Les Fêlés : l'Intronisation 4/4

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  • Quelle est ta fêlure ?
  • Euh... j'aime le feu.
  • T'es sûr que...

Pour toute réponse, Adelin retira ses gants et retroussa ses manches. Cela généra un attroupement immédiat. Il leva donc ses mains carbonisées, ses bras éclaboussés de cicatrices, prit le soin de les tourner pour les montrer sous toutes les coutures.

Bernard siffla.

  • Ah ouais. Sacrée fêlure.

Pour enfoncer le clou, Adelin écarta ses cheveux un peu longs et montra sa brûlure à la tête.

  • Don' j'ai ma place parmi vous ? minauda-t-il en se redressant.
  • Oh, ouais ! Viens, faut quand même que je t'explique deux-trois trucs.

L'attroupement se dispersa de nouveau, François approcha d'un pas hésitant le groupe le plus proche. Pendant ce temps, Bernard conduisait son nouveau protégé dans la nuit, sans trahir la moindre hésitation. Quand ils furent assez éloignés pour ne plus être écoutés, il expliqua :

  • Y'a bientôt trois ans de ça, j'ai failli débiter ma p'tite sœur. Elle faisait trop de bruit, j'avais envie de voir comment un si petit truc pouvait brailler autant... heureusement, je me suis retenu à temps.

Adelin ne réagit pas. Vu le nombre de fois où il avait eu la pulsion d'allumer des feux...

  • À la place, j'ai pris un couteau, cherché le premier animal et passé mon envie sur un lapin.

Au moins pouvait-il passer ses pulsions quelque part, lui...

  • Puis en discutant avec... tu sais... Gilbert... on a voulu essayer un truc. On se réunissait la nuit, quand on n'était pas surveillés puis on lâchait la bonde. On s'permettait de céder à nos envies. Puis on s'est rendus compte qu'on arrivait mieux à tenir le coup la journée... bon Gilbert... tu sais ce qui lui est arrivé...

Dévoré par des loups.

  • Mais j'ai voulu continuer son idée. C'est lui qui a nommé le groupe des Fêlés et trouvé le salut, plus quelques gestes qu'on te montrera tout à l'heure. Donc le truc, en plus de se laisser aller la nuit au feu de camp, c'est aussi qu'entre Fêlés on s'aide. Comment marchent nos pulsions, qu'est-ce qui nous aide à tenir jusqu'à la nuit, à quel moment ça nous démange le plus... le but, c'est que quand on est adultes, on puisse avoir l'air normaux. Voire être normaux, pour de vrai.
  • C'est possible ça ?

Bernard haussa les épaules.

  • Y'a qu'un moyen d'le savoir. Donc toi, ta fêlure c'est le feu. Ça marche comment ?

Adelin hésita. Il avait promis à Albin de ne pas en parler, ni de sa passion, ni de sa magie. Mais la possibilité de devenir normal... D'avoir juste envie d'enflammer des choses la nuit et plus la journée... Il pourrait se concentrer sur tant de choses alors ! Pris entre l'espoir et la méfiance, il répondit avec hésitation :

  • Ben... j'y pense souvent. Quand j'aime bien quelqu'un, j'ai envie de le voir en feu pour qu'il soit encore plus beau, quand je l'aime pas j'ai envie de le voir brûler. J'ai ça pour tout en fait. Les gens, les lieux... J'aime le voir danser, l'entendre chanter, le sentir transformer quelque chose...
  • Comment tu t'es fait tes... tes trucs, là, aux mains ? Enfin ça doit faire mal, non ?
  • Non. C'est tellement beau... quand je le vois danser sur moi, je suis tellement heureux que j'ai pas mal.
  • T'es un putain de Fêlé toi ! siffla le Dépeceur.

Il attendit une suite, en vain. Adelin estimait en avoir bien assez dit. Il connaissait les autres Fêlés, quelques noms supplémentaires lui venaient d'ailleurs en tête concernant les potentiels membres du groupe. Sa fascination pour le feu n'allait pas dénoter avec les autres. Ils marchèrent encore, Adelin reconnut au loin leur parcours initial. Bernard tentait de fausser son orientation. Pourquoi sinon les déporterait-il légèrement vers l'Ouest du campement en faisant mine d'y retourner ?

  • Tu penses te faire appeler comment, ici ?
  • L'Allumé.
  • Direct !

Sur ses gardes, Adelin laissa son guide s'extasier sur l'immédiateté de sa réponse. Finalement, ils arrivèrent devant une espèce de tunnel assez large pour laisser passer un ours. Une odeur rance en émanait.

  • Pour être un vrai Fêlé, faut que tu rentres et que tu laisses une partie de toi ici.

Fronçant les sourcils, Adelin réfléchit. Ça sentait très mauvais. Le nez plissé, il observa son guide en biais. Ce dernier tapotait quelque chose à sa taille.

  • Ça pue la mort ton truc.
  • Ben alors nobliau, t'as peur ?
  • Tu veux un morceau c'est ça ?

Le sourire qu'il obtint en réponse le figea. Lui-même affichait une telle mimique en pensant au feu ?

  • Essaye et j'te crame la gueule.
  • C'est juste un p'tit bout.

Adelin retira de nouveau son gant et montra sa paume cratérisée.

  • C'est juste un p'tit feu.
  • Comment tu comptes me cramer gamin, t'es mage ? Comme les hérétiques ?

Adelin réfléchit à toute vitesse, et sortit la première idée qui lui vint.

  • Non, mais j'ai piqué le plus petit briquet du monde à mes parents. C'est magique, fait pour rester invisible et sortir du feu magique aussi. Là je l'ai, et j'hésiterais pas à m'en servir !

L'adolescent s'esclaffa, avant de se reprendre avec un air gourmand.

  • Juste un p'tit bout et t'es des nôtres. Même Souffreux est passé par là.
  • Juste un p'tit coup d'feu dans ta gueule, même Souffreux est passé par là.

Bernard tendit la main vers lui, Adelin claqua aussitôt des doigts. Son feu d'argent embrasa sa main, qu'il brandit sous le nez de son agresseur, la magie exacerbée par la peur. Un son métallique tinta. Le Dépeceur avait lâché son poignard et reculait. Adelin contint la lueur de ses yeux, concentra la magie dans ses poings.

  • Si je montre le moindre signe de douleur, on va m'ausculter et savoir que j'ai donné un bout de peau. Ça donnera envie à mes parents d'enquêter. Ils finissent toujours par tout savoir quand ils enquêtent. Alors évite.

Cette fois, son argument fit mouche. Hésitant, le Dépeceur changea de pied d'appui, se mit plus en retrait. Finalement, avec un regard noir il se baissa, ramassa son arme et la rangea, furieux.

  • OK l'Allumé... OK...

Il montra ses mains pour souligner son absence d'armes désormais. Adelin éteignit ses mains. Ils se défièrent encore en silence.

  • Les autres nous attendent.

Adelin releva qu'ils prenaient des détours. De ce qu'il reconnaissait de leurs trajets, ils tournèrent même un peu en rond avant d'enfin rejoindre les Fêlés.

  • Fêlés, je vous présente... l'Allumé ! s'écria le Dépeceur comme si de rien n'était.

Une nouvelle marée humaine l'approcha, il se contraignit à taper les mains qu'on lui tendait tandis que chacun lui pépiait son nom de Fêlé. Dès qu'il le put, il se mit à l'écart avec François et lui murmura :

  • T'as vraiment laissé le Dépeceur...
  • Ben... ouais...
  • Mais c'est dégueulasse.
  • ... j'avais pas le choix.
  • Un mot à dire et je lance mes parents là-dessus.
  • Attends avant de faire ça. OK le Dépeceur est bizarre et clairement son truc pour entrer chez les Fêlés c'est crade. Mais pour le moment c'est l'une des deux seules choses qui me plaisent pas ici.
  • C'est quoi la deuxième ?

François grimaça, et surveilla les alentours. Alors, dans un souffle il murmura :

  • Thomas Brise-mains.
  • Attends... le fils du boucher est là ?

Son ami hocha la tête avec gravité. Un frisson les parcourut. Lui était sacrément fêlé et portait bien son surnom. Fort comme un bœuf, dangereux, incompréhensible, tout le monde le craignait, même les adultes. Il atteignait d'ailleurs la taille d'un homme déjà, à tout juste quatorze ans.

  • T'as de la chance, il est pas là. Sinon il t'aurait surveillé quand...
  • François...
  • Souffreux.
  • Souffreux... ça pue ce truc. J'imagine que si on parle, le Dépeceur nous lâche Brise-mains.
  • Il l'a jamais fait.
  • T'as vu comment il fait peur ?

Silence. Adelin se frappa le front.

  • Me dit pas que ton explosion, cette semaine, c'était pour couvrir ça !

Son ami baissa la tête. Ils gardèrent le silence quelques instants. Pour le moment, on les laissait dans leur coin. Au bout de quelques temps, une silhouette approcha, Adelin la reconnut aussitôt et en eut des sueurs froides.

À l'instant où leurs regards se croisèrent, Thomas cessa sa marche. Son index se tendit lentement vers le nouveau. Il grogna d'une voix caverneuse :

  • Veux... pas lui.
  • Il est des nôtres Brise-mains, lui assura Bernard d'une voix douce.
  • Veux pas.
  • Tu n'es pas obligé de lui parler.

L'index accusateur disparut pour se fondre dans un poing dur comme de la roche. Adelin estima que vingt mètres les séparaient, la distance lui parut bien faible. Brise-mains frémit de rage.

  • Merde, un os, vite !

Trois enfants déguerpirent fouiller dans des caisses dissimulées entre les roches délimitant leur abri et en brandirent des os de bœufs. Le Dépeceur en tendit un premier à l'enfant géant en gardant le plus de distance possible. Brise-mains s'en saisit, et entreprit de le craquer, de le broyer à mains nues. Adelin sentit dans son regard qu'il pourrait bien être le prochain.

Bernard envoya la menace s'asseoir plus loin, puis vint voir l'Allumé.

  • Il s'est passé quelque chose entre vous ?
  • On s'est jamais supportés.
  • OK mais... il s'est passé quoi ?

François répondit :

  • C'est déjà arrivé que Thom... Brise-mains aie tenté de coincer Adelin dans un coin pour... voilà quoi, et soit qu'il se fasse attaquer par les chiens de garde chez les notaires, soit que les frères voire les parents d'Adelin le surprennent. Et depuis que Nathanaël a le droit de porter des armes, il a menacé de lui couper les oreilles s'il touchait à son frère. J'étais là, ça a beaucoup énervé Brise-mains.
  • Légalement on peut pas faire plus, maugréa Adelin.

Il se garda de préciser que ses parents avaient une foule de documents mentionnant des circonstances agravantes pour Thomas qui, dès l'instant où il serait pris à violer la loi serait excécuté. Ils devaient attendre une faute en plein jour, avec assez de témoins. Sauf que la famille de Thomas, fidèle aux Cippus profitait de la protection de ces derniers, ce qui complexifiait les accusations qu'ils pouvaient porter. Pour finir de rendre la situation difficile, l'âge de Thomas le protégeait pour l'instant.

  • Mais il s'est passé un truc au début ?
  • Dépeceur, Souffreux est arrivé il y a à peine deux ans, c'est un étranger et on s'est adoré tout de suite. Brise-mains on n'a jamais pu se supporter, c'est d'ailleurs aussi à cause de lui si j'ai toujours un de mes frères sur le dos.

Bernard pencha la tête, confus. Adelin montra son bras maigrelet avant de désigner le bœuf humain.

  • Albin arrive à lui tenir tête à mains nues, Nathanaël y arrive avec son épée... moi j'ai aucune chance.

Les craquements sinistres leurs donnèrent des frissons. Adelin sentait que ça lui était adressé.

  • Ben... il est fêlé aussi. Donc j'vous demande pas de vous tomber dans les bras, juste le jour où il a besoin d'un coup de main et que t'es à côté, faut qu'il puisse compter sur toi. Comme toi faudra que tu comptes sur lui en cas de problème.

Compter sur lui ? Le Dépeceur en avait de bonnes ! Adelin comptait sur Thomas pour le mettre en pièces, rien d'autre. Leurs regards se croisèrent, le nobliau soutint le bovin sans se détourner. L'imaginant en feu, il dut réprimer un sourire carnassier. Inutile de le provoquer.

  • D'ailleurs, notre salut, le jour si à un moment tu sens que tu vas craquer et qu'un des nôtres est à côté, fais le même geste, il essaiera de t'aider à t'isoler.
  • Je vois.
  • Et prépare des os pour Thomas. Plus on en a en réserve, mieux c'est.

Le nouveau Fêlé grogna. Pour le moment, le groupe ne lui plaisait pas. Mais si ça lui permettait de moins penser au feu le jour... ça méritait qu'il essaye. Peut-être qu'il pourrait... avoir l'air normal chez lui, au temple, partout où il irait de jour. Peut-être qu'avec les autres, ils arriveraient à se soigner la tête.

Bernard lui détailla une partie de leur langage des signes, qu'il devait reconnaître assez discrets. Quand il leva les yeux au ciel, il constata qu'il était quatre heures du matin. Plus que temps pour lui de rentrer. Son ami l'accompagna, ils rentrèrent en contournant soigneusement Brise-mains.

Si cette nuit étrange et la proximité de ce bœuf suffisaient à leur permettre de devenir des adultes normaux, alors ils se devaient d'essayer. Adelin profita de ce chemin pour avouer :

  • J'ai fait une connerie.

François grogna. Comme souvent.

  • Devant la caverne... j'ai menacé Bernard de lui cramer la gueule. Et je lui ai dit que j'avais le plus petit briquet du monde.
  • Attends, t'es sérieux ? Tu as ça ? Ca ressemble à quoi ? Ca marche comment ?

Il avait déjà brisé sa promesse de se taire au sujet de sa passion du feu. Adelin préféra mentir à son ami, que de reconnaître qu'il était mage.

  • En fait il y a une pierre sur le pouce, une sur le majeur, un petit conduit de gaz le long du gant et voilà. Avec le gant ignifi... ignu... qui résiste au feu. Et tout ça est un peu magique, un peu technologique et chimique.

François le dévisagea avec des étoiles dans les yeux.

  • Mais c'est trop bien ! Fais voir ! Fais voir !

Adelin claqua des doigts, l'étincelle lui couvrit de nouveau la main d'un gant de feu. Emerveillé, François remarqua :

  • Eh, ça doit marcher à la psynergie, comme la pierre qui flotte sur l'autel ! Ça a un peu la même couleur...

Il était pas bête, lui. Ça avait peut-être un lien. Bien conscient que cela n'arriverait jamais, Adelin haussa les épaules et suggéra tout de même :

  • Si un jour on a un vrai mage qui passe chez nous, on pourra lui demander.

Hypnotisé, son ami ne l'écoutait pas. Il rêvait à toutes les possibilités qui s'offraient à eux avec un tel briquet. Toutes les expériences qu'ils pourraient mener, les essais pour avoir lui aussi un tel objet.

Adelin éteignit sa main quand ils approchèrent de la lisière des bois. Il accompagna son ami un bout de chemin, avant de rejoindre son domaine. À force de tourner autour, préférant éviter de passer par l'intérieur au cas où un serviteur ou un garde croiserait sa route, il finit par trouver de nouveau de quoi s'infiltrer aux écuries.

Au moment où il enjamba le cadre de la fenêtre de sa chambre, il entendit les chiens s'agiter et gronder à l'attention d'un indésirable. Curieux, il observa les alentours, et repéra vite une silhouette massive qui le fit tomber dans son lit.

À la limite du domaine, que les chiens avaient été dressés à ne pas dépasser, Thomas l'avait suivi et certainement surpris rentrer comme un voleur. Terrifié, Adelin referma sa fenêtre sans oser se montrer, remit sa chemise de nuit en rampant avant de réintégrer son lit.

La silhouette de Thomas, son doigt accusateur, les bruits d'os brisés, tout tourna sans répit dans sa tête jusqu'au lever du soleil. Là plus que tout, il désirait être croyant et supplier Rhamée de le protéger au moins de ce Fêlé.

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