Les Fêlés : l'Intronisation 2/4

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La fin de l'office sonna la libération, le début de ses heures sans entrave ni surveillance avec ses amis. Dès qu'il en eut l'autorisation, il s'éclipsa avec François. Ce dernier, l'air grave, l'attira encore plus à l'écart que d'habitude.

  • Ç'a vraiment pas l'air de s'arranger ton truc.
  • J'essaye...

François surveilla les alentours avant de murmurer :

  • Je voulais attendre encore un peu avant de t'en parler, en savoir plus avant de t'y faire rentrer, mais... tu connais Hervé, le fils du cordonnier ?

Le jeune noble acquiesça. Ce pré-adolescent de treize ans lui paraissait sympathique, si on lui passait les grincements de porte qu'il entendait parfois sans raison et l'angoissaient.

  • Il m'a montré à un groupe... ben, y'a quatre nuits. Ils se font appeler les Fêlés. Des mecs comme toi et moi, qui ont leur fêlure comme ils appellent ça. Sont douze au total, on va faire partie des plus jeunes. Ils se réunissent de nuit, le truc c'est qu'on cache nos fêlures le jour, pour leur laisser de la place entre fêlés la nuit. Ils ont plutôt bien compris mon truc des explosions et de voir le verre des fioles se fissurer quand j'y fais mes mélanges. Je crois qu'ils comprendront pour toi et le feu. Et que ça nous ferait du bien. Le plus vieux et le chef c'est Bernard, on l'appelle le Dépeceur... si tu veux, demain à deux heures du matin à l'orée de la forêt, vers les vallées rocheuses, je te présente aussi. Ce qu'on essaye, c'est que le jour on soit normaux, et la nuit fêlés. Tu sais pour... devenir des adultes normaux, avec une vie normale... quitte à rester fêlés la nuit, mais ça vaudra toujours mieux qu'autre chose...

Adelin réfléchit. Sa passion du feu, il avait juré de la cacher. Alors en parler à d'autres enfants et adolescents, leur laisser voir... oui bon sang, pouvoir enfin s'écouter ! Et comme le soulignait François, ensuite devenir des adultes comme il y en avait tant. Ne plus risquer de discréditer sa famille, quel rêve...

Son ami comprit à son regard qu'ils pouvaient passer à autre chose et se reverraient bien avant le prochain jour de prière, et en-dehors d'une nouvelle blessure d'Adelin.

Leur accord conclu, ils retournèrent se mêler à la foule éparpillée, trouver leurs rares amis. Pendant leurs conversations, une jeune fille tira la manche d'Adelin alors qu'il espérait pouvoir l'ignorer. Il l'identifia comme fille de l'une des familles de vignerons, dont les enfants venaient parfois discuter avec sa fratrie, peut-être dans l'espoir de connaître le même destin que son père. Il lui donnait quatre ou cinq ans.

  • Pourquoi toi t'as des gants ?
  • Parce que mes mains sont moches.
  • Eh ben moi, eh ben suis sûre c'est pas vrai.

Soupirant, Adelin interrogea ses amis du regard, qui l'incitèrent en silence à lui prouver qu'elle avait tort. Aussi enleva-t-il son gant de sa main la moins touchée pour le moment, tout de même racornie par endroits et dont l'annulaire n'avait plus d'ongle. Terrorisée, la fillette s'enfuya en hurlant, ce qui lui attira les ricanements de la bande. Adelin riait jaune, il savait que pour ça, sa famille le punirait. Mais au bout d'un moment, que devait-il faire ? Ça faisait depuis qu'il savait marcher qu'il se brûlait, parfois les traces disparaissaient, parfois il en gardait des cicatrices.

L'heure de midi approchait, le carrosse des Cippus réapparut sur la place, dissipant les groupes épars. À regrets, Adelin salua sa bande et rejoignit sa famille, qui cette fois marcha un peu avant de rejoindre son propre moyen de transport.

Dans le véhicule, tandis qu'un paysage infiniement plus coloré que le temple défilait, Adelin sentit, aux regards qui pesaient sur lui et à l'expression de ses parents, que son retrait de gant se savait. Au moins, cette fois il échapperait aux remontrances devant ses frères et sœurs. Ils n'était pas encore rentrés qu'il entendait déjà le discours de ses parents, au sujet de son inconscience à exhiber ses brûlures, que sa fascination pour le feu les inquiétait beaucoup, qu'il devrait faire l'effort d'en parler au prêtre, que le voir se détruire lentement avec sa passion les angoissait toujours plus...

Adelin ne savait jamais quoi leur répondre. Lui aussi voulait être un enfant normal, qui aimerait les mêmes choses que les autres. Que pouvait-il faire ? Contempler le feu danser l'apaisait, son chant le berçait, sa vue le rendait heureux et embellissait tout. Sa chaleur lui donnait la sensation d'une caresse, même quand il prenait s'embrasait. Quant aux senteurs dues aux flammes, quoi de plus plaisant ? Pour lui, tout ceci était normal, spontané. Mais de toute évidence, pas pour le reste du monde.

Leur espace clos leur laissait tout le loisir d'entendre le trot régulier des chevaux, le léger grincement de leur attelage de cuir, les cahots sur la route de terre, la vie tout autour d'eux. Le jeune garçon savoura cet instant de calme avant les remontrances.

Ça ne rata pas. Tout juste descendus, son père l'invita d'un geste à le suivre pour le mener à un petit salon. Sa mère prit le temps de déposer sa dernière-née dans la pièce du rez-de-chaussée où elle laissait toujours ses plus jeunes quand elle ne pouvait s'en occuper elle-même, émit certainement des recommandations à ses aînés, avant d'enfin rejoindre son époux et son fils.

Le couple détonnait sur de nombreux points. Manard gardait, malgré le temps passé, sa peau rougeaude et tannée par le soleil de l'époque où il vivait encore comme éleveur d'oies, issu d'une longue tradition familiale dans le domaine, ainsi que quelques cicatrices blanches aux doigts. À cela s'ajoutait son maintien, moins noble et naturel que celui empli de prestance de sa femme. De son côté, Dame Irène bénéficiait d'une douce peau bronzée, dépourvue de stigmate. Voilà bien trente ans qu'ils s'étaient épousés, que Manard Oidor avait appris sur le tas le métier de notaire afin de pouvoir seconder sa femme dans ses tâches, qu'il était parvenu à appliquer l'étiquette imposée par son nouveau statut de noble d'alors.

  • Adelin, sais-tu de quoi nous allons te parler ? s'enquit Dame Irène.

L'intéressé acquiesça, puis lutta pour ne pas baisser les yeux.

  • J'ai montré mes brûlures aux mains, je n'aurais pas du et ça a fait peur à... Madeleine... Vigny, la fille aînée de Murielle et Quentin Vigny mariés depuis cinq ans.

Depuis le temps, Adelin savait que plus il montrait qu'il connaissait les gens de Guarrèr, moins ses parents le disputaient sévèrement. Donc il déballa tout ce qu'il savait de cette famille loyale aux Cippus, puis à la demande de son père ébahi développa comment il pouvait en savoir autant. Le fil des relations pour obtenir ses connaissances était assez long, mais quand il cita de tête la nature et les conditions de mariage de ce couple, ses parents s'échangèrent un regard aterré. Quand il eut terminé, Manard se gratta le poignet.

  • Comment, avec ta mémoire, peux-tu oublier que tu ne dois pas montrer tes mains ?
  • Madeleine me croyait pas quand je lui disais que je mettais des gants parce que mes mains sont moches.
  • Tu sais, maintenant que tu es un peu plus grand... tu n'es pas toujours obligé d'être honnête à ce point. Tu peux... dire, comme nous, que cela fait partie de ta tenue, tout simplement.

Adelin croisa les bras et se rembrunit. Il n'aimait pas mentir. Il le faisait déjà bien assez. Son regard tomba sur le tapis safran devant lui, il ne put s'empêcher d'arborer un petit sourire en l'imaginant brûler. Un beau feu rouge irait très bien pour accompagner les couleurs présentes.

Ses parents surprirent son regard fiévreux vers le tapis et soupirèrent intérieurement. Il pensait encore au feu. Les trois le savaient, et comme Adelin s'y attendait les sempiternels reproches à ce sujet arrivèrent. Au bout d'un moment, il arrêta d'écouter, connaissant déjà tout par cœur. Dame Irène s'en aperçut la première et l'envoya dans sa chambre.

Adelin les salua comme l'étiquette le lui demandait, d'une révérence et de salutations de circonstance, avant d'obéir. Dès qu'il se sentit assez loin d'éventuels témoins, il courut se pelotonner dans son lit, le traversin enroulé dans ses bras pour sentir une pression et une chaleur rassurantes. Le visage enfoui dans cet ensemble de lin et de plumes, il pleura et geignit.

Pourquoi il n'arrivait pas à être normal ? Pourquoi le feu le passionnait autant et pas les autres ? Toutes ses pensées tournèrent autour de ces questions. Il sentit les chaleurs habituelles monter dans ses mains et la sensation que ses yeux percevaient mieux les alentours. Il savait très bien ce qui se passait, comme à chaque fois que ses émotions le débordaient. Des crépitements secs se firent entendre. Angoissé à l'idée de brûler son lit, il se recroquevilla en geignant.

Quelqu'un approcha de sa porte, et y frappa quatre fois. Albin, ne manquait plus que lui pour les remontrances. L'enfant guetta un cinquième coup qui indiquerait un témoin supplémentaire, bien qu'il n'aie perçu les pas que d'une personne. Rien ne vint.

  • Ferme la porte, gémit-il.

Albin rentra en prenant toute la place dans l'encadrement et prit soin de la verrouiller. Lorsqu'il se retourna enfin vers celui dont il était responsable, il retint sa respiration. Adelin savait très bien pourquoi. Avec les pleurs, il avait les yeux rougis et avec sa vue améliorée, accompagnée d'une douce chaleur, ses pupillent brillaient d'une lumière argentée perturbante. Ses mains gantées devaient dégager des étincelles et des fumerolles tout aussi argentées et grises.

Son aîné s'assit au bord du lit en cherchant ses mots, sous le regard de bête blessée d'Adelin. Ils se surveillèrent de biais sans mot dire.

  • Si tu veux faire sortir ton feu vas-y ; finit par soupirer Albin.
  • Sûr ?

L'aîné acquiesça. Avec prudence, le jeune mage lâcha son traversin et se redressa. Tous deux s'assurèrent que rien ne pourrait laisser deviner ce qui se passait dans cette pièce. Alors, dans un soupir de soulagement, Adelin agita les doigts. Ses mains s'enflammèrent aussitôt d'un feu gris-argenté dénué de fumée, ses yeux étincelèrent franchement. Son sourire passa de celui de petit garçon soulagé à celui d'un détraqué, aussi crispé qu'heureux. Il étouffa un rire ravi devant le spectacle de ces flammes sur ses gants, qui grandirent quand il mit ses mains en coupe.

Albin supposait depuis quelques mois que cette magie nourrissait le feu d'émotions, et tous deux se demandaient s'il avait deviné juste. Devant ce spectacle sublime, Adelin se sentit apaisé et serein. Absorbé par cette danse et cette chaleur si belles, si vivantes sur ses mains. Tellement absorbé qu'il en oubliait de battre des cils.

  • Père et mère t'ont encore parlé de ta tendance à montrer tes brûlures.
  • J'essaye de ne plus le faire.
  • ... mais ?
  • Je n'y arrive pas. Je... je ne sais pas. Des fois je suis d'accord avec vous, c'est mo... c'est laid. Mais la plupart du temps je trouve ça beau.
  • Tes mains d'épouvantail ?

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