La Justice de Rhamée (1/2)

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Nouveau jour de prière. L'Allumé, Souffreux, Chute et deux amis à eux sans fêlure discutaient en attendant que la famille Cippus arrive. Adossés au mur du temple, ils détaillaient l'apothicaire.

  • Vous voyez, il a encore les mêmes chaussettes, j'suis pas fou ! soulignait Souffreux.
  • Merde, mais c'est vrai François... ça fait combien de temps...
  • Quatrième semaine, plus cinq jours, sans changer une seule fois, indiqua l'Allumé.
  • Et ça pue même pas, affirma Souffreux. Ça fait autant de temps que je vais chez lui tous les jours. Eh d'ailleurs, vous saviez que le salpêtre c'est hyper simple à faire exploser ?
  • Quel rayon d'explosion ?

Chute leva les yeux au ciel.

  • Par la Lumière Adelin, l'encourage pas... ils sont incapables de parler d'autre chose que d'explosions quand ils sont ensemble, eux...

Le groupe poursuivit ses messes basses, quand Adelin surprit son aîné Albin se frayer un chemin vers eux. Ses obligations de noble approchaient avec son frère. Il interrompit les échanges d'un bâillement tout sauf discret, tourné vers la personne qui allait surprendre leur conversation. Un signal entre Fêlés qu'ils avaient enseigné à leurs amis. L'Allumé prit sur lui de donner un nouveau sujet.

  • N'empêche, j'ai hâte d'apprendre à préparer des brûlis. D'ailleurs, ton père t'a dit quand est-ce qu'il m'appellerait ?
  • La semaine prochaine... tu as encore ton regard bizarre Adelin.

Ce dernier se secoua pour tenter de moins laisser irradier sa joie. Le temps d'y parvenir, Albin l'invitait d'un geste.

  • Les Cippus arrivent, viens.

Adelin salua sa bande, d'un signe ils se donnèrent rendez-vous au même endroit après la prière. Tandis qu'il suivait son frère, il releva qu'en terme de stature, tous deux atteignaient des opposés extrêmes. De taille similaire, Albin présentait une belle peau bronzée, presque tannée par le soleil depuis qu'il passait tout son temps libre dehors à manier les armes depuis quatre ans déjà, activité qui développait de beaucoup sa musculature, lui donnant une silhouette carrée. Pour Adelin, il avait tout du roc humain : indestructible, imperturbable, invincible pour un homme de dix-huit ans. En comparaison, Adelin avait la sensation de ressembler à un os. Tout en longueur, blême. Un os enveloppé dans du tissu noir et blanc hors de prix. Engoncé dans son ensemble de soie, seul son visage en dépassait... en partie seulement. Un chapeau et un haut col peinaient à dissimuler son oreille partiellement fondue et la plaque de peau carbonisée autour. Par chance, ses cheveux dissimulaient l'étendue des dégâts. Pour égayer et ajouter de la couleur, ses cernes bruns s'incrustaient toujours plus.

L'Allumé rejoignit la gauche de l'entrée du temple, parfaitement aligné avec ses parents et sa fratrie qui comptait désormais huit membres. Manard et Irène Digitfractor, intemporels, inspiraient le respect. Assortis dans leur tenue, Manard portant un beau costume sur-mesure blanc ivoire accompagné du symbole de fer noir du Sanctum : un trident bercé d'un demi soleil stylisés. Suivait sa femme vêtue d'une robe noire aux reflets bleutés, arborant un sautoir blanc au même symbole.

Leurs enfants se succédaient ensuite, chacun avec son propre style, plus coûteux les uns que les autres. Nathanaël, en plus d'exceller en tout et d'être un fayot, embellissait avec le temps. Le jeune brun de vingt ans, grand, athlétique, portait déjà une belle moustache bien entretenue.

Suivait Albin, dont le teint rappelait celui rougeaud de son père. Contrairement au premier, il se destinait de moins en moins à prendre le relais de ses parents comme notaire, de plus en plus à une carrière d'homme d'armes. Il appartenait déjà à la milice.

Succédait Hermione, toute de noir vêtue pour tenter d'affiner les méfaits de l'adolescence sur sa silhouette, encore plus couverte qu'Adelin, même son visage disparaissait sous un léger voile de tulle. Tout dans sa posture effacée suppliait de ne pas la regarder.

Naïa quant à elle, exhibait sa nouvelle robe alternant blanc crème et noir aux reflets soyeux. Elle avait craint de haïr son apparence autant que sa sœur, pour finalement adorer chercher de nouvelles façons de se mettre en valeur. D'une main dans le dos de son aînée, elle la soutenait de son mieux dans cette épreuve hebdomadaire.

Parmi cette famille à la peau bronzée, à la carrure solide, Adelin dénotait. D'aspect frêle et maladif, il ne ressemblait à personne. Qu'il s'agisse de ses frères et sœurs, de ses parents, oncles, tantes ou même grands-parents, sa physionomie ne rappelait personne. Pourtant, il mangeait comme eux, pratiquait les mêmes activités... au détail de sa vie nocturne dont seul Albin connaissait l'existence. Les mains sagement dans le dos, droit et raide il attendait que le lent carrosse des Cippus s'arrête enfin, signal que son rôle de bon fils approcherait de la fin. Lui attendait l'adolescence avec impatience, se souvenait d'une Naïa filiforme avant de prendre rapidement un aspect adulte, qui lui avait octroyé un développement du haut du corps qui le faisait rêver. Il était pressé de quitter ses dix ans pour approcher d'un âge plus intéressant, comme quatorze ou quinze. Là il pourrait vraiment se choisir un métier pour contribuer au développement de la famille, et commencer à nouer des relations dans ses domaines de prédilection.

Après lui venaient Garance et Zoé, deux rapporteuses qu'il ne supportait pas. Adelin devait d'ailleurs tenir la main de Garance, considérée comme encore trop jeune pour être lâchée, elle-même tenant celle de Zoé. Enfin, après Albin sa personne préférée dans la famille, la petite Eyaëlle dont l'épouvantail devait aider à s'occuper.

Enfin, le vieux carrosse des Cippus s'arrêta à sa place habituelle. La robe des chevaux luisait moins, les effets du temps commençaient à se deviner sur le joyau d'artisanat que restait le véhicule. Dame Sophie et Sieur Clothaire en sortirent avec prestance. Ils saluèrent avec diligence la population de Guarrèr, avant de jauger en silence la famille Digitfractor en expansion continue. Voir Nathanaël faisait souffrir la Dame Cippus. Il approchait de l'âge que seuls trois de ses propres enfants avaient pu atteindre. Duels, assassinats et maladies avaient décimé les siens, aussi voir ses concurrents locaux étinceler de la sorte la rendait muette de douleur et de peur. Doucement, les Digitfractor montraient leur désir de s'élever socialement. Leurs relations au sein de leur région se multipliaient, tandis que les Cippus peinaient à se maintenir.

Un duel de regards s'engagea entre Dame Sophie et Dame Irène. Une première minute s'écoula, tandis que les tensions entre les nobles croissaient. Manard, ancien éleveur d'oies toisait avec mépris Clothaire, officiellement son futur supérieur après Sophie. Le fils Cippus tenta d'intimider les adolescents Digitfractor d'un air hautain, sans qu'aucun ne baisse les yeux devant lui. Fiers, unis, ils lui faisaient front tour à tour. Il s'arrêta à Adelin. Ce dernier savait très bien pour quoi il passait. La faiblesse des Digitfractor, la faille sur laquelle appuyer pour ruiner les efforts de trois générations.

En colère, l'Allumé soutint le regard méprisant de l'adulte. Non, il ne desservirait pas les siens. Non, jamais les Cippus ne pourraient exploiter sa passion impie du feu, ni son apparence peu avenante, ni ses difficultés à se comporter en noble, ni son détachement de l'argent. Il n'avait que dix ans, encore un peu de temps pour devenir exemplaire en haute société. Il ne manquait pas d'exemples à la maison, il saurait s'en montrer digne.

Si, bien sûr que si il serait la cause de la chute des siens, lui assurait en silence Clothaire. Une maladresse et il attirerait le malheur sur son nom. Il ne manquait pas de failles aisées à exploiter, tout ce qui le protégeait pour le moment, l'unique chose qui empêchait leurs ennemis d'anéantir les Digitfractor, c'était son âge et son absence dans les hautes sphères. Une simple question de temps avant la chute.

Combien de fois Clothaire lui avait sifflé ces menaces ? Sa fratrie lui serinait la même chose.

Un craquement annonça la fin des tensions. Dame Sophie ouvrit la marche pour débuter l'heure de prière. La noble femme craquait de partout. Le poids des ans sur ses os...

Dans un bel ensemble, la famille Digitfractor suivit les Cippus, permettant ensuite à tout le village de venir prier avec eux. Toujours aussi nationaliste, le prêtre leur vanta ce jour-là la puissance des paladins, serviteurs de la Matriarche et de Rhamée, défenseurs de la foi et de la Lumière à travers les âges. Adelin était persuadé qu'avec juste un peu plus de foi, Albin pourrait les rejoindre. La rigueur et la discipline le définissaient bien après tout. Sans compter son respect scrupuleux des lois. Un peu tout son opposé.

Après une heure interminable de louanges pour les bras armés de la Lumière, du Sanctum et de la Matriarche, de prosternation, de prières et de chants religieux aussi graves que sinistres, Adelin put enfin rejoindre sa bande. Se sentant surveillé, il incita ses amis à s'éloigner dans les ruelles étroites du village. Bien isolés, ils reprirent leur enquête du moment.

  • J'étais derrière lui, détailla François, et je confirme : ses chaussettes sont pas usées du tout.
  • Et il pue pas des pieds ?
  • Eh, j'avais pas le nez dans ses chaussures, non plus !
  • N'empêche... comment il fait ? Enfin ça fait deux ans quand même, qu'à priori il porte les mêmes...
  • Je ne vois qu'une possibilité : elles sont magiques, affirma Chute.

Adelin se gratta le menton. La magie était extrêmement rare et coûtait atrocement cher. Pourquoi leur apothicaire aurait déboursé autant pour une paire de chaussettes indestructibles ?

  • En fait, il n'y a qu'une façon de le savoir... laissa-t-il échapper.

Le poids des regards l'incita à développer.

  • Faudrait aller voir chez lui, ne serait-ce que pour savoir s'il a d'autres paires.
  • Eh, c'est le bon moment pour y aller en plus ! souligna François.

Adelin sentit qu'on allait lui demander d'y aller. Il voulut faire machine arrière, mais toute la bande entrait en effervescence. Aussi en quelques minutes à peine se trouva-t-il devant la maison de l'apothicaire, sa bande derrière qui l'encourageait à entrer.

Encore hésitant, il tendit la main vers la poignée. Il espéra que l'homme aie verrouillé sa demeure... en vain. La porte s'ouvrit devant lui sans un bruit. En sueur, le cœur battant il s'empressa de rentrer. François passait beaucoup de temps chez cet homme et lui avait plusieurs fois décrit la maison, aussi le garçon trouva sans peine les escaliers pour l'étage à vivre puis la chambre, parfaitement propre et rangée à l'exception d'une chaise croulant sous les vêtements sales.

Tous les sens en alerte, il trouva du deuxième coup le tiroir à chaussettes, et se décomposa de déception. Le tiroir entier était plein des mêmes chaussettes en vrac. Exactement la même teinte brune, la même longueur idéale pour les chausses de cuir du maître des lieux... imprégnées de la même fragrance de fleurs séchées. La peur effacée par la curiosité, Adelin fouilla encore un peu, sans rien trouver d'intéressant.

Finalement, regardant autour de lui, il constata se trouver en un lieu idéal pour une petite pause. Là où il se trouvait le cachait aux yeux de tous. Alors, avec soulagement il laissa sa magie embraser ses mains. Debout face au tiroir ouvert, Adelin se perdit dans la contemplation des flammes d'argent et d'acier danser sur lui. Avec un grognement satisfait, il intensifia le feu, lui donnant une teinte blanche presqu'aveuglante. Les flammes dépassaient le stade de simples gants sur ses mains, atteignant au moins quinze centimètre de hauteur. Puis le souvenir de ce qui l'avait amené en ces lieux lui revint. Dépité, il cessa d'alimenter ses flammes. Dommage. Comme toujours après avoir utilisé de son feu, il éprouva quelques démangeaisons intenses aux mains. Tout en lui réclamait plus.

Il descendit à hauteur de la boutique, plié en deux pour échapper aux éventuels regards, et se demanda comment sortir. À deux pas de la porte de derrière, il entendit un bruit de raclement. Pétrifié, il tenta de comprendre. Des cliquetis. Ça venait d'en-dessous.

***

Quelqu'un cambriolerait l'apothicaire ? Adelin voulut pouvoir donner autant de détails que possible à Albin. S'agissait-il d'un groupe, de combien, ou une seule personne, armée ou non... Arpentant le sol, il finit par trouver une trappe sous le tapis de l'arrière-boutique. Le garçon trouva sans peine le jeu de ficelles qui lui permit de remettre parfaitement le tapis en place une fois sur l'escalier de pierre.

Une puissante odeur de vinaigre régnait dans ce sous-sol, dont l'unique source de lumière une fois la trappe refermée venait de celle filtrant sous une porte quelques mètres plus loin. Adelin reconnut celle de lampes à huile accrochées aux murs. Des raclements et des sons dont il ne parvenait pas à déterminer les causes émanaient de derrière le battant. On posait quelque chose de lourd sur du bois agrémenté de métal.

Fermant les yeux, le garçon se concentra, en quête des métaux autour de lui. Il pressentit une rampe à sa droite, quelque chose au sol en plein milieu qui devait être un rail, puis, à cause de la distance des choses plus incertaines... il supposa les clous et la poignée de la porte, des éléments autour d'un grand rectangle et une partie du support en métal... ainsi que des anneaux aux quatre murs... et les lampes à huile. Adelin détecta également une boucle de ceinture, les alliages comprenant de l'aluminium l'interpelaient aisément, de botte... et à hauteur de taille d'adulte, un alliage commun pour les armes. Une dague.

Prenant son temps, désireux d'en savoir un maximum, il laissa sa magie déborder encore un peu. Nombre de petits objets métalliques se révélèrent à lui. Puis des alliages à base de plomb ou de fonte. Deux grandes cuves sous le sol et des chaînes accompagnées de poulies. Il supposa donc qu'une personne seule et sans arme à distance se trouvait là. Avec une table inclinable à la hauteur réglable au centre de la pièce.

Hésitant sur la suite, Adelin ouvrit les yeux. Pendant son investigation, ses bras s'étaient levés d'eux-mêmes, guidés par la magie, ses indexs et majeurs unis pour dessiner un triangle avec les pouces. Ses mains luisaient dans le noir, pulsaient, l'air ondulait autour sous l'effet de la chaleur. Il sentait son corps le supplier de lancer un sort. Mais il ne voulait pas courir le risque que quelqu'un voie son feu. Alors il attendit que tout s'éteigne. Un soupir de soulagement lui échappa quand l'obscurité reprit ses droits.

On heurta le bois de l'autre côté. Paniqué, Adelin se rua contre le mur près de la porte. Quand l'inconnu ouvrit, cela l'aveugla. Le temps s'arrêta. L'arme était dégainée, il sentait ses composants brandis, en quête d'ennemi à transpercer. Une voix qu'il reconnut aussitôt l'interpela avec étonnement :

  • Oh, maître Adelin ? ...

Aucun des deux ne trouva de quoi répondre. Ils se dévisagèrent. La lame retourna dans le dos de l'adulte. Le cœur battant, Adelin finit par bafouiller :

  • J'ai... j'ai entendu du bruit... je voulais voir si tout allait bien pour vous.
  • Brave gam... pardonnez-moi. Comme vous pouvez le constater, tout va bien.

Quand il inclina la tête, les ombres et le bouc de l'apothicaire lui donnèrent un visage terrifiant, à demi disparu dans le noir ambiant.

  • Ma foi damoiseau, j'ai ouï dire que vous posiez quelques questions sur les hommes, les femmes, la procréation...

Aussi perdu que terrifié, l'enfant acquiesça. Les réponses de ses parents et de ses aînés lui suffisaient, à vrai dire. Son interlocuteur se retourna en se lissant la barbe.

  • J'ai précisément de quoi vous montrer diverses choses. Venez, entrez.

Ne sachant que faire d'autre, Adelin obéit. Incertain, il attendit que ses yeux s'accoutument à la lumière jaunâtre absorbée par la roche noire d'humidité. Tout correspondait à ce qu'il avait détecté plus tôt. À cela s'ajoutait une table en bois, sur laquelle reposait une femme nue, luisante d'un liquide donnant à sa peau blanche une couleur bleue contre-nature. Mal à l'aise, l'enfant détourna le regard et fixa une faible flamme jaune. Quelque chose, en plus de la nudité de la femme l'horrifiait.

  • Oh, ne vous embarrassez de rien, elle est morte. Anthrax, je pense. J'allais procéder à une autopsie. Et puisque vous êtes là, autant vous instruire de la meilleure façon possible, par l'observation et la démonstration.

Malade, Adelin acquiesça par automatisme. Il se sentait au-delà de la peur et du malaise, il n'éprouvait presque plus rien. Un sentiment de vide prenait place. L'apothicaire se saisit d'un premier instrument qui tinta dans sa boîte de cuir, avant de glisser contre la peau raide et poisseuse de la femme.

  • Voilà, savez-vous comment se nomme cette zone, maître Adelin ?

Contraint, le dénommé maître se tourna vers le corps et son regard tomba directement sur la toison triangulaire qu'il ne tenait pas à voir. Juste au-dessus, l'apothicaire avait ouvert le ventre. Contrairement à ce qu'aurais cru le garçon, pas une goutte de sang ne coulait. Le cœur au bord des lèvres, tremblant, il détailla la zone montrée et secoua la tête. Non, il ne savait pas.

  • Tout ceci est le bas-ventre, et ici plus précisément la zone pubienne. Veuillez m'excuser un instant, un os va nous bloquer la vue pour la suite.

Adelin cessa de réagir quand l'apothicaire se saisit d'une scie pour sectionner ce qu'il appela l'os pubien. La suite constitua pour lui une succession de flashs tétanisants, de peau épinglée à la table, d'organes montrés puis découpés, d'explications qu'il pouvait, pour son malheur réciter mot pour mot sans y trouver de sens. Des termes comme trompes de Fallope, ovule, corps jaune et dentelle utérine, auxquels il pouvait associer des images qu'il préférait oublier.

Son calvaire ne s'arrêta pas à cette partie de l'anatomie. Il put voir la poitrine découverte de peau, puis plonger toujours plus avant dans l'intérieur du corps, mais aussi l'utilité des organes présents. Heureux de son élève si attentif, l'apothicaire expliqua ensuite longuement, avec toujours forces découpes, les effets, origines et traces de l'anthrax qu'il trouva effectivement dans les poumons.

  • Eh bien voilà, maître Adelin, j'espère avoir pu répondre à vos interrogations. Vous voici plus savant. N'hésitez pas à revenir si vous désirez développer de nouvelles connaissances.

Coupé de toute sensation, de toute émotion, Adelin acquiesça. L'apothicaire le détailla de son air docte, puis prit le temps de nettoyer ses instruments.

  • Pourriez-vous m'aider à la remettre dans son cercueil, je vous prie ?
  • ... oui... oui... pardon... pardon...

Le garçon suivit les demandes de l'apothicaire, tourna le dos au cadavre, coinça les pieds frais, poisseux et raides sous ses bras, puis se décala jusqu'à une cuve d'où émana une puanteur assommante une fois ouverte. Là, toujours aussi vide et amorphe, il se débarrassa de sa charge avant de rester les bras ballants. Aucune pensée ne parvenait à prendre corps dans son esprit.

  • Vous êtes bien pâle, maître Adelin... peut-être devriez-vous rentrer chez vous. Vos parents savent que vous êtes ici ?
  • ... Oui... oui... pardon...
  • Mmmh... empressez-vous alors, ils doivent s'inquiéter !

Comme déphasé, Adelin se dirigea vers son domaine familial. Le père d'une de ses connaissances le reconnut à la sortie de la ruelle et le raccompagna avec précipitation.

Leur approche fut remarquée, deux chiens jaillirent en jappant après leur jeune maître, Manard, Irène, Albin et six gardes accoururent pour l'accueillir. Manard le premier mit un genou à terre pour s'emparer de son fils.

  • Adelin ! Rhamée soit louée... par la Lumière, nous nous rongions les sangs...
  • J'l'ô vu marcher t'seul entre chez l'teinturier et l'charpentier, sieur Manard... et Dame Irène... et sieur Albin...
  • Soyez béni, monsieur Dubois... souffla la Dame en se signant.

Surpris qu'elle se souvienne de son nom, l'homme les salua gauchement et leur relata comme il put ce qu'il savait, à vrai dire rien. Le fils égaré n'avait rien dit de tout le trajet. Pendant l'échange, les chiens tentaient d'obtenir une réaction de leur protégé, glissant leur truffe sous sa main, lui léchant les gants, aboyant, geignant.

Les nobles et leurs suivants prirent congé du sauveur, le remerciant encore de vive voix et louant son nom. Les grilles se refermèrent derrière eux. Ils se dirigèrent vers un salon que l'enfant blême affectionnait, Albin entreprit d'y allumer un large feu dans la cheminée pour tenter de ramener son frère parmi les vivants.

Car bien qu'en mesure de marcher, de suivre des indications, Adelin avait le regard vide et vitreux d'un mort, sans compter la pâleur pire qu'à l'accoutumée. L'air perdu, il ne réagissait à rien sauf aux ordres. Après avoir disparu trois heures. Des coursiers avaient été envoyés pour demander aux gardes partis à sa recherche de revenir.

Il leur fallut attendre la nuit tombée, après le repas auquel il ne prit pas part, pour qu'Adelin semble sortir de son égarement.

L'Allumé se souvenait être entré chez l'apothicaire, avoir trouvé le tiroir à chaussettes et profité des lieux pour s'offrir un court spectacle de flammes dansant sur ses mains. Puis d'être allé enquêté dans la cave après avoir entendu un bruit étrange. Puis une absence l'amenant directement chez lui, tard le soir. Un coup d’œil à l'horloge lui apprit qu'il devait aller dormir. Confus, il se rendit dans sa chambre. Une angoisse lui frigorifiait les entrailles, sans qu'il parvienne à en saisir l'origine.

Des leçons non apprises ? Impossible, il tenait un bon rythme pour cela, il avait respecté toutes ses heures dédiées. Un engagement non tenu ? ... idem, tout lui semblait respecté. Alors quoi...

Quelqu'un courant dans les escaliers puis le couloir le sortit de ses pensées. Manard fracassa la porte de sa chambre en l'ouvrant, les cheveux poisseux de sueur. Quand ils se virent, les deux hommes retinrent leur souffle.

  • Rhamée soit louée... fils, comment qu'tu't'sens ? Par la Lumière et tout c'qu'est sacré, disparaît plus comme ça !
  • Mais... mais que se passe-t-il, père ? Enfin... je... me souviens d'être allé m'amuser avec mes amis après la messe... puis j'ai du avoir un moment d'égarement, je ne sais pas comment le reste de la journée a pu se dérouler... j'ai vu qu'il était l'heure d'aller me coucher...

Manard le rejoignit et s'assit sur son lit, soucieux.

  • Pourtant, tes amis n'ont pas disparus, eux. Fais un effort, Adelin. Comment ta mémoire pourrait te faire défaut pour une après-midi entière ? Sais-tu au moins comment tu es rentré ?
  • Non père... je... je ne sais pas.
  • Tu as une mine plus affreuse que d'habitude.

Adelin voulut parler de son angoisse sourde et sans raison. Mais sa gorge se noua. Son père attendit, le scrutant, lui caressant les cheveux de son immense main rêche. Comme rien ne vint, il conclut :

  • Un garde va patrouiller dans le couloir cette nuit, on va rester en alerte six mois, au cas où. On va te faire monter de quoi écrire, si quoi que ce soit te reviens, tu arrêtes tout ce que tu fais et tu écris, tu le communiques à la personne de faction à ce moment-là... même une parcelle de souvenir, un son, une image, n'importe quoi. C'est important, tu comprends ? Nous devons savoir ce qui t'es arrivé.

Adelin acquiesça. Tout ceci lui paraissait... lointain. Comme si un gouffre sans fond et large de plusieurs dizaines de mètres le séparait de la réalité. Bien que son père lui tapotait l'épaule avant de prendre congé, il lui paraissait lointain. Cette journée n'avait aucun sens. Peut-être que le sommeil permettrait à la suivante de retrouver la normalité.

Son père prit congé. Peu de temps après, sa mère prit place à son tour sur son lit, un plateau sur les genoux. Adelin toucha à peine au bouillon fumant, n'en savoura même pas la chaleur à travers ses gants comme il ne se lassait pas de le faire en temps normal. Lui-même s'étonnait de son désintérêt pour ce petit plaisir.

  • Mère... depuis... depuis ce soir, quelque chose me noue le ventre.
  • Il a du t'arriver quelque chose mon enfant... as-tu mal quelque part ?

Adelin réfléchit.

  • Non... juste... froid... et peur. Mais une peur... comment dire... comme si j'avais commis quelque chose de grave et que d'ici peu les retombées allaient arriver.

Sa mère se leva le temps de mettre le plateau plus loin, puis revint l'enlacer avec fermeté.

  • Nous enquêtons, Adelin. Nous saurons ce qui est advenu. S'il doit y avoir des retombées, elles ne seront pas pour toi.

Quand elle lui embrassa le front, Adelin la sentit prête à raser le village au besoin. Il lui rendit son étreinte pour la rassurer.

***

Le papier, l'encre et les plumes arrivèrent sur un écritoire de voyage, simple planche en bois au trépied rétractable. Sa mère prit congé à son tour, suivant le serviteur. Un garde patrouillait déjà, au-dehors. Adelin entendit de loin le grattement des griffes des chiens sur le gravier de la cour d'entraînement.

Deux autres visiteurs passèrent par sa chambre dans la nuit. Tout d'abord sa petite sœur Eyaëlle. Il sentit dans les brumes du sommeil une petite présence nichée dans ses bras, par habitude il tâta la masse chaude jusqu'à envelopper les petits poings dans sa main. Sa manière d'éviter à celle pour qui il devait incarner l'exemplarité la tentation de sucer son pouce. Il sourit, à demi endormi en la sentant gigoter jusqu'à se coller tout à fait contre lui, puis à se libérer de sa poigne relâchée pour qu'ils tiennent son doudou ensemble. Pour l'encourager, il la libéra le temps de les envelopper tous deux sous sa couette.

Au matin, en plus d'Eyaëlle trépignant contre lui, Adelin bâilla et découvrit Albin, assoupi sur une chaise en tenue de milicien, bras croisés face à la fenêtre.

Pour confirmer à sa sœur qu'il était bien réveillé il lui embrassa sa tignasse rousse, puis la laissa réintégrer sa propre chambre à toute vitesse. Tandis qu'il s'étirait, il nota que cela avait suffi à mettre son aîné en alerte. Toujours assoupi, déjà formaté pour porter malgré tout la main à son arme. Albin s'était installé pile au milieu de la pièce, en mesure d'atteindre d'un bond n'importe quel endroit. Son petit frère murmura :

  • Albin ?

L'interpelé cessa sa respiration tranquille, puis ouvrit sereinement des yeux bien réveillés et alertes. Ils se détaillèrent un moment.

  • Bien dormi ? demanda l'aîné.
  • Oui... et toi ?
  • Aussi. Ça fait plaisir de voir qu'Eyaëlle t'aime bien. Elle n'a pas un âge facile.

Adelin haussa les épaules. Il adorait sa petite sœur. Oui parfois elle hurlait, se roulait par terre, jetait la vaisselle ou voulait le frapper, mais il fondait quand elle l'imitait ou faisait tourner en bourrique toute la maisonnée. À la manière dont Albin le dévisageait, il sentit qu'un interrogatoire l'attendait. Un frisson le parcourut. Il aurait préféré nier l'existence de la veille. Rien ne lui revenait, à l'exception de l'horreur.

  • Quelque chose t'es revenu ?
  • Rien Albin.
  • Si quelqu'un t'a visé, nous devons savoir.
  • M'a visé pour quoi ? Albin, j'aimerais oublier. Si ça se trouve...
  • Ne me dis pas que si ça se trouve, ce n'est rien de grave. Tu as disparu toute une après-midi, pour revenir en état de choc. Il t'es arrivé quelque chose. Quelqu'un, une ou plusieurs personnes, se sont permises de te retenir quelque part et de porter atteinte à ton esprit. À priori, il ne t'es rien arrivé... physiquement. Après, peut-être qu'on t'a fait ingérer une drogue, peut-être qu'on t'a lancé un sort ou qu'on s'y apprête, peut-être qu'on t'a fait révéler des secrets de famille, peut-être que tu as vu ou entendu quelque chose qu'il ne fallait et qui te portera préjudice plus tard... nous devons savoir. Pour toi, pour la famille. La terre et le sang, toujours.

Adelin se sentit nauséeux. La manière dont son frère martelait la devise familiale, dont son regard se durcissait... un mantra qui le mettait en transe.

  • Aucune connaissance n'est superflue, insista Albin.

L'angoisse finit par amener la magie. Les deux frères virent les mains d'Adelin cracher des étincelles, ses yeux s'illuminer d'une puissante lumière argentée, et dans un soupir le feu s'alluma. Sa vue rasséréna Adelin, lui permettant d'attendre que son frère revienne avec une bassine d'eau, dépité. L'objet sur les genoux, le mage y plongea les mains et fit rapidement bouillir l'eau. Albin prit sur lui d'ouvrir la fenêtre. Il s'assit à côté de son frère, puis avec raideur posa une main sur son épaule.

  • Ça non plus, ça ne s'arrange pas...
  • J'y peux rien... j'essaye...
  • Je sais. Je sais...

Ils attendirent en silence que le feu s'éteigne, mais l'eau s'évapora avant, il fallut une seconde bassine pour qu'Adelin puisse maîtriser de nouveau sa magie. Par précaution, ils en prirent une troisième.

  • Quels sont tes derniers souvenirs ? insista Albin une fois revenu.
  • Père et mère sont d'accord pour que tu m'interroges comme ça ?
  • Eux, et le capitaine Dita.

Adelin se renfrogna. Acculé, il tenta de forcer sa mémoire.

  • Tu aurais un autre bout de ferraille ?

Une pelote de fils de fer surgit dans son champ de vision, il fondit aussitôt le tout entre ses mains et malaxa la matière. Albin lui laissa le temps de triturer le métal fondu, de lisser, d'uniformiser les rebus, de retirer ses gants de nuit pour sentir directement le métal fondu couler sur sa peau. Pour une raison qui leur échappait, agir ainsi lui donnait des sensation de caresses agréables.

Incité à raconter sa journée depuis le début, il déroula le fil de la veille. Albin ne réagit pas à leur enquête sur la nature des chaussettes de l'apothicaire, tiqua à peine quand il apprit que son frère avait commis une violation de domicile.

Passé le bruit localisé sous le plancher, Adelin devint incapable de poursuivre.

  • C'est déjà plus qu'hier, l'encouragea le milicien.

En réfléchissant, Adelin donnait une grossière forme de poignard à sa flaque de métal. L'éclat de ses flammes sur la matière le tétanisa.

  • Couteau... couteau... oui... oui... pardon... pardon...

Non, ce n'était pas un couteau. En malaxant encore, il obtint une silhouette grossière correspondant à son souvenir. Il le plongea dans l'eau et le brandit sous le nez de l'homme d'armes.

  • J'ai vu ça hier...
  • Un scalpel.
  • Oui... oui... d'accord... oui... je vois...

Les larmes lui montaient aux yeux tandis que les mots lui échappaient, dénués de sens, s'évadaient de ses lèvres et tiraient à lui une horreur grandissante.

Une femme nue à la peau blanche, trop blanche, couverte d'un liquide bleu puant le vinaigre. L'odeur d'un vinaigre surpuissant, qui faisait mal à la tête. La voix de l'apothicaire, tout le temps, longtemps, sans cesse. L'impossibilité d'agir. Les muscles mis à nu qu'il ne voulait pas voir. Les crissement d'une scie sur des os.

Quand il parvint enfin à bouger pour aider son cou à supporter le poids de sa tête et surtout de ces atrocités, on le saisit brutalement par les poignets, pour les lui plonger de force dans l'eau. Les grésillements lui apprirent qu'un peu plus et il se brûlait la tête.

  • Anthrax... oui... fort bien... oui... pardon... apex... ici donc... oui...

On jura, on jeta la bassine au fond calciné au sol, on lui enserra les avants-bras dans un étau avant de le soulever pour lui plonger avec violence les mains dans l'eau. Adelin ne savait plus où il était, avec qui il était. Albin, ou l'apothicaire ? Qui lui parlait ? Tout se superposait. Ses oreilles sifflaient, on lui parlait de nidification, de continuer à parler. L'odeur du vinaigre bleu l'assomait-elle, ou s'agissait-il de vapeurs de métaux ?

Des menottes lui broyèrent les poignets, tandis qu'on le bâillonnait quand sa seule manière de poursuivre fut de hurler.

L'odeur de chair brûlée lui permit de reprendre pied. Haletant, il s'efforça de comprendre ce qui se passait. Toute force l'abandonnait. Il était sur les genoux de son frère, qui le baîllonnait d'une main, lui tenait les mains droit devant eux en le saisissant par les menottes de l'autre. Poisseux de sueurs, ils reprirent leur souffle ensemble.

Certain de ne plus risquer de hurlements, Albin lui libéra la bouche avec méfiance, et s'essuya sur son uniforme. Adelin gémit en voyant les marques de ses dents incrustées sur la peau. Il n'avait pas voulu faire de mal à son frère.

  • Pardon... pardon...
  • C'est rien Adelin. Demain je t'apporterais de quoi faire des figurines en métal, d'accord ? Tu maîtrises ton feu ? Je peux te lâcher ?

Le mage sentait que l'homme de loi réfléchissait à autre chose. C'était le milicien, le noble, le notaire de formation qui lui parlaient, et non le frère.

  • Vas-y.

Quand Albin relâcha sa prise sur l'acier qui entravait son cadet, il contint à grand peine un râle de douleur. Des lambeau de peau restèrent sur les chaînons. Tous deux ne purent s'empêcher de détailler la paume fumante, pleine de cloques, les ongles fondus, les parcelles de chair brunie et l'incrustation des chaînes. Le mage gémit.

  • C'est rien. Toi-même tu as connu bien pire... je vais faire comme toi et porter des gants. Maintenant tu m'excuseras, j'ai un rapport et une enquête à faire.
  • U... une enquête sur quoi ?
  • L'apothicaire. Cet homme t'a fait participer à une autopsie illégale, ça sent le recel de cadavres... Il n'a pas d'habilitation pour pratiquer des autopsies, nous en aurions une copie dans nos archives... ni celle de détenir des corps dans son officine... il n'est ni embaumeur ni thanatopracteur...

Une angoisse d'une nature nouvelle étrangla Adelin. Incapable de s'exprimer, il s'agrippa au bras de son frère.

  • Lui fais rien... s'il te plaît, je t'en supplie, lui fais rien...

Il sentit le regard froid d'Albin. Vide et froid. Sans même le voir, il savait très bien quelle expression il arborait.

  • Adelin, ce qu'il t'a fait est un crime. En circonstance aggravante, il t'a fait commettre un crime. Sous la contrainte, mais aux yeux de la loi tu es complice.
  • Lui fais...
  • Que dit la loi sur la pratique illégale d'une autopsie, Adelin ?

En pleurant, il répondit du tac au tac :

  • Huit ans de travaux forcés, amende de huit cent pièces d'or, interdiction d'accéder aux professions médicales et paramédicales ainsi que mortuaires, article 12-004 alinéa deux, page cent deux du Code de la recherche et de la déontologie médicale.
  • Associée au trafic de cadavres ?

Toujours agrippé, pleurant, Adelin récita ainsi tout ce qu'allait subir le père adoptif de François. L'accumulation amenait à la peine capitale.

  • Nul ne doit ignorer la loi, il savait ce qu'il risquait en agissant ainsi. Je dois faire mon devoir, Adelin. Je dois connaître le détail de ses activités illégales, ainsi que les circonstances atténuantes et aggravantes. Il se trouve sur une pente glissante et doit être arrêté, petit frère. Le crime et l'illégalité agissent comme des drogues, donnent envie d'aller toujours plus loin. Nous savons qu'aujourd'hui il étudie des cadavres de façon illégale, mais nous ignorons comment il se les procure, ce qu'il compte faire le jour où il voudrait étudier des effets de poisons ou de maladies rares, quelles règles éthique il respecte encore et quelles règles il contournera à l'avenir.

  • On voulait juste savoir pourquoi il portait toujours les mêmes chaussettes...

Agacé, Albin partit d'un pas martial. Le reste de la journée, ses parents envoyèrent régulièrement des serviteurs s'assurer qu'Adelin n'avait besoin de rien. Au repas du midi, constatant l'absence à table du milicien, Adelin ne supporta pas l'idée d'avoir condamné à mort un homme et retourna manger dans sa chambre. Sa fratrie tenta de lui parler, les uns après les autres dans l'après-midi. Il préféra la passer prostré dans sa chambre, parvenant parfois à lire quelques mots ou à donner de nouvelles formes au métal offert le matin même par son aîné.

***

Au soir, ce dernier revint juste à l'heure pour manger. Il ne portait pas de gant, ni la moindre trace de brûlure. Muet de rage, il coupa à tous l'envie d'émettre le moindre son. Au changement de couverts pour passer au plat principal, Irène congédia les enfants les plus jeunes, demanda à Adelin s'il souhaitait rester et interrogea le milicien.

  • Que se passe-t-il sur nos terres ?

Comme un golem doté de parole, Albin gronda :

  • Monsieur Albert Pontel, apothicaire de Guarrèr depuis quarante-deux ans, a cru bon de perfectionner ses connaissances en disséquant en toute illégalité des corps porteurs de maladies ou de divers maux physiques et mentaux. Il a pu citer lui-même toutes ses infractions, et a nommé spontanément ses fournisseurs et complices, un apprenti fossoyeur, un médecin, un chimiste destitué de ses autorisations de recherche sur de nouvelles formules de formol ainsi qu’un illustrateur pour livres de médecine ; tous situés à Vert-Pont. Et toujours dans son idée de bien faire, il a cru que montrer à Adelin ici présent une dissection serait de bon aloi pour son éducation.

Hermione se figea.

  • Je vois... soupira Irène. As-tu fais ton rapport à tes supérieurs ?
  • Pas encore. Je lui ai demandé du temps. Pour mettre de l'ordre dans mes pensées.
  • Nous t'y aiderons avec Nathanaël, conclut leur mère. Demain à la première heure, toutes les démarches pourront suivre leur cours.
  • Il est aussi possible que j'aie provoqué un esclandre chez la guérisseuse Mélisse.
  • Pour quelle raison ?

Albin détailla sa main brûlée le matin même.

  • J'ai eu un léger accident ce matin à la main, j'ai trébuché dans les orties. Chez elle, j'ai cru que comme Adelin, j'en aurais pour quelques jours à garder les traces et les démangeaisons... en deux minutes...

Il montra sa paume. La famille se crispa.

  • Qu'as-tu fait ?
  • Je l'ai frappée, étranglée, injuriée et menacée. Je compte enquêter sur elle et trouver de quoi lui faire payer.
  • Tâche, à l'avenir, de te contenter d'enquêter.
  • Bien sûr, mère... pardonnez-moi.

La suite de la conversation impliqua la manière de tirer profit des évènements. Bien que les complices de l'apothicaire ne se trouvent pas sur les terres des Digitfractor, dont l'influence ne s'étendait qu'aux deux tiers des terres de Guarrèr, ils pouvaient utiliser le nom des Cippus, faire passer ces derniers pour des nobles inutiles...

Ce plan rapidement échafaudé, ils réfléchirent ensuite à la manière d'assurer la succession de l'apothicaire, avant de s'intéresser à celle de soutenir Adelin. Les regards se tournèrent vers lui, exprimant peine, dégoût de la part de Nathaniel ou peur.

  • Que voulez-vous faire ? grogna le plus jeune de la tablée.
  • Je pense... que nous pourrions alléger quelques temps tes devoirs, pour te laisser le loisir d'accuser le coup, suggéra Manard.
  • À quoi bon ? Cela ne changera rien...
  • Nous savons à quel point ce que tu vis est inique, à ton âge tu n'aurais jamais du voir ce genre de chose, ajouta gravement Irène.

Adelin eut envie d'ajouter qu'il condamnait également le père de son meilleur ami à mort. Alors qu'il ne lui voulait rien de mal, il voulait qu'il vive. Ne supportant pas la situation, l'enfant partit. Sa mère demanda à un serviteur de le suivre, il se fit claquer la porte de la chambre au nez. On lui monta de nouveau son dîner, Adelin mangea par terre.

C'était injuste. Insupportable. Comment pouvaient-ils tous non seulement mener cet homme, qui les avait soignés avec tant de zèle, tous vus grandir, à l'échafaud, mais en plus vouloir en retirer quelque chose ? Et ils s'affirmaient humains et bienveillants ? C'était ça, la Loi de Rhamée et l'étendue de sa bienveillance envers ses fidèles ?

Son repas fini avec rage, il ouvrit sa porte avec violence et tendit sa vaisselle. Avec flegme, le serviteur présent s'inclina et emporta le tout aux cuisines. Tremblant, Adelin balaya le couloir du regard. Des pas lourds s'approchaient dans l'escalier, une servante le salua une fois parvenue à son étage, avant de lui demander de quoi il avait besoin.

  • De la paix !
  • Comme il vous sierra, maître Adelin.

Le lendemain, ayant négocié un peu de liberté en fin d'après-midi, il rejoignit directement François chez la guérisseuse Mélisse. Quand elle lui ouvrit, il ne put manquer la marque des mains de son frère sur la gorge de la femme, ainsi que son nez déformé puis sa dent manquante quand elle grimaça en le reconnaissant.

  • François est là ? demanda-t-il pour abréger au plus vite.
  • Vous... ne vous approchez plus jamais...
  • François est mon ami. Je suis désolé que mon frère vous aie battue...
  • Toute votre famille est dégénérée, maintenant part.

Alors qu'elle fermait, Adelin se rua à l'intérieur et cria :

  • François ! J'suis là !

Une cavalcade lui répondit, son ami déboula au bas de l'escalier en un temps record, sans rien cacher de son soulagement à le revoir. Il le salua en faisant mine de se caresser une cicatrice sur le côté de la tête, salut des Fêlés.

  • Adelin, content d'te voir ! Maman, on monte à la chambre, on fera pas de bruit, promis !
  • Sûrement pas, il sort !
  • Mais pourquoi ? Maman, c'est pas souvent qu'on se voit...
  • Et sous prétexte qu'il est noble, il peut se permettre d'entrer chez nous...
  • Eh bien je l'invite. Tu m'as dit y'a pas longtemps d'agir en adulte, eh bien ma décision est qu'il est toujours le bienvenu, lui.
  • C'est son frère...
  • Il n'est pas son frère.
  • Si vous me sortez trop vite madame, trois gardes guettent dehors ; cracha Adelin du bout des dents.

Il ne put aller plus loin dans ses menaces. Le garçon se sentait sale, Mélisse mal. Vaincue par les contrecoups de la visite d'Albin et la menace, elle céda. Les deux garçons montèrent, et Adelin put enfin conclure sa mission initiale.

  • En fait il a je ne sais combien de fois les mêmes chaussettes, mais il en a un plein tiroir.

François ne put dissimuler sa déception.

  • Rien de magique alors ?
  • Rien du tout.
  • Et pourquoi t'es resté si longtemps ? On s'inquiétait, j'suis resté des plombes...
  • Je... oui... oui... pardon...
  • Ça va ? T'es bizarre...

François dévisagea son ami. À force de blêmir par-dessus sa pâleur, il devenait gris. Son regard ne témoignait ni de son engouement habituel, ni de ses craintes, ni de ses tristesses, ni de ses périodes de désespoir, ni de sa fièvre pour le feu. Non, cette fois son regard et même son expression lui donnaient un air mort. Il reprit vie en battant des cils. Un frisson les parcourut.

  • S'cuse. Je... ce qui s'est passé...

J'ai vu une femme morte et nue, ses organes dans son ventre et je l'ai touchée, le tout à cause de l'apothicaire et je n'en sais pas vraiment plus, voulait-il dire. À cause de moi l'apothicaire va mourir et peut-être Mélisse aussi, tout va trop loin, je n'y comprends rien et je ne sais pas quoi faire. Mais rien ne franchissait ses lèvres. Penché vers lui, Souffreux n'attendait que ça. Incapable d'en parler plus avant, Adelin tenta :

  • Il est arrivé quelque chose à l'apothicaire ?
  • La milice l'a arrêté ce midi. Ils sont venus en armure, avec tout l'équipement et même des chiens, à huit pour l'entourer et l'emmener à la prison. Apparemment il avait fait quelque chose de grave et s'en foutait.

François vécut à son tour un blocage. Tous deux baissèrent les yeux.

Dépassés par les évènements, ils se prirent dans les bras, ne trouvant rien à se dire. Comme souvent lorsqu'il avait peur, Adelin commença à sentir les éléments métalliques autour de lui, ce qui lui permit de savoir que les gardes s'agitaient. Toujours muet, il tapota le dos de son ami. Ce dernier le raccompagna jusqu'au dehors.

  • Je crois que je vais dormir chez Mathilde... murmura-t-il à son noble ami.

L'orphelin pouvait se vanter d'avoir quatre parents. Les trois guérisseuses le gardaient régulièrement, se relayant pour s'occuper de lui, et l'apothicaire avait eu tôt fait de le prendre sous son aile. L'air sinistre et tendu des gardes le convainquaient que Mélisse serait la prochaine à partir en prison.

Sur le chemin du retour, Adelin tenta d'en savoir plus sur la situation de l'apothicaire... mais se heurta au secret professionnel. Pour lui, l'angoisse devint telle qu'il dut s'arrêter à mi-chemin du retour le temps de vomir.

On lui demanda jusqu'au soir de parler de la veille. L'apothicaire ne niait pas l'avoir fait participer à une dissection, participer à du recel de cadavres, tout comme il avouait avoir financé des violations de sépultures et bien d'autres choses qui mettaient mal à l'aise comme jamais Adelin ne l'aurait cru possible. La sensation était pire encore que lorsqu'il se demandait si sa famille ne ferait pas mieux de le renier. La sentence serait annoncée le lendemain matin en place publique, l'apothicaire vivait ses dernières heures et le savait.

Adelin priait pour que rien de ces évènements n'appartienne à la réalité. Il ne pouvait pas, à dix ans, avoir condamné à mort un homme en fouillant dans son tiroir à chaussettes et en plus en être félicité. Impossible. Dans quel monde vivait-il ? Quoi que lui raconte sa famille, il se sentait coupable et la culpabilité le pétrifiait.

Le matin fatidique, qu'il devait s'habiller pour entendre la condamnation publique de cet homme, Adelin ne put soudainement supporter son propre poids. Ses jambes tremblaient depuis son réveil, il se sentait faible, puis soudain il se sentit s'écraser au sol. Le contact du parquet lui permit de se rendre compte d'à quel point il transpirait. Se sentir soutenu par le bois lui permit d'éclater en sanglots, avant de se reprendre quand quelqu'un approcha de sa chambre.

Nathanaël le trouva les yeux et le nez secs, il le souleva d'une main et lui jeta sans mot dire sa tenue du jour.

  • Dépêche toi, on va être en retard.

Ils allaient intervenir en qualité de nobles, aussi le rouge et le bleu roi de leur rang s'imposaient. Son reflet rouge sombre, noir et or terni lui plut assez pour le dérider un instant. L'enfant se coiffa en un temps record pour cacher au mieux son oreille fondue et sa tempe chauve, releva son col noir qui couvrit ses brûlures au cou, puis paracheva le tout de son chapeau appartenant à son ensemble dédié aux jours importants. Ses gants de cuir grenat lui rendirent un air humain en faisant oublier les griffes osseuses et inhumaines que devenaient ses mains avec le temps.

Adelin s'apprêta à sortir, avant de jurer. Il retourna devant son miroir, et unifia son teint de déterré avec son maquillage habituel. Même Hermione, qui restait cloîtrée en leur domaine bronzait plus que lui. À temps, il pensa aux bagues qu'il se devait de porter par-dessus ses gants pour souligner son appartenance à sa famille. Il embrassa en tremblant sa chevalière, qui le suivrait toute sa vie, arborant le sanglier emblématique des Digitfractor. Enfin, il put s'empresser de rejoindre les siens.

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