La Justice de Rhamée (2/2)

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Un silence lugubre accompagna leur déplacement, jusqu'à la place du village. La famille alterna entre ruminations personnelles et les conséquences pour le fils perturbé. Ce dernier releva dans un état second qu'une foule les attendait déjà devant une estrade où se tenaient l'apothicaire et plusieurs gardes. Il adressa un regard vide à Albin puis à ses parents.

La famille prit son temps pour descendre et rejoindre les planches. Ceci permit aux Cippus de découvrir parmi les gens du peuple ce qui attendait l'homme ainsi encadré. Dame Irène s'adressa à tous, pendant qu'Adelin cherchait Souffreux, priant pour que ce dernier s'épargne la suite.

  • Gens de Guarrèr. Cet homme, ici présent, s'est dévoyé du chemin de la Lumière. À l'encontre des lois de Rhamée, de notre patrie, il a sciemment commandé la violations de sépultures, payé pour du recel de cadavres, éloignant les âmes des morts de l'amour de Rhamée, les dérangeant dans leur repos éternel.

L'Allumé le vit, à la fenêtre de chez Mathilde au premier étage, trop loin pour reconnaître son expression. De toutes ses forces, il pria pour que le Temps s'arrête, pour effacer son erreur. S'il n'avait pas suggéré d'aller fouiller dans le tiroir à chaussettes de l'apothicaire, jamais ce dernier n'aurait été condamné à mort. Jamais Souffreux ne perdrait son père adoptif. Sa mère poursuivait.

  • Il s'agit là de graves blasphèmes, d'injures envers la Lumière. Nous, famille Digitfractor, nous engageons à réparer ce crime dont les répercussions peuvent tous nous mettre en danger si rien n'est fait. Nous prononçons la peine capitale contre lui.

La foule retint son souffle. Chacun savait qu'elle n'exagérait rien. Si le crime demeurait impuni, et qu'un membre du haut clergé l'apprenait, ils partageraient tous son sort pour complicité et entrave à la Justice.

  • Ce soir, selon nos traditions de Guarrèr, monsieur Albert Pontel, apothicaire déchu de Guarrèr, sera pendu à la grange de la pierre levée, et achevé cette nuit au nadir.

Adelin cessa d'écouter. Il se sentait trop mal. La tête lui tournait, ses oreilles sifflaient, tout se flouait autour de lui. Les cahots de la route le ramenèrent à la réalité, loin de ses pieux voeux. L'apothicaire allait mourir par sa faute. Dix ans seulement, et déjà du sang sur les mains. Avec empressement, l'enfant se réfugia dans ses ruminations. Que pouvait-il faire d'autre ?

Toujours rongé par les remords, Adelin s'avéra impénétrable aux tentatives de sa famille de lui faire relever la tête. Sur le chemin du retour, son père tenta de lui expliquer les raisons de cet enchaînement d'évènements, l'immoralité des actes de l'apothicaire, l'importance de respecter les morts, répéta des paroles dignes d'un prêtre sur le repos troublé des défunts. Sa mère tenta de lui arracher quelques mots, inquiète de le voir aussi impacté, essayant de le persuader qu'il n'avait rien à se reprocher. Seuls des grognements atones leur répondaient.

À peine arrivés, il s'enfuit dans sa chambre. Entre deux pics de désespoir qui le terrassait, Adelin tenta d'échaffauder des plans. C'était de sa faute si l'apothicaire allait mourir cette nuit, il lui restait la fin de matinée, le midi puis l'après-midi pour le sauver. Mais d'abord il lui fallait un plan.

On emprisonnait les condamnés dans une cellule souterraine au corps de garde, à l'opposé du village un peu à l'écart, proche de la maison Cippus. Les gens avaient l'habitude de le voir aller partout à toute heure, à trépigner, rêvasser ou observer. Ceci ne poserait aucun problème. Cependant, il lui fallait échapper à la vigilance de sa famille, ce qui lui semblait impossible. Puis atteindre la prison, faire fondre la poignée de la porte et espérer que l'apothicaire puisse s'évader en plein jour...

Bloqué. Il était bloqué, impuissant, terrorisé, horrifié. Tétanisé.

Le souffle lui manqua. Les sanglots le secouaient tellement qu'il peinait à respirer. L'enfant se demanda s'il ne se noyait pas dans sa propre morve. En voulant chercher de l'aide, il ne parvint qu'à tomber de son lit, les poumons sifflants, puis à se mettre en boule contre le parquet. Ses oreilles sifflèrent, le temps cessa d'exister.

Quelqu'un le secoua et parvint à le sortir de sa transe. Il reconnut la voix posée de Nathanaël, puis se rendit compte qu'il lui secouait doucement l'épaule avec la régularité d'un métronome.

  • Reste parmi nous, Adelin... Tu m'entends ? Reste dans la réalité...

Il voulut le rassurer, ruminait déjà sur la peur qu'il lui créait. Mais quelque chose bloquait sa gorge, le rendait muet encore. Avec gaucherie, il ne parvint qu'à le tapoter. Dans un soupir, Nathanaël prit sur lui de laisser encore un peu de temps à son cadet, sans cesser de lui bouger l'épaule. Tous deux prirent leur temps avant de se parler.

  • Adelin, tu nous inquiète tous.
  • Désolé...
  • Ne te mets pas dans des états pareils.
  • J'essaie...
  • Cesse d'essayer et réussi.

Adelin voulut lui rétorquer quelque chose de méchant, mais un grincement de plancher attira son attention. Quelqu'un de léger approchait et risquait d'entendre. En silence, il surveilla Eyaëlle qui voulait sûrement voir dans quel état son grand frère se trouvait. Avec timidité, elle fit trois pas dans la chambre, inquiète.

  • Adelin tu vas pas bien ? murmura-t-elle, au bord des larmes.

Merde. Que pouvait-il lui dire ? Adelin sentit sa sueur lui couvrir le front en un temps record, puis se figea quand Nathanaël prit la parole à sa place.

  • Non Eyaëlle, il ne va pas bien. Lui-même n'arrive pas encore à nommer ce qui... l'embête. Même lui est encore trop jeune pour tout comprendre, tout le monde doit lui laisser du temps.
  • Qu'est-ce qui t'arrive Adeline ? gémit la petite.

Ses deux aînés la laissèrent se ruer contre Adelin et l'étouffer en l'enlaçant. Pour la rassurer, il lui caressa les cheveux. Voir ses doigts gantés s'égarer dans cette masse flamboyante l'apaisa assez pour qu'il saisisse ce que tentait l'héritier. Avec une voix aussi calme qu'il put, il ajouta :

  • Dis donc coquine, tu m'as encore appelée comme une fille.
  • Ça te fais pas rire aujourd'hui...
  • J'ai... j'ai peur aujourd'hui, et beaucoup de pensées qui prennent de la place dans ma tête. C'est le bazar là-dedans.
  • Mais t'es un grand.
  • Oui. Ce qui ne m'empêche pas d'avoir du mal avec mes pensées aujourd'hui.
  • C'est le bazar dans ta tête parce que tu as disparu dimanche ? Et que nous on avait tous peur ?
  • Oui.

Eyaëlle ne tint plus et pleura. Ses frères s'efforcèrent de la rassurer, puis de l'amadouer pour qu'ils discutent juste tous les deux. Seule l'apparition d'Albin permit le départ de la fillette, le deuxième frère ayant été contraint et forcé. Dès l'instant où il la souleva, Adelin présagea, au regard de cette dernière que son propre exemple se ferait tirer la barbe. Moins d'une minute plus tard, un grognement de douleur lui confirma sa prémonition.

  • Elle t'adore, complimenta Nathanaël.

Son petit frère parvint à esquisser un sourire.

  • Et elle a fini de te ramener parmi nous. Continue comme ça et tu vas nous faire une crise d'angoisse. Si tu contines... Adelin, c'est pas pour dire, mais tantôt on te retrouve hypnotisé par une torche, tantôt on te surprend fasciné par ta peau qui brûle... et je sens que d'ici peu nous devrons aussi te ramasser par terre en priant pour que ton coeur tienne le choc.
  • Nathanaël je...
  • Oui, tu essayes, tu fais tout ce que tu peux pour être normal. Mais de toute évidence, ce que tu as essayé jusqu'à présent fonctionne peu. Je conçois que tu ressasses, cependant nous ne pouvons nous permettre de nous rendre aussi disponibles pour toi.
  • Je ne vous demande rien.
  • Tu es de notre sang.
  • Et vous tuez le père de François !

Plissant les yeux, Nathanaël tenta de se souvenir de qui il s'agissait.

  • Mon meilleur ami, l'orphelin, toujours chez les herboristes ou l'apothicaire !
  • Oh.
  • Pourquoi il doit mourir ?
  • Adelin, que sais-tu de la situation ?

Quelque chose dans la voix de son aîné le convainquit que le dialogue serait possible. Voilà qui ressemblait peu au fayot.

  • Qu'avec ma bande nous voulions juste savoir pourquoi il portait les mêmes chaussettes, qu'en allant chercher la réponse...
  • Il t'a contraint à participer à une dissection.
  • ... puis qu'il va mourir cette nuit. Alors que François l'adore, que je ne comprends pas en quoi il est dangereux... puis... puis... enfin... il ne pensait pas à mal. Ce n'était pas méchamment qu'il a fait ça...
  • Donc pour toi, tout ceci est injuste.

Un hoquet lui répondit. Nathanaël enlaça avec spontanéité son puîné pour la première fois de leur existence. Le geste les surprit tous les deux.

  • Il y a... douze ou quinze ans, j'aurais été d'accord avec toi. Je pensais que l'on devait impérativement protéger les innocents en toute circonstance, que l'intention derrière un acte devait peser lourd. Mais le monde que Rhamée a créé est plus complexe. L'aptohicaire pensait bien faire. Il a commandité ce trafic de cadavres pour améliorer ses connaissances et partager son expérience au plus grand nombre. C'est également par amour du partage de connaissances qu'il t'a montré... ce qu'il t'a montré. C'est la même raison qui l'amène à apprendre à... François depuis ses six ans comment fabriquer des bombes et bon nombre de produits que seuls des militaires sont censés utiliser, et de manière encadrée uniquement. Ainsi présenté, il a tout d'un homme bon auquel nous devons pardonner ses méthodes peu orthodoxes.
  • Ça veut dire quoi orthodoxe ?
  • Mmmh, comment expliquer... canonique, si tu préfères. Qui correspond aux usages, au cadre habituel. Maintenant, regarde ses actes autrement. Il a payé plusieurs personnes pour vider des tombes de leurs corps. Par conséquent, les déterreurs ont pris le risque d'attraper des maladies graves et de déclencher des épidémies. Les proches qui veulent venir fleurir des tombes trouvent des trous béants là où reposait leur famille. Et encore, nombre de déterreurs de corps se doublent d'assassins, de meurtriers. Quant à ton ami François, le jour où il souhaite faire du mal, se venger de quelque chose, il saura fabriquer des armes de destruction massive, ou enseigner à des personnes moins recommandables et responsables que lui comment fabriquer ces choses. Il ne connaît pas le cadre légal et n'est en aucun cas habilité à manier les produits qu'il sait fabriquer. Il n'a aucun droit de le faire d'ailleurs, à ma connaissance il est censé payer des amendes qui s'élèvent à... laisse-moi calculer... cent trente pièces d'or. Juste pour la détention de ses savoirs-faires. D'autant plus qu'il est dangereux pour lui-même. Donc votre apothicaire, malgré ses bonnes intentions, fait le mal. Et il le savait très bien. Maintenant toi. Il t'a montré des choses que même des adultes vivraient mal. Et par sa faute, si nous ne l'excécutons pas au plus vite, tu risques de le payer de ta vie en ayant participé à la dissection, sans y avoir émis d'objection. Au regard de la loi, tu as agi sans contrainte et en toute connaissance de cause. Sans compter tes cauchemars, et sûrement d'autres conséquences que nous ne connaissons pas encore.

Adelin digéra toutes ces informations. Au bout d'un moment, il voulut nier, réfuter, en vain. Que quelqu'un meure par sa faute tenait de l'aberration. Leur échange les prit, au point qu'Albin dut venir les chercher pour partager le repas du midi. Nathanaël offrit un rapport détaillé à leurs parents sur la situation et l'état d'Adelin, ce qui ajouta à la colère de ce dernier.

  • Nous n'avons signé aucun accord de confidentialité. Quand bien même, la nécessité de connaître ton état pour nos parents m'aurait permis de briser cet engagement.

Outré, Adelin quitta la table et retourna se morfondre dans sa chambre. Ses deux seules visites furent celles d'Albin qui lui glissa une pelote de fils de fer sous sa porte, et quelqu'un qu'il ne prit pas la peine d'identifier qui lui transmit ce que ses précepteurs auraient aimé lui faire travailler ces derniers jours. Il essaya bien un peu de grammaire, mais l'apothicaire et les remords prenaient toute la place. Des plans pour le faire évader s'échaffaudaient puis s'effondraient dans son esprit. Trop compliqués, trop irréalistes. L'impuissance l'amena à se réfugier dans son lit.

Au fil des heures, son état recommença à se dégrader. Perdu, il décida de rejoindre les Fêlés la nuit même. Peut-être qu'ils le comprendraient. Et au pire, il pourrait brûler plein de choses. Et voir François. Comment allait-il ? Lui pardonnait-il ?

Ce jour-là, ils dînèrent plus tôt que d'habitude. Adelin partit se coucher aussitôt après, puis attendit que le garde de patrouille dans le couloir menant à sa chambre aie déambulé une vingtaine de fois. Adelin sortit un mannequin à ses formes qu'il plaçat sous la couette, dans sa position favorite pour dormir, puis repassa par les toits et les écuries. Il s'étonna entre deux ruminations de l'absence de la monture d'Ablin, moins de celle de leur mère. En tant que représentante de l'accusation, elle se devait d'être présente au coucher du soleil, accompagnée du prêtre et certainement du bourreau.

Incapable de réfléchir correctement, Adelin se surprit à se diriger vers le poste de garde. Les chiens du domaine l'ignoraient toujours autant, il connaissait chaque recoin du domaine familial et put s'esquiver sans peine. Une fois proche du village, il passa par diverses ruelles sombres, profita de sa connaissance des habitudes de chacun pour savoir d'instinct quels détours favoriser, de ses explorations de caves et échanges de petits secrets pour emprunter des passages communiquant de cave en cave pour traverser Guarrèr.

Parvenu au poste de garde sans être pris, il releva confusément du crottin frais en direction du lieu d'excécution. Aussi suivit-il le même parcours, frêle silhouette solitaire et voûtée dans la fin du crépuscule.

Ses pas le dirigèrent vers un nouveau détour sous le couvert des arbres de la lande voisine. De là, ce qui lui restait d'esprit actif le conduisit à un nouveau passage secret l'amenant à l'intérieur de la grange servant de lieu de mise à mort.

Le tunnel débouchait sur l'intérieur de la grange. Adelin y entrait pour la première fois, il prit le temps de se réhabituer à une lumière déclinante et naturelle, très différente de son feu blanc. Personne ne devait y être entré depuis des lustres, l'air sentait le renfermé et le vieux sang, comme quand la famille du boucher ne restait pas assez longtemps au bain.

La grange était plutôt grande, vaste, et vide. L'enfant l'arpenta en silence et renonça à utiliser son feu, craignant qu'il ne se voie depuis sous la porte. Quelque chose le perturbait en ces lieux vastes, vides et poussiéreux qui portaient peu de marques d'utilisation. Enfin, il comprit quand il repéra les liens d'acier incrustés au mur, à la bonne hauteur pour accrocher un homme adulte la tête en bas.

L'odeur de sang venait de cet endroit, couvert de sang séché. Et de la large tache, s'étendaient des rainures gravées dans le bois, couvertes de craie dessinant des symboles complexes et alambiqués. Un vertige le prit. Voilà autre chose. De quelle magie pouvait-il bien s'agir ?

Des voix le secouèrent. Juste de l'autre côté des planches, une femme parlait. En se concentrant, Adelin reconnut sa mère, qui récitait les chefs d'accusation, la sentence et les modalités d'excécution. L'apothicaire lui répondit en toute décontraction, il se sentait prêt à rencontrer Rhamée et ne comptait se repentir de rien. Le prêtre, malgré ces paroles lui proposa de se confesser... en vain. Les deux ne tardèrent pas à tourner les talons, laissant le supplicié seul.

Désireux de le sortir de là, ou au moins d'essayer, Adelin prit le temps à la fois de retrouver son souffle et de laisser les condamnateurs s'éloigner. À peu près sûr qu'aucun des deux ne verrait plus la grange, il réfléchit à ce qu'il pouvait faire.

Faire fondre les liens, d'abord des mains puis des pieds lui semblait très possible. Le jeune mage fit chauffer ses mains et s'approcha d'un premier anneau implanté dans le bois, puis se retint. Qu'est-ce qui lui prouvait qu'aucun garde ne surveillait le condamné, de l'autre côté ? Il ne savait pas. S'il parlait, on l'arrêterait et sa famille ne pourrait s'en sortir sans l'abandonner. Les lois allaient contre lui. La Justice de Rhamée semblait déterminée à lui mettre du sang sur les mains, celui d'un homme bon, d'un innocent, du père de son meilleur ami. Puis quand bien même l'apothicaire aurait été mauvais, à quel moment tuer était une solution ? Viscéralement, Adelin ne le supportait pas.

Les mains éteintes, il réfléchit encore. Sa mère avait parlé du nadir comme moment de l'excécution. Ça correspondait à quoi ? Combien de temps devant lui pour tenter de réparer son erreur ? Il ne savait pas. Par la Lumière, il ne savait pas !

Le temps, cet ennemi, passait et pressait. Adelin tenta de réfléchir à tout ce qu'il pouvait faire, pour à la fois que l'apothicaire vive, et que sa famille n'en pâtisse pas. Tout ce qui lui paraissait réalisable impliquait une deuxième personne, pour faire le guet ou prendre des risques, pour attirer l'attention. Mais il était seul.

Soudain, il se frappa le front. Adelin s'assit dans un angle de la grange. Il ferma les yeux, et chercha du métal. Outre les liens réglables qui enserraient l'apothicaire, l'enfant ne détecta rien dans les environs immédiats. Il s'apprêta à se lever, quand il pressentit des métaux plus loin, à une vingtaine de mètres. Pinçant les lèvres, il s'efforça de déterminer ce qui se trouvait à la lisière de ses perceptions, sans grand succès au début. Ce n'est que quand le guetteur s'allongea qu'il détecta des pointes de carreaux d'arbalète, et comprit enfin quelle arme il possédait. En contrehaut, le tireur s'agitait, mais ne se mettait pas en joue.

Au moindre élément suspect, le bourreau ferait son office. Néanmoins, Adelin imaginait mal un adulte, surtout aussi près d'un condamné, ne rien porter de métallique. Finalement, il pouvait tenter quelque chose. Le temps menaçait de lui manquer de toute façon.

Tandis qu'il s'efforçait de faire fondre un premier lien, Adelin commença par murmurer, avant d'appeler de plus en plus fort :

  • Monsieur l'apothicaire ? ... Monsieur ? ... monsieur, ça va vous chauffer au poignet, c'est normal. Je fais fondre vos liens, je vais commencer par vos mains. Il y a juste le bourreau en haut, il a une arbalète, s'il rate son premier tir vous êtes libre monsieur ! ... Monsieur ?

L'apothicaire ne répondait pas. Adelin se saisit à mains nues du métal amolli qui enserrait le premier poignet et le tordit difficilement pour que l'homme puisse se dégager de l'espace et se libérer un membre, avant de passer au second. Il avait presque fini, quand un son le pétrifia.

D'abord juste un bruit mat. Puis, sidéré, le garçon put voir tout le pan du mur s'illuminer de vert et de rouge, tandis que la pointe d'un carreau venait de surgir au centre des dessins. La lueur passa au rouge sombre, puis au noir en un instant avant de disparaître. Adelin aurait juré, sans pouvoir se l'expliquer, que ça c'était nourri de la mort de l'apothicaire. Ses mains s'éteignirent. Glissèrent, pendant au bout de ses bras. Ses genoux ployèrent, puis son estomac se retourna.

Echoué. Il avait échoué à réparer son erreur, et l'apothicaire en était mort. Il vomit à quatre pattes, avant de peiner à respirer entre deux vomissures. Ses oreilles sifflaient. La grange ondulait.

Le raclement du bois le ramena brusquement à la réalité. On ouvrait la porte de la grange en bougonnant. Adelin quêta une cachette, mais à part la trappe qu'il n'aurait jamais le temps de rejoindre, rien ne pouvait le dissimuler. Aussi resta-t-il figé, à quatre pattes devant son vomi.

L'homme petit et musculeux sous sa cape noire continua de pester contre la porte qu'il devait soulever pour pouvoir entrer. La capuche rabaissée, il se stoppa et mit la main sur le coeur, tête basse. Adelin pria pour qu'il ne le remarque pas. Dehors, la nuit tombait.

L'encapuchoné se décida à reprendre son avancée d'un pas lourd, sans remarquer l'enfant collé au mur d'en face. La silhouette tâta le mur, puis jura d'une voix qu'Adelin reconnut, pour son malheur.

Son aîné tâta la pointe du carreau fiché dans le mur, puis tenta de le faire ressortir en se servant du manche de sa dague comme d'un marteau.

  • Une pièce d'argent la pointe, merde ! cracha le roc du bout des dents. Aller... par la Lumière, j'ai sommeil...

Après quelques temps d'acharnement, Albin s'arrêta le temps de bâiller. N'y voyant plus assez, il sortit de ses poches un briquet, de son sac une torche et l'alluma. Adelin sentit que ses pieds entraient dans le cercle de lumière, tandis que l'obscurité qui lui avait donné l'espoir de passer inaperçu cédait la place à une lumière faible.

L'homme soupira, et prit encore un peu de temps en tête-à-tête avec lui-même. Quand Adelin ne l'entendit plus respirer, il sut avoir été repéré. Tandis que son frère se mettait discrètement en position de combat, lui se redressait avec lenteur, avant de se retourner.

Leurs regards se croisèrent. Adelin rencontra ainsi son frère bourreau. Ce dernier se décrispa dans un long soupir avant de rengainer.

  • Qu'est-ce que tu fais ici à cette heure ?
  • Je... voulais le libérer. Lui... sauver la vie.

Un peu d'humanité revint en Albin. Il prit le temps de détailler l'état des entraves incrustées dans le mur.

  • Tu penses que tu pourrais les réparer ? ... En trois siècles, tu sais, nous ne comptons que soixante-et-une excécutions. Donc avec un peu de chance, c'est la seule fois de notre existence qu'ils vont servir.
  • Soixante-quatre d'humains, et cent douze de non-humains.

Albin grogna. Contrairement à lui, Adelin comptait les hérétiques et les non-humains, dans la grande majorité des elfes, les anciens détenteurs de ces terres.

  • Rassure-moi, tu n'as rien vu ?
  • Le... mur a fait de la lumière quand...
  • Quand l'apothicaire a rendu son dernier souffle. Je sais que la méthode est... barbare, et va à l'encontre des préceptes divins... mais les elfes ont su nous prévenir. Si nous ne procédons pas de la sorte, un danger encore plus ancien qu'eux peut s'éveiller. Avec tout ce qui se passe en ce moment dans la Province ou même au Sanctum, nous ne recevrions aucune aide...

Un nouveau bâillement l'interrompit. Comprenant à l'air de son puîné que le détail l'indifférait, il reprit son rôle.

  • Tu ne devrais pas aller dormir ? Et si tu veux, on s'explique demain.
  • Cette nuit, je vais voir les Fêlés.
  • Tu es sûr ? Je ne pourrais pas veiller sur toi cette nuit...
  • Parce que tu me suis chez les Fêlés ? s'indigna Adelin.
  • Je ne peux pas toujours... je ne leur fais pas confiance.
  • Je suis des leur, pourtant !
  • Adelin, il suffit qu'un officiel vous observe de loin pour vous soupçonner d'hérésie ou de complots contre la Matriarche, ou à moindre échelle d'en vouloir à la stabilité locale. Vous avez votre langage des signes, vos codes, une hiérarchie qui prend forme, vous vous cachez... tout pour être suspects. Sans compter votre Brisemain qui incarne à lui seul une police interne. Je ne nie pas que ça t'a fait du bien de les rejoindre. Seulement... fais attention à toi. Et puisque ton histoire de briquet fonctionne, ne fais jamais appel à ta magie sans tes gants.

Adelin en eut le tourni.

  • Depuis quand tu nous surveille ?
  • Je ne vous surveille pas, je veille sur toi depuis un an et...

Albin compta sur ses doigts après un nouveau bâillement.

  • Huit mois. Pense à dormir. Ça fait du bien aussi... tu m'excuseras, je ne tiens vraiment plus. Bonne nuit...
  • Attends ! Depuis quand tu es bourreau ?

Sans se retourner ni s'arrêter, Albin répondit :

  • Depuis ce matin. Semble-t-il que mon sens des responsabilités et du respect des lois soient appréciés pour ceci... et répare les entraves... personne n'est sensé passer par là, mais autant rester prudent... qu'un sympathisant des Cippus passe par là... et par Rhamée, j'en ai oublié le carreau...

Parti dans ses soupirs, il laissa Adelin seul dans le noir. Confus, ce dernier se plia à la demande de son exemple qui avait pris soin de refermer la porte, puis brûla son vomi. La puanteur lui parut agréable une fois couplée à la senteur de brûlé.

Avec la sensation que sa tête allait éclater sous la masse d'informations et d'émotions qui lui tombaient dessus, Adelin reprit le passage secret sous la grange, puis resta sous le couvert des bois jusqu'à rejoindre sa bande.

Lugubre, il les salua en silence. Chute le rejoignit, puis lui proposa de rallumer le feu. La gorge nouée, Adelin accepta. Le bambin partit chercher un seau d'eau dont il aspergea le foyer, et aussitôt Adelin plaça ses deux mains dans les braises fumantes. Ses flammes argentées et gris acier refusèrent quelques minutes de se répandre sur le bois humide, avant de lui accorder quelque flammèches jaunes sur le bois. Toujours penché sur le feu récalcitrant, Adelin se perdit dans leur contemplation, se vidant la tête.

Quand il se sentit assez calme, son feu blanc disparaissait sous celui parfaitement normal du campement. Pourtant, une ombre persistait dans sa tête. Etonné d'avoir mal au dos, il partit se prendre une sculpture en bois dans les nombreuses réserves des Fêlés, tassée entre deux os pour Brisemain et des fioles puantes pour réveiller Chute de ses crises.

Adossé dans un coin sombre, il ralluma ses mains et entreprit de malaxer le rebus de l'apprenti ébèniste, détruisant peu à peu la sculpture aux proportions incertaines, creusant avec lenteur dans le bois calciné, écrasant les braises dans ses mains.

  • L'Allumé...

L'interpellé grogna et leva les yeux. Chute le tirait par la manche, apeuré par le feu et le traitement de l'objet dont il ne restait presque plus rien.

  • Souffreux est là, il veut que tu le rejoignes à votre laboratoire.
  • Merci, Chute.

Dans d'ultimes craquements doux à ses oreilles, l'Allumé finit d'annihiler le bois et fila rejoindre son meilleur ami. Leur laboratoire avait été aménagé par les Fêlés, avec la bénédiction du Dépeceur, assez loin pour que les explosions ne dérangent personne, assez près pour que de l'aide puisse arriver vite en cas de besoin. Et à deux pas d'un bras de rivière.

Souffreux attendait, avachi sur leur table d'expériences, tellement perdu dans ses pensées qu'il n'entendit pas son ami arriver.

  • Souffreux ?

L'interpellé sursauta, avant de se retourner d'un bloc.

  • Ad... Ade... Allumé, salut... désolé pour les yeux je, j'ai manié... manipulé de... de l'ammoniac...

Adelin savait très bien qu'en ce moment, tous deux expérimentaient sur les propriétés du pétrole, le mélangeant à un peu tout ce qui leur passait par la tête pour voir ce qui se passait. Voir son ami dans cet état le ramena violemment à la réalité. Sans un mot, il acquiesça, puis vint l'enlacer, à la fois pour ne plus le voir et ne pas lui faire subir le supplice d'être vu dans cet état.

Ils s'étreignirent longuement, reniflèrent et pleurèrent de concert. Quand Souffreux parvint à se reprendre, il frotta le dos d'Adelin, avant de fouiller dans les tiroirs. Il se retourna, et tendit des porte-fioles de cuir.

D'abord, l'Allumé ne comprit pas. Puis en s'approchant, il reconnut le liquide brunâtre et opaque. Surpris, il balbutia :

  • Où est-ce que tu as trouvé du feu grégeois ?
  • Je... veux pas qu'on jette ses affaires... et... et ça ben... je... tiens.
  • Merci...

Il s'empressa de les faire disparaître sous sa veste. Il n'avait aucune idée de comment rendre sa teinte verdâtre au liquide, pour le moment juste puant et visqueux. Les mots lui manquaient. Les deux amis ne tardèrent pas à se pleurer de nouveau dans les bras, ne sachant ce qu'ils pourraient bien se dire. Leurs idées leur paraissaient fades, plates, d'un côté comme de l'autre ils ne voulaient pas faire de maladresse.

Toujours dans la même position, ils parvinrent à s'asseoir enlacés, puis Adelin partagea sa connaissance des trajets les plus discrets selon les heures à son ami. Quelqu'un vint les déranger dans un moment de calme.

  • Ah ben vous êtes là les pédés !
  • Dépeceur, dégage.
  • Ça va, c'est pas une insulte pédés. Vous m'inviterez à vôt' mariage, hein.
  • Dépeceur dégage.
  • Ta gueule l'Allumé. Y'a quand même eu mort d'homme. Tu dois avoir des infos l'nobliau ? Ça s'voit qu'tu sais des choses. Ben dis.
  • ... C'est confidentiel.
  • Ouvre ta gueule p'tit merdeux !
  • Dépeceur, continue de parler comme ça de la mort de l'apothicaire et non seulement j'fais exploser ta maison, mais en plus j'vous fait péter d'la poussière de plomb vous virerez tous débiles ; siffla Souffreux.
  • Joue pas à ça gamin. Pour tout ça, faudrait que t'aie encore ta peau.
  • Mes menaces tiennent toujours, Dépeceur, grogna Adelin.
  • À s'demander si un jour tu pourras t'passer d'tes parents toi. J'vous offre un groupe...

Un autre grand les rejoignit et interrompit la succession de menaces. Chute faisait une crise, pire que les autres, personne n'osait le clouer au sol le temps de lui faire sentir les fioles puantes qui le calmaient. Le seul que ça n'impressionnait pas était le Dépeceur. Ce dernier lança un regard peu amène au duo, avant de partir faire son devoir.

  • J'crois qu'on devrait s'barrer.

Adelin acquiesça. Avec discrétion, ils rentrèrent chez eux et se séparèrent à mi-chemin, désireux d'avoir un peu de solitude avant de rejoindre leurs proches.

Bien vite, la culpabilité recommença à paralyser le fêlé. Souffreux n'avait pas l'air de lui en vouloir. Ses cadeaux pesaient lourd. Adelin n'arriva bientôt plus à savoir ce qu'il ressentait exactement. Seulement que la douleur le mettait face contre terre et lui coupait le souffle, le couvrait de sueur, le terrorisait.

Paniqué par cet état, il tenta de se lever. Les émotions l'écrasaient trop. Se mettre à quatre pattes s'avéra possible, mais laborieux. De nouvelles larmes s'imposèrent à lui et rendirent la respiration plus difficile encore. À croire qu'il subissait un châtiment pour, le temps de quelques heures ne pas avoir souffert. Il savait bien que ses actions des derniers jours étaient mauvaises, toutes, et qu'il n'était pas parvenu à réparer ses erreurs. Même si François ne lui en voulait pas, lui ne se le pardonnait pas.

Sa respiration se bloqua. D'instinct, Adelin bascula de nouveau le front contre la terre, prostré, les mains autour de ses côtes qui faisaient n'importe quoi. Un bruit rauque l'effraya. Incapable de bouger, il tenta d'en déterminer l'origine... à force, il se rendit compte que le son était calé sur son souffle. Dans le doute, il se mit en apnée... le bruit se tut. Dans un frisson, il comprit qu'il s'agissait de sa propre respiration.

Avec de la détermination et de nouveaux efforts, il parvint à se mettre à genoux, les mains sur les cuisses, son propre pet de peur dans le nez. À l'odeur, il devait y avoir certains des produits qu'il maniait avec François, pour que ça pue autant.

Tandis qu'il se faisait de nouveau violence pour tituber vers chez lui, l'instinct d'Adelin lui signala une présence. Pas encore le poids d'un regard ou un son... mais quelque chose dans l'air...

Aux aguets, il s'imposa d'avancer, de se rapprocher de son domaine et de s'éloigner du danger. Bien vite, des branches craquèrent, des feuilles se prirent dans des vêtements. Quelqu'un de lourd s'approchait d'un pas vif. Le coeur d'Adelin s'emballa. Une peur, viscérale comme il n'en avait jamais connue le poussa en avant.

D'une manière ou d'une autre, il reconnut qui le poursuivait. Brise-mains. Malgré les efforts d'Adelin, qui entendait le vent siffler à ses oreilles, la charge de Thomas se rapprochait, inéluctable. La mort aux trousses, l'Allumé se surprit lui-même à faire des bonds ou des virages serrés dont il ne se savait pas capable.

Le souffle bovin approchait, tandis que le souffle lui manquait. Seule la peur lui permettait de fuir encore. Etourdi, la main qui le saisit brutalement à l'épaule pour le soulever le fit hurler.

Thomas le jeta à terre, puis le retourna sur le dos d'un coup de pied au ventre. Sonné par les chocs, Adelin reprit assez conscience pour se savoir étranglé. Par réflxe, il tenta de se débattre, mais l'air lui manquait déjà. Il avait promis à Albin de cacher sa magie. Cette dernière pulsait dans ses mains, au rythme des spasmes qui commençaient à le secouer. Les larmes floutèrent l'expression haineuse de Brise-mains. Adelin ne voulait pas mourir.

Merde. La tête lui tournait, il avait mal, peur, froid. Merde... sa famille... Il voulait revoir sa famille. François risquait aussi d'avoir besoin de soutien. Il ne voulait pas rejoindre Rhamée...

Puis merde.

Les mains incandescentes, Adelin sentit sa vision s'améliorer, tandis qu'il saisissait les avant-bras de son agresseur. Ce dernier grimaça, mais maintint sa prise. L'affermit, même. Adelin se sentait partir, tandis qu'il mettait ce qui lui restait de forces dans son feu. La peau de Thomas fondait sous ses doigts, malgré la situation il éprouva un certain plaisir à pouvoir lui malaxer la chair, à sentir une douce odeur de viande brûlée. Un sourire extatique s'imposa sur ses lèvres, pendant que Thomas gémissait de douleur.

Finalement, dans un hurlement, Thomas le jeta de nouveau au sol. Tous deux paralysés, ils se mesurèrent en haletant. Dès qu'Adelin se sentit en mesure de courir, il tenta de repartir. L'expression de Thomas le lui interdit.

  • Pourquoi Thomas ?

Ce dernier se redressa, le souffle court à cause de la douleur. Il prit le temps de mesurer l'étendue des dégâts sur ses chairs fondues, puis pointa un doigt accusateur aux poings argentés de sa victime. Avec lenteur, il éructa :

  • Hé... ré...

Hérétique ? Encore ? Quand est-ce que cette réputation le lâcherait ? Depuis le temps, Adelin avait compris que laisser Thomas finir ses phrases le calmait.

  • ... tique.
  • Thomas... comment je pourrais en être un... en allant à la messe chaque dimanche depuis ma naissance ?
  • M... men... men... teur...

Adelin se souvint du feu grégeois. Le dialogue lui paraissait trop incertain, Thomas gardait son air haineux. Les mains toujours illuminées, il se saisit d'une fiole et la montra.

  • Ne m'oblige pas à m'en servir, Thomas...
  • P... pas... peur...
  • J'hésiterais pas.

Adelin sentit qu'il venait de comettre une erreur, juste avant que le boeuf ne le charge à nouveau. Malgré la douleur, Thomas le souleva encore, d'une main. L'autre allait se fracasser sur le crâne de l'hérétique. Une déflagration verte stoppa l'action.

Une boule de feu les souffla tous les deux, ils hurlèrent de concert. De peur comme de douleur. Ensemble, ils se débarrassèrent dans la précipitation de leur veste enflammée, puis détaillèrent avec sidération les éclats de verre incrustés dans leur peau. Adelin hurla plus encore en voyant sa main transpercée de part en part par les restes de la fiole. Thomas se tut, abasourdi par les éclats tranchants dépassant de son épaule.

Adelin se saisit aussitôt d'une seconde fiole. La légère baisse de luminosité attira son attention. Dans son poing, le liquide brun virait au vert, absorbant une partie de sa magie. Les jambes flageolantes, il s'imposa toutefois de rester face à la menace.

Les deux adversaire s'étudièrent avec un regard neuf. Adelin comprit que désormais, Thomas hésitait. Il lui fallait en profiter, vite.

  • Thomas, qu'est-ce qui te fait croire que je suis un hérétique ?

Toujours avec difficulté, ce dernier lui gronda :

  • Tu aimes le feu. Comme un adepte du mauvais dieu.
  • Thomas, tu penses vraiment qu'un adorateur de ce dieu de merde se brûlerait lui-même ?
  • Je ne sais pas. Tu aimes le feu. C'est pas normal.
  • Tu as raison, Thomas, ce n'est pas normal. C'est ma fêlure. Je ne sais pas pourquoi j'aime autant le feu, mais c'est comme ça. Je prie tous les dimanches Rhamée pour qu'elle me libère de cette passion, Thomas.
  • Et tu es mage du feu. Comme les hérétiques.

Adelin sentit que la conversation glissait vers quelque chose de très dangereux. Tous les deux, au cours de cet échange laborieux avaient retrouvé assez de souffle pour reprendre les hostilités. Si ça arrivait, il risquait bien d'y passer. Une idée le traversa juste à temps, il ne prit pas le temps pour prier qu'elle soit bonne.

  • Je ne devrais pas te le dire, mais je vais te révéler un secret Thomas. Les prêtres ont tous au moins un pouvoir, quand ils officient dans les temples, près des cristaux de psynergie.

L'adolescent face à lui fronça les sourcils, sceptique.

  • Grâce à ce don de Rhamée, ils peuvent, et empêchent d'ailleurs, les hérétiques d'entrer dans les lieux sacrés. Si j'étais un hérétique, jamais je ne pourrais venir prier. La Lumière m'en empêcherait, voire me tuerait sur place.

Encouragé par le silence plein de réflexions de Brise-mains, Adelin lui laissa un peu de temps, rassembla ses propres pensées, puis conclut son idée fulgurante :

  • Et puis Thomas, regarde mes flammes et mes yeux. Ils sont blanc argenté, le plus souvent. Tu es d'accord.
  • Oui.
  • Blanc argenté comme les cristaux de psynergie. Comme les dons de Rhamée. Comme Sa sainte Lumière. Rien à voir avec le rouge du dieu maudit.

Perplexe, Thomas croisa les bras. Adelin lui laissa tout son temps. Trois minutes, atrocement longues, plus tard il rétorqua toujours aussi laborieusement :

  • Tu ne vas jamais te confesser. Tu Lui demande des choses sans y mettre du tien. Tu pries mal. Tu ne te confesse pas. Tu ne viens pas en semaine faire des dons ou La remercier en Son temple.
  • C'est vrai... une erreur de ma part.
  • Je te croirais si tu fais tout ça dès dimanche. Sinon, c'est que tu as peur d'Elle. Donc que tu es hérétique.

Adelin s'inclina comme on le lui avait appris. Le poing sur le coeur, il s'engagea :

  • Dès dimanche, j'irais à la confesse, ferais plus de dons et louerais plus souvent Son nom. Tu as ma parole, Thomas.

Ce dernier pencha la tête, perdu. Avec lenteur, Adelin rangea sa fiole verte, puis, avec plus de lenteur encore, fit un pas en avant et tendit la main à celui qui venait d'essayer de le tuer. Brise-mains comprit où il voulait en venir, et scella leur accord. Il ne lâcha pas Adelin, prolongeant le moment.

  • Tu... es le premier à me donner ta parole.
  • Et toi le premier à me suggérer que prier mieux serait une solution.

La pression autour de sa main disparut.

  • Dépeceur veut que tu meures.

Adelin avala de travers.

  • Mais pourquoi ?
  • Il pense que tu... espionnes pour ta famille. Il t'aime pas. Moi non plus. Il croit que tu veux devenir chef. Que tu veux le remplacer plus tard. Moi je crois pas. Trop gentil. Trop de pensées. Pas assez de... d'action... de...
  • Concret ?
  • Oui.

Adelin attendit, au cas où le discours se prolongerait. À ce rythme, il risquait bien de faire une nouvelle nuit blanche, ou avec à peine deux heures de sommeil. Mais rien ne vint. Pouvait-il en espérer quatre ?

  • Désolé pour les brûlures...

Thomas haussa les épaules.

  • Tombé dans feu. Dans cheminée. Et cassé un verre. Moi bête.
  • Tu... vas vraiment me couvrir ?

Adelin peinait à y croire.

  • Tu... fidèle à Rhamée ? Alors oui. Pas fidèle, hérétique, je te tue. Nous... accord.

Alors qu'Adelin espérait pouvoir rejoindre son lit, Thomas le saisit par le poignet et l'emmena de force vers le village, au pas de charge. Quand il entendit sa victime prostester, sans ralentir il le rabroua :

  • Nous... mal. Avec verre. Le prêtre... peut soi... guérir. Mieux... que... que... soigneuses. Magie.

C'est ainsi qu'ils parvinrent jusqu'à la maison du prêtre. Thomas intima d'un geste à sa victime de l'attendre, tandis qu'il s'invitait chez l'homme de foi. Tous deux redescendirent, le fils du boucher s'essuyait une poudre grise sur le pantalon, tandis que l'homme le suivait avec l'air hagard. Adelin se garda de poser des questions. Pourtant, le géant grogna :

  • P... pou... poouuudre... d'ob... é... i... ssance. De l'a... apo... apothi... caire. À... à... à m... mon père. Lui... obéir... et... ou... oubli... oublier.

Le prêtre emmena les deux jeunes gens au temple, puis au pieds de l'autel.

Avec l'impression de cauchemarder, Adelin salua l'autel comme tout croyant le ferait, sous le regard inquisiteur de Thomas, puis tous deux rejoignirent le prêtre en se signant. Le religieux murmura d'une voix endormie une prière, les mains tendues vers le cristal en lévitation. Ce dernier se mit à briller, une vapeur de lumière blanche nimba les mains du prêtre, la même Lumière investit ses yeux.

Toujours en prière, le guide spirituel aposa d'abord ses mains autour de la blessure de Thomas. La Lumière le parcourut, s'attarda sur ses blessures, ses brûlures, et tout disparut. Même les brûlures et déchirures des vêtements furent réparées.

Avec des yeux ronds, Adelin observa le prêtre psalmodier de nouveau en direction du cristal, invoquer la vapeur de Lumière puis lui envelopper la main incrustée d'éclats de verre avec douceur. La Lumière le traversa, douce, chaude et bienfaisante.

S'il avait su... bien sûr, comme tout le monde, il savait que Rhamée existait, était puissante et investissait ses plus fidèles serviteurs de grands pouvoirs. Mais il ignorait que les prêtres, même ceux non infusés de Sa puissance pouvaient tirer quelque chose des cristaux de psynergie. Il avait toujours cru que seules des personnes très riches et déjà mages le pouvaient.

La magie divine allégea même ses remords et tout ce qui pesait sur son esprit. Puis tout s'arrêta. Adelin toucha sa main. Sous le gant, il devinait ses chairs toujours rongées par le feu, mais le verre était tombé au sol, le sang avait disparu de son gant.

  • Remerciez Rhamée, mes fils... conseilla le prêtre, le regard brumeux. Allez en paix...

Tous trois se signèrent. Thomas et Adelin s'agenouillèrent aux premiers rangs des fidèles et La remercièrent, les mains jointes. Au terme de ceci, Thomas imposa à l'enfant de sortir et lui fit face.

  • J'ai... cru que... tu... ment... ais... b... beau... beauc... coup. Mais.. m... mêmes... mêmes yeux que... que... l-le... prêtre av... ave... avec ma... magie.
  • Je ne mens pas, Thomas.

Ce dernier mit sensiblement de l'ordre dans ses pensées, avant de planter Adelin là. Ce dernier resta étourdi devant le temple. Trop d'informations. Trop d'émotions. Tout tournait. Autour de lui, dans sa tête.

De nouveau dans un état second, il rejoignit discrètement son lit et s'y effondra.

Les mois qui suivirent s'emplirent de cauchemars atroces, de crises de tétanie, de pulsions pyromanes pires encore qu'avant, ainsi que d'absences dont nul ne parvenait à le sortir, au cours desquelles il répétait d'une voix atone :

  • Oui... oui... pardon... pardon...

Fin.

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