Les Fêlés : Nouveau chemins 1/

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Un silence emprunt de réflexion planait au campement des Fêlés. Pour la énième fois le Dépeceur leur soumettait son projet pour le groupe. Et pour la énième fois ils pesaient le pour et le contre La bande hésitait. Ses promesses, sa vision de l'avenir leur paraissait enviable, logique... mais ils ne se sentaient pas de tout quitter. Pas encore.

Adelin cracha du bout des dents :

  • C'est du suicide.

Quatre ans qu'il répétait la même rengaine.

Quatre ans que le Dépeceur voulait qu'ils deviennent mercenaires.

Quatre ans que l'Allumé s'y opposait.

  • S't'as pas d'couilles, c'ton problème, se hérissa le Dépeceur. Ça fait huit ans qu'on essaye de dev'nir normaux et qu'on n'y arrive pas !
  • Pour Souffreux et moi, ça marche très bien. On respecte l'accord de départ : nos fêlures peuvent s'exprimer la nuit au feu de camp, et à force ça devient une habitude.
  • Z'êtes pas aussi atteints...

Un concert d'objections coupa le Dépeceur dans son élan. Certes, Souffreux maîtrisait plutôt bien sa fêlure, mais l'Allumé... restait l'Allumé. Il leur coûtait cher en bois et en métaux, avait toujours besoin de métal liquide ou de charbons ardents en mains pour rester serein, sinon des spasmes le traversaient.

Le Dépeceur finit par lever les mains pour que cessent les commentaires.

  • En attendant, rares sont ceux parmi nous qui pourraient vraiment m'ner une vie normale. Une famille, un travail, on tiendra jamais. 'lors autant qu'nos fêlures servent, qu'on gagne d'la thune avec !
  • Ça c'est virer dégénérés, Dépeceur, rétorqua Adelin.

L'adolescent de seize ans s'imposa de se lever. Il dépréciait l'exercice, mais plus encore ce qui se tramait. Ses cours d'éloquence lui servaient bien chez les Fêlés. Son feu aussi. À force, sa posture et sa manière de parler trahissaient son rang. Le regard droit, il défia une nouvelle fois leur fondateur et chef.

  • Supposons que l'on te suive. Qui voudrait embaucher dix-huit Fêlés ? Ce nombre dépasse quinze, nous compterons donc comme une armée privée, si nous ne sommes pas déclarés comme tels nous compterons comme potentiels terroristes et serions aussitôt exécutés.
  • Encore faudrait-il qu'on se fasse prendre...
  • Nous nous ferons prendre. Et pendre.

Les deux orateurs se défièrent du regard, tandis que l'assemblée guettait le moindre signe de faiblesse. Dépeceur perdit patience, encore.

  • C'facile pour toi, t'as tout qui va t'tomber tout cuit dans l'bec !
  • Détrompe toi. Comme tout le reste de la famille, je dois faire mes preuves.
  • Quoi qu'on fasse on s'ra pendus d't'façon, 'lors autant vivr' riches !
  • Faux, et tu le sais très bien, nous le savons tous très bien. Huit ans que nous vivons comme Fêlés, que nous grandissons ensemble, et ceux qui respectent ton idée initiale sont ceux qui s'en sortent le mieux, qui s'approchent le plus de la normalité que nous voulons tous atteindre un jour. Libre à toi de dévoyer ta propre idée...
  • Dévoyer ? J't'encule !
  • Eh bien écoute, je suis là, devant toi. Vas-y. Essaye.

Adelin écarta les bras pour l'accueillir et laissa ses mains crépiter d'étincelles argentées, souriant avec démence. Son ton se tinta de fébrilité annonciatrice de crise.

  • Viens ! ... Eh bien, tu n'as plus de couilles tout d'un coup ?

Le défié fit plusieurs fois mine de se ruer sur l'Allumé. Mais ils connaissaient tous sa capacité à faire fondre les chairs. Sans compter sa face ravagée par les flammes. Nul ne voulait savoir jusqu'où il pourrait aller une fois lancé.

  • Qu'est-ce tu proposes, bâtard ? On change pas, on reste fêlés, faut bien qu'on vive à un moment...
  • Je propose que l'on fonctionne toujours selon ton idée et celle de feu Gilbert. Depuis le temps, nombre d'efforts se voient couronnés de succès. Devenir mercenaires, c'est non seulement régresser, mais aussi devenir des dégénérés. Libre à toi de vouloir t'abandonner à ta fêlure Dépeceur... ce sera sans moi.

Adelin croisa les bras, et prit le temps de rencontrer le regard de chaque Fêlé, pour finir par défier le Dépeceur en silence. Ce dernier comprit qu'une fois de plus, nul ne le suivrait.

  • Vous verrez, quand vous commenc'rez à bosser ! Mon offre tiendra t'jours...

Eprouvant une certaine pression du groupe, leur chef se recula, jusqu'à se détourner d'eux. Adelin soupira discrètement et se rassit. Il sortit de sa poche une pelote de fil de fer qui lui fondit bientôt entre les mains, tandis qu'il scrutait sa bande.

Souffreux lui posa la main dans le dos. Peu à peu, chacun échangea à voix basse. L'offre du Dépeceur, malgré les risques évidents restait tentante. Être rémunérés en exploitant leurs fêlures, voilà qui pourrait faire leur fortune... ou les mener à la mort.

Le duo inséparable rejoignit son laboratoire à ciel ouvert, puis étudièrent épaule contre épaule le dernier cadeau du nouvel apothicaire de Guarrèr. Il leur avait déniché un obscur recueil de recettes alchimiques complexe à déchiffrer, surtout avec leurs méconnaissances du vocabulaire spécifique à la discipline.

  • 'Sont chiants avec leurs références divines... soupira Souffreux.
  • Tu m'étonnes que la Matriarche préfère que ces écrits restent cachés.
  • Oeil de Sorangar, c'est quoi ça ?
  • ... un ingrédient du feu grégeois. Lequel exactement...

Sans se concerter, ils cherchèrent dans le sommaire un indice, en vain. Le mélange de références à Rhamée, Sorangar et bien d'autres déités oubliées les fascinait. Même s'ils n'avaient aucune idée de ce qu'ils pouvaient bien lire. Le texte ressemblait à un cumul d'élucubrations mêlant conte, textes sacrés, hérésies, recettes chimiques, magie, mathématiques, physique et certainement d'autres disciplines qu'ils n'avaient pas encore reconnues. Ils savaient que cette lecture pouvait les conduire en prison. Alors c'est qu'il devait avoir une utilité autre que celle de donner des migraines !

Vers deux heures du matin, Adelin prit congé. Comme de coutume, il surprit Albin en pleine ronde sur le sentier menant à leur domaine, et tous deux escaladèrent en silence le portail. Son aîné avait décrété qu'une formation aux arts martiaux au sens très large ne pouvait que lui être bénéfique, il rangeait l'escalade dans cette catégorie.

Une fois à l'intérieur, Adelin signa un compte-rendu de sa nuit, ce qui assombrit son frère. Lui non plus ne sentait pas cette histoire de mercenaires. Surtout à la botte de Bernard.

Une fois son lit en vue, l'Allumé songea à la journée chargée qui l'attendait trois heures plus tard. Il avait peut-être abusé, avec Souffreux. D'un autre côté, partir dormir sur les propositions de Bernard l'aurait certainement empêché de fermer l'oeil.

Une spirale de questions lui firent perdre la notion du temps. Tout comme lui, chacun des Fêlés avait de bonnes chances de prendre le relais de leurs parents et cette perspective leur plaisait pour la plupart. Alors qu'est-ce qui pouvait bien les séduire dans le mercenariat ? Aucun d'entre eux n'y connaissait quoi que ce fut, lui-même n'en connaissait que la partie administrative pour le moins tentaculaire.

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