondations de pierre. L'enfant chercha ses amis à travers les vitres du carrosse pour les saluer de loin, aucun ne le remarqua.

  • Redresse-toi et cesse tes mimiques, Adelin, le reprit sa mère.

Il obéit. Aujourd'hui, il voulait faire un sans-faute, être un enfant normal, peut-être même modèle. Ils arrivaient en fin de matinée, on ne le reprenait que pour la deuxième fois, et pour deux raisons différentes. Pour le moment, tout commençait pour le mieux.

Les roues montèrent brusquement sur les pavés de la rue principale de Guarrèr, et ils arrivèrent enfin devant le temple de Rhamée. Le haut édifice était le plus beau de tous. Les meilleurs artisans des siècles passés y avaient placés leurs chefs-d'œuvres, et lors des rénovations d'autres tentaient d'obtenir le droit - l'honneur - de mettre l'une de leurs pièces. Tout cela, pour la gloire de la Déesse de la Lumière.

Pourtant, si tout resplendissait, cet endroit mettait Adelin mal à l'aise. Malgré le soleil illuminant les lieux, la lumière lui paraissait froide, l'absence de couleurs lui donnait la sensation d'entrer dans un tombeau grand comme les catacombes de sa famille. Des catacombes très belles, géantes, où il ne se sentait pas à sa place. Sans compter le ton feutré que beaucoup prenaient, comme si parler trop fort près du temple portait malheur.

Le conducteur leur ouvrit, la famille put se répandre sur place principale et venir saluer les habitants, se mêler à la foule. L'un des meilleurs moments pour Adelin. Heureux, il se faufila jusqu'à retrouver son meilleur ami, un orphelin dont les trois herboristes du village s'occupaient. Comme toujours, il le trouva en retrait de la masse.

  • Salut l'nobliau.
  • Salut François !

Il s'échangèrent une poignée de main propre à leur duo, avant de bavarder sur leur semaine respective. François montra à Adelin quelques bandages sur son torse qu'il écarta légèrement, montrant des traces de brûlure d'acide.

  • J'me suis fais ça y'a trois jours ! T'aurais vu l'explosion, c'était beau !

Le regard brillant, Adelin admira la blessure en tentant de s'imaginer la scène.

  • Il y a eu une déflagration ?
  • Presque, je pense que ça manquait de... de...
  • Comburant ?
  • Oui !

François, en plus de ses liens privilégiés avec ses mères adoptives, s'entendait particulièrement bien avec l'apothicaire de Guarrèr, aussi partageait-il une passion commune avec Adelin : la chimie, que lui pouvait régulièrement manier. Son ami ne manquait jamais d'idées pour de nouveaux mélanges détonants. Il écopait parfois des blessures de guerre que les deux admiraient ensuite.

  • Et toi alors, je t'ai vu y'a deux jours...

Adelin surveilla l'assemblée derrière lui. Tout le monde se saluait, discutait, à première vue personne ne le surveillait, en particulier son frère Albin. Il répondit alors d'un clin d'œil au chimiste en herbe et enleva son gant gauche. L'avant-bras était strié de différentes brûlures lui ayant fondu la peau et les chairs, aux endroits où ses poils de bras avaient pris feu sans qu'il n'y prête attention. Sa main avait particulièrement souffert, la faute à une période récente où il tentait d'attraper les flammes à pleines mains. Le dos de la main semblait relativement épargnée, contrairement à sa paume et à la face interne des doigts, fondus, brunis et même creusés par ses expériences et crises passées.

Les bandages dévoilèrent un cratère calciné dans ses chairs en plein milieu de sa paume. Pris d'un frisson, François en approcha les doigts. Même là, deux jours plus tard la chaleur émanait toujours de la blessure.

  • J'ai voulu prendre un charbon ardent pour le voir de plus près. Le feu a repris dans ma main, c'était beau.
  • Mais ça ne te fait toujours pas mal ?
  • Pas quand je vois sa danse...
  • T'es vraiment un mal...

François s'interrompit, fasciné. Adelin bougeait légèrement ses doigts, craquelant sa peau encore boursouflée par endroits, montrant sans peine le jeu de sortes de câbles au niveau de ses doigts.

Il se pétrifièrent soudain. Une ombre se dessina derrière eux.

Quelqu'un se saisit d'Adelin par le col et le retourna abruptement. Penaud, le garçonnet fit face à son aîné Albin. Ce dernier le dépassait d'une bonne tête, et surtout présentait un physique tout en muscles.

  • Cesse tes sotises et mêle-toi plus que ça au village, Adelin, siffla la montagne. Et couvre ta main, pour l'amour de Rhamée.

Les deux amis s'échangèrent un dernier signe, Adelin dissimula de nouveau les preuves de sa passion pour le feu. Il suivit le large Albin avec docilité, et se mêla comme demandé à la foule. Il salua tous les enfants qu'il connaissait, surtout les rares avec lesquels il s'entendait bien. Beaucoup se demandaient pourquoi lui, si jeune, portait des gants longs comme les adultes. Comme on le lui sermonnait souvent, il répondait que cela faisait partie de sa tenue du dimanche, même si tout le monde savait bien qu'il en portait tout le temps. Personne ne donnait l'impression d'être dupe, mais personne n'osait non plus mettre ouvertement en doute la parole d'un Digitfractor, même à son âge. Il allait bien assez souvent chez les herboristes et l'apothicaire en sentant le brûlé pour laisser deviner ce qu'il cachait.

Les adultes pensaient qu'il ne les entendait pas quand ils échangeaient à voix basse sur son passage. Comme en cet instant où il louvoyait parmi la foule.

  • Tout de même, quel malheur pour ses parents...

Adelin remarqua que son frère se crispait.

  • Une vraie malédiction cet enfant...
  • ... passion impie....
  • Un jour il va se réduire en cendres.

Les deux frères ne savaient jamais comment réagir à ces commentaires. L'aîné se tendait, Adelin rentrait la tête dans les épaules. Il n'y pouvait rien, lui. D'autant plus que la réalité était bien pire, mais ça, avec un peu de chance, personne ne le saurait jamais. Entendant un lourd véhicule approcher, ils rejoignirent les leurs à l'entrée du temple.

Un second carrosse aborda l'allée principale, tiré par huit chevaux de trait luisants, immense, clinquant. Le véhicule s'arrêta précisément quinze mètres devant la porte du temple, devant laquelle patientait le prêtre qui devait officier. La foule forma en un instant une haie d'honneur à la puissante famille Cippus, maîtres peu contestés de ces terres. Le conducteur n'eut pas besoin de descendre ouvrir, un valet de pied richement vêtu s'en chargea et déplia le marchepied dans une révérence.

Alors sortirent Dame Sophie Cippus, la Dame officiellement en charge de régenter le territoire, avec à son bras son dernier fils, son héritier : Sieur Clothaire Cippus, âgé d'une décennie de plus qu'Adelin, sublime dans son ensemble noir. Tous deux dégageaient une prestance imposante, tandis qu'ils allaient lentement de leur véhicule croulant sous les onyx et diamants blancs incrustés, soulignant les métaux et bois précieux composant certainement l'un des plus grands joyaux d'artisanat du continent.

Ils saluèrent gracieusement quiconque entrait dans leur champ de vision, ce qui ralentit encore leur avancée. Au moment où les Cippus arrivèrent à la hauteur des Digitfractor, les deux Dames se jaugèrent du regard. Chacune pesait les forces et faiblesses des deux familles. Adelin entendit Dame Sophie siffler à sa mère :

  • Toujours avec votre gueux.
  • Lui a su s'adapter. Et survivre à la politique.

Les Digitfractor demeurèrent stoïques. Si la Dame Cippus approchait doucement du siècle d'existence, ni son époux, ni ses quatre premiers enfants n'avaient survécus aux arcanes du pouvoir. D'un regard, elle leur fit comprendre qu'ils paieraient cet affront avant d'entraîner les fidèles à sa suite au temple.

Avant même que la bottine de vair ne touche la pierre, les chants du chœur s'élevèrent, graves, solennels, à la gloire de Rhamée. Mais aussi morbides aux oreilles d'Adelin. Il resta dans l'ombre d'Albin tandis qu'ils se rendaient à leurs bancs habituels, réservés à leur famille à gauche de l'autel face à eux. À la droite s'installèrent les Cippus, deux silhouettes noires isolées parmi les prie-dieu doublés de velours blanc.

Chaque fidèle prit place, Adelin sentit deux tapotements contre sa botte et sourit. François était parvenu à se mettre pile derrière lui, pour se soutenir mutuellement durant cette heure d'ennui. Comme de coutume, tous saluèrent d'un même mouvement l'autel au-dessus duquel flottait l'un des nombreux cadeaux de leur Déesse : un blanc cristal de psynergie. Le prêtre qui officiait les salua, et entama son prêche avec grandiloquence et passion, leur rappelant à tous ce qu'ils Lui devaient, Ses bienfaits et pourquoi ils devaient L'adorer.

Malgré tous ses efforts pour présenter la même ferveur que sa famille, que la quasi-totalité de la foule, Adelin eut la désagréable sensation de dénoter. Pourtant, il essayait de se laisser emporter par la passion d'Albin, de leurs parents, de tout le monde. Rien à faire, lui avait l'impression qu'ils agissaient tous dans le vide, pour rien d'autre que brasser du vent tous ensemble. Oh, loin de lui l'idée de nier l'existence et l'importance de Rhamée. Mais s'intéressait-elle vraiment à eux, petits mortels de pacotille ? Se souciait-elle de lui, de moindre importance encore ? Si elle était si bienveillante et tout ça, pourquoi il était fou et bizarre ?

Il ne parvenait pas à dissimuler ses doutes quant à l'utilité de sa présence en ces lieux, de toutes les simagrées auxquelles on l'obligeait à participer. D'une manière ou d'une autre, cela transparaissait dans sa manière de s'incliner, de s'agenouiller, de se relever ou de chanter. Il essayait vraiment, de sentir cette paix dont tout le monde lui parlait au moment de la prière, ce sentiment de communion avec une puissance douce et sans limites. Rien. Rien que lui, son ennui et son envie de tout brûler. Non pas pour nuire, mais embellir. Mettre un peu de couleurs et de chaleur en ces lieux ternes et froids. Rendre vivants ces murs inertes.

Nerveux de penser encore au feu alors que tout le monde se donnait corps et âme à la prière, il s'efforça de se montrer plus fervent envers Rhamée. Elle avait fait son pays tel qu'il était, sans elle ces terres appartiendraient encore au maudit dieu du Feu, Sorangar. Un dieu qui avait tout de même asservi un peuple entier, juste pour subsister... puis au final pour rien, ayant été vaincu.

Les deux amis s'échangèrent de brèves informations, Adelin en bougeant le pied, François tantôt du pied, tantôt de la main. Les deux s'ennuyaient ferme.

L'envie de se signer en urgence pour repousser ses pensées impies le prit, mais ce n'était pas le moment. Vers la fin, il reçut trois coups dans la botte, avant un quatrième au bout de quelques temps. François le prévenait qu'il commençait à transpirer. Découragé, Adelin s'imposa malgré tout de continuer à entretenir son image de bon fils.

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