Les Fêlés : l'Intronisation 3/4

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Conscient que n'importe qui pouvait passer et être tenté d'écouter leur échange, Adelin murmura, penché vers son frère sans le regarder :

  • Le feu y a dansé et laissé des traces de son passage. Pour moi c'est beau.

Son frère le suivit dans la démarche. Ils étaient presque front contre front.

  • Je t'ai déjà dit comment c'est perçu.
  • Je sais, je sais. J'y arrive pas Albin. J'essaye, vraiment. Mais j'y arrive pas. J'essaye de croire en Rhamée et je n'y arrive pas. J'essaye de penser à autre chose qu'au feu, mais il revient toujours dans ma tête. Vraiment, je veux être normal et avoir peur du feu quand il n'est pas dans une cheminée... J'ai essayé de prier en y croyant ce matin. J'ai toujours l'impression de perdre du temps, à juste être assis au milieu de pierres mortes en pensant fort à quelqu'un qui s'en fiche. À chaque fois, j'ai peur que le prêtre parle encore de la Guerre des Flammes ou des hérétiques, après on me regarde mal pendant des mois. La Lumière soit louée, lui préfère nous parler de la grandeur et de la puissance de la Matriarche en ce moment.

Tandis qu'il vidait son sac, ses flammes prenaient une teinte gris acier.

  • Son dernier conclave lui a fait beaucoup de bien, acquiesça Albin.
  • Papa et maman trouvent que j'ai une bonne mémoire, j'ai l'impression qu'eux non plus ne savent pas quoi me dire ou faire pour m'éloigner du feu... au fond je sais que c'est parce qu'ils veulent que j'aille bien, que j'arrête de me brûler. Et je n'y arrive pas. Ça leur fait de la peine... ça les inquiète, l'an prochain ils seront censés pouvoir m'emmener avec eux voir les autres nobles...

Adelin s'interrompit et voulut se gratter la tête. Albin lui saisit le poignet à temps, permettant au mage d'éteindre ses flammes. Il se caressa au passage une vieille brûlure dans ses cheveux au-dessus de l'oreille, où la cicatrice laissait une zone chauve. Avec sa coupe actuelle, il fallait y regarder de près pour le voir. Anxieux maintenant qu'il ne voyait plus la danse des flammes, il ralluma ses mains.

  • Ils n'ont pas seulement peur que tu te brûles gravement.
  • Je sais. J'ai tout de l'hérétique. Mais j'aime le Sanctum, moi. J'aime la Matriarche et tout ce qu'elle a fait pour nous avec Rhamée.
  • Et tu aimes le feu.
  • Et j'aime ce maudit élément comme un hérétique de Sorangar. Mais lui je l'aime pas. Qui peut vouloir prier ce dieu juste bon à tout détruire ? Il n'a jamais rien fait de bien lui. C'est une bonne chose que Rhamée ait gagné la Guerre...

Albin posa une main dans son dos. Ils le savaient bien. Mais le simple fait de demander de l'aide pouvait conduire l'enfant à l'échafaud. Des lois existaient, leurs propres parents devraient le condamner, s'ils apprenaient que ses brûlures, il les devait certes aux torches qu'ils prenait à pleines mains ou aux éléments en fusion qu'il voulait voir de plus près, mais aussi à son propre feu. Après un soupir, la lumière gris acier reprit doucement une teinte argentée. Son aîné fouilla dans sa poche, puis lui tendit un morceau de métal argenté piqueté de rouille.

  • Tiens. Je me suis dit que ça pourrait te plaire.

Adelin acquiesça et augmenta la température de ses mains. Le métal ne tarda pas à mollir, jusqu'à prendre la consistance d'une boule d'argile malléable. Avec application, le mage manipula la matière entre ses mains.

Concentrés, les deux frères suivirent l'élimination des impuretés, laissées à refroidir au bord du lit. Puis ils purent suivre la création d'une petite rose argentée. Pétale après pétale, l'enfant pâle commença par faire éclore la fleur d'une flaque, souffla dessus pour tenter d'en fixer la forme, avant de se concentrer sur la tige. Il parvint à former une feuille dont il traça les rainures du bout des ongles, avant de s'essayer à quelques épines.

Plus rien autour d'eux n'existait. Quand le petit artisan estima avoir terminé, il tenait dans sa main une rose miniature en métal, qu'il tendit à son aîné avec gravité.

  • ... Oui, Adelin ? Tu... veux que je la prenne ?
  • Toi tu es toujours là pour moi, je peux jamais rien faire pour toi. Alors tiens. C'est grâce à toi que cette fleur existe, elle est à toi.

Pour la première fois, Albin ne sut comment réagir. Il tendit maladroitement la main pour recevoir ce cadeau, et sentit à temps la chaleur que dégageait le petit objet. Adelin comprit, et souffla patiemment dessus pour ne pas brûler son frère. Lui le comprenait, lui savait, lui l'aidait depuis toujours. Il comptait plus que quiconque. Pour une fois qu'il pouvait faire un geste, hors de question que cela se termine sur une brûlure ou une poche enflammée.

Alors qu'il s'attendait à ce que son aîné prenne congé, ce dernier lui attrappa le coude et, d'homme à homme lui annonça :

  • Cette rose petit frère, je l'aurai toujours sur moi, et quand je posséderai mes armes, je compte sur toi pour la fixer sur mon équipement.

À son tour ému, Adelin hocha la tête. Ils scellèrent leur accord sans un mot, et Albin se leva pour s'acquitter de ses tâches. La petite rose se devinait à peine dans sa poche intérieure.

Apaisé, Adelin de son côté profita de son temps libre pour s'adonner à une activité qu'il adorait : il sortit de sa commode de bois une sculpture encore mal dégrossie, un couteau tellement fondu et refondu qu'il ne se souvenait plus de sa forme initiale et une pierre à aiguiser. Il commença par s'amuser à modifier encore l'outil, avant de l'aiguiser d'un seul côté.

Les pas de son père le sortirent de son activité, il rangea le tout et eut pile le temps de dissimuler les impuretés de sa rose entre son matelat et le bois de son lit. Son livre en cours de lecture en main, il put saluer son père le plus naturellement du monde quand ce dernier lui demanda de le rejoindre pour lire des textes de lois en famille. Tous avaient de bonnes chances de devenir notaires une fois adultes, Dame Irène les plongeait dès que possible dans le monde législatif, judiciare et administratif.

En deux minutes, il devina qu'ils parleraient encore des différents types de contrats pour les artisans. Lui se souvenait encore de tout, aussi put-il griffoner dans son coin ce dont il se souvenait sur le sujet. En parallèle, ses quatre frères et soeurs se creusaient les méninges pour retrouver des informations données pourtant juste deux mois avant.

Tandis que leur mère réexpliquait les tenants et aboutissants des diverses lois, son père surveillait ses écrits, une main lui enveloppant l'épaule. Passé un temps, le fils sentit quelques tapes.

  • Tu es doué, fils. Supposons...

Adelin ne laissa pas le temps à son père de trouver un cas. Il cita du tac au tac les différents cas de figure qui pouvaient poser problème tant aux employeurs qu'aux employés, de l'accident de travail à la désertion de poste, en passant par le travail dissimulé et les droits des parents.

Manard prit le temps de s'assurer que son fils comprenait ce qu'il récitait, et force était de constater que oui. Désireux de passer à autre chose, Adelin demanda :

  • Je peux lire le dernier Code Civil, papa ?
  • Tu commences à passer l'âge de m'appeler papa, il faudra commencer à dire "père".
  • Mais je peux lire le dernier Code Civil ?
  • Irène ?
  • Oui il peut !

Adelin reçut donc un ouvrage plus large que lui sur les genoux, dans lequel il s'absorba. Avec plaisir, il dévorait avec soin les pages, les tournant d'une main, de l'autre il pliait, enroulait, triturait un vieux fil de fer. Manipuler cet objet l'aidait à rester concentré, et lui permettait d'utiliser la chaleur de ses mains pour modifier l'apparence du fil sans pour autant en appeler à son feu. Pour lui, ces deux activités conjointes rendaient le moment parfait.

Au cours du dîner, il partagea quelques messes basses avec ses deux sœurs, qui commençaient déjà à oublier ce qu'elles avaient compris à peine quelques heures plus tôt. Parfois, l'envie d'incendier quelque chose lui faisait perdre le fil de la discussion.

Ce soir-là, dans son souci de rester un bon fils, il partit dans sa chambre tôt et s'imagina quels contrats pouvaient conclure les personnages de l'histoire qu'il lisait, quels pièges juridiques ils pouvaient se tendre et quelles erreurs ils pouvaient commettre. Puis, la fatigue aidant, il pensa à toutes les fois où sa magie aurait facilité l'existence des personnages.

Les deux jours suivants, il se relâcha quelque peu et dut encore aller voir une herboriste pour se faire bander les mains. Fasciné par une torche, il n'avait pas pu résister à l'envie d'en saisir la partie ardente. La nuit même, surexcité à l'idée de rencontrer le groupe dont lui avait parlé François, il ne trouva pas le sommeil.

Une fois certain que toute la maisonnée dormait, il s'habilla et s'esquiva par la fenêtre de sa chambre. Son traversin et ses oreillers redessinaient sa silhouette en chien de fusil, tandis qu'il marchait à croupetons sur les toits pentus de son domaine. Il évita soigneusement les chambres des domestiques, et ne descendit du second étage qu'une fois à hauteur de la lingerie.

Lui restait encore à descendre du premier étage, puis du rez-de-chaussée. La pente accentuée lui facilita finalement la tâche, cependant il dut chercher son chemin sur les toits une fois à trois mètres du sol. Adelin longea les gouttières avec précautions, jusqu'à atteindre le haut des écuries. Là, il trouva sans peine de la paille pour amortir sa chute puis pouvoir quitter le domaine familial.

Une fois au sol, il se rendit à son lieu de rendez-vous avec sérénité. Les chiens de garde l'ignoraient superbement, chose qu'il leur rendait bien. Il n'osa pas illuminer ses pas de son feu, à la fois par crainte d'être vu et d'incendier les terres de sa famille.

François l'attendait déjà, emmitoufflé dans une cape trop grande pour lui. Il lui tendit une lanterne.

  • J'ai oublié de prendre un briquet...
  • T'en fais pas pour ça.

Adelin s'empara de l'objet et tourna le dos à son ami. Il craqua son poignet avant de claquer des doigts pour faire surgir une grosse étincelle, digne d'un briquet de noble fonctionnant au gaz. La mèche prit aussitôt, ils purent avancer un peu plus vite qu'à tâtons.

Ils s'avancèrent dans les bois vallonnés et rocailleux du Nord du domaine Digitfractor, officiellement toujours aux Cippus, mais ces derniers avaient officieusement cédé ces terres inexploitables à leurs concurrents depuis longtemps. Tant qu'aucun officiel étranger ne se pencherait dessus, et il n'y avait aucune raison que cela advienne, cela ne posait problème à personne. Manard avait expliqué à Adelin que les seuls dangers sur ce terrain qu'ils se devaient de protéger résidaient dans des groupuscules qui se formaient régulièrement et inactifs depuis longtemps, décimés par les terrifiants paladins de Rhamée, et les bêtes sauvages. Sinon, aucune armée ne risquait de surgir par là, jamais. Trop de difficultés liées au terrain. Puis il s'agissait d'une zone de choix pour mener des guérillas.

Avec le froid et l'humidité ambiants, les deux amis ne tardèrent pas à se partager leur cape respective, la lanterne suspendue à un bâton qu'Adelin coinçait sous son coude. Finalement, dans une enclave de bruyère et de pierres, ils surprirent la lueur d'un feu de camp encerclé d'une dizaine de petites personnes. Adelin ne tarda pas à distinguer des connaissances du village, tous des enfants et des adolescents. Le groupe se mouvait pour former un demi-cercle face aux arrivants.

Finalement, ils arrivèrent dans le cercle de lumière. Adelin avait reconnu chacun des enfants et adolescents. Bernard les attendait les bras croisés, à une extrémité du demi-cercle. En guise de salutation, il fit mine de se caresser une cicatrice sur le côté de la tête. François répondit du même geste, repris par le groupe entier. Supposant qu'il devait faire de même, Adelin répondit de la même manière. Le hasard voulut qu'il se caressa sa récente brûlure au crâne. Cela lui valut un sourire du chef, qui l'approcha en roulant des mécaniques, tandis que le reste du groupe s'éparpillait dans le cercle lumineux, Adelin reconnut les groupes habituels qu'il appercevait le jour. À première vue, cette vie nocturne ne différait pas de la vie du jour.

  • Salut à toi, Fêlé !
  • Euh... salut.
  • François nous a dit qu'il nous amènerait un sacré Fêlé, j'aurais jamais cru que ce serait toi ! Je pensais qu'on était tous réunis déjà !
  • Certes...
  • "Certes", toi t'es bien un nobliau ! Ben tu vas bien chier ton balai dans le cul, ici on est entre Fêlés, entre nous.
  • Euh... ouais, très b'en.

Adelin se rendit compte qu'il avait aussitôt pris l'accent de son père quand ce dernier se relâchait. Qu'à cela ne tienne. De toute évidence, cela plut au fils du cordonnier.

  • Ah ben mieux, mieux ! Dis-moi, que sais-tu des Fêlés ?
  • C'que m'en a dit l'François. Qu'vous vous réunissez la nuit pour laisser aller vos fêlures pour qu'le jour vous soyez normaux. Et qu'ça pourrait m'plaire.
  • Mais il parle comme les Oidor lui !
  • Mon père est un Oidor.

Le gamin de dix ans qui avait relevé le détail le dévisagea, ébahi. Lui venait d'une famille de serviteurs et de charpentiers, Adelin avait entendu dire que des crises le jetaient par terre en bavant. Ni le prêtre, ni les herboristes n'étaient parvenus à l'en libérer, contrairement à l'apothicaire qui gardait le secret de ses méthodes.

  • Manard Oidor a épousé ma mère, Irène Digitfractor et il a été anobli. Depuis il n'est plus éleveur d'oies, il a été assistant notaire puis notaire. Il a son reçu son sceau pour ça !

Bernard se racla la gorge.

  • Va jouer ailleurs Chute, on a un nouveau à initier.
  • D'ailleu', toi t'es l'Dépeuceu', c'est ça ?
  • Vrai. T'as été amené par Souffreux. Enfin on sait pas encore si t'es Souffreux ou Boum.
  • Je préfère Souffreux.

Bernard le Dépeceur le salua en se caressant de nouveau la tête et s'écria à la cantonnade :

  • Souffreux nous a invité un nouveau ! Salut Souffreux, et salut nouveau sans nom !

L'assemblée les salua, avant de reprendre ses occupations en les surveillant du coin de l'œil. Bernard croisa les bras et se campa devant Adelin, le surplombant de toute sa hauteur.

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