Hors des sentiers battus 1/

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Adelin surveilla les alentours. La quasi-totalité des Fêlés l'entourait au feu de camp, et vu l'heure il doutait que de nouveaux arrivants les rejoignent. Une ambiance festive régnait, il avait permis l'ouverture de fût d'un hydromel pour lequel ils avaient tous cotisés des mois durant. Il fallait bien cela, pour fêter les dix ans d'existence du groupe. Ils y étaient tous entrés comme enfants étranges, anormaux. Et depuis deux ans que Bernard s'était retiré, qu'il avait pris la place vacante, tous évoluaient vers cette normalité à laquelle ils aspiraient. Leurs fêlures ne les régentaient plus, les crises de chacun s'espaçaient. Tout cela, il fallait le fêter dignement. De plus, sur eux il s'entraînait à faire preuve d'autorité. L'Allumé leur devait tant, à tous.

Surtout, il avait une annonce à leur faire. Une preuve de plus qu'ils pouvaient mener une vie normale, que la discipline imposée portait ses fruits.

Il se leva, avec un sourire aussi asymétrique que rayonnant, le silence ne tarda pas à se faire et l'attention générale convergea vers lui. Adelin savoura l'absence de dégoût dans leur regard à tous, leur respect envers lui. Ne modérant plus sa joie, il lança à la cantonade :

  • Messieurs, nous fêtons une date importante pour tous ! Dix ans que nous sommes réunis pour la plupart, deux que nous accumulons des progrès fulgurants ! Pour tout cela, à la nôtre !

Ils s'empressèrent de vider leurs verres cul-sec, le tonnelet fit le tour du cercle avant de finir au feu, vidé. Adelin ne s'était pas rassis, aucun échange ne reprit. Ils guettaient la suite.

  • J'ai aussi une nouvelle à vous annoncer, plus personnelle...

Il brandit son verre et s'écria :

  • Messieurs, j'ai une copine !

Comme il s'y attendait, cela déclencha l'hilarité générale. Il devait reconnaître qu'il ne payait pas de mine, beaucoup doutaient que même son appartenance à la noblesse puisse compenser ses failles. Aussi, la théorie qui s'imposa partit sur les femmes les plus laides, folles ou vieilles pour tenter de deviner qui pouvait bien lui trouver le moindre attrait.

Adelin ne pouvait pas leur en vouloir. Grand, maigre, décharné, il avait pour ainsi dire la peau sur les os. Une peau ravagée par le feu. Comme si cela ne suffisait pas, voilà trois mois qu'il devenait peu à peu borgne et perdait l'usage d'un œil, après avoir tenté de s'immoler pour en finir. En sus de ses plaques de peau craquelée rouge ou noire selon l'intensité des brûlures passées, les zones de peau épargnée étaient d'une pâleur maladive. Ses cernes profond et noirs lui donnaient un air plus mort que vif. Il ne lui restait qu'une oreille, et un tiers de cheveux sur le crâne. Tout le reste avait brûlé. De même, sous ses gants et ses chaussettes il ne lui restait que huit ongles. Comme si cela ne suffisait pas, il était officieusement retiré des manœuvres politiques de sa famille, surtout depuis qu'il s'était battu avec le futur héritier d'une famille voisine avec laquelle il valait mieux compter. Depuis, les Digitfractor préféraient lui céder leur domaine pendant qu'ils se rendaient à divers évènements mondains.

Sa pyromanie n'était plus un secret en leurs terres, si ses stigmates ne suffisaient pas, son regard fiévreux en présence de feu le trahissait. Et pourtant, il trouvait un équilibre, une sérénité à laquelle il avait cessé de croire deux ans plus tôt.

Et malgré tout cela, une femme trouvait une place dans sa vie ! Non seulement elle y trouvait une place, mais elle était venue le chercher ! Lui qui se pensait inapte à cette normalité-ci...

L'assemblée scandait :

  • Qui-c'est ! Qui-c'est ! Qui-c'est !

Faisant mine de se rendre, Adelin attendit qu'un semblant de calme revienne pour répondre.

  • Bathilde Fresnier !
  • ... oh, merde...
  • Ah j'te plains gars...
  • Bon ben tu vas rester puceau.
  • Elle va bien te vider une bourse l'Allumé, mais pas celles que t'espérais...
  • Ouais, au mieux tu vas l'embrasser, mais tu la toucheras pas, elle non plus d'ailleurs, même pas avec un bâton...
  • Eh, mais vous parlez de ma copine ! protesta Adelin.
  • Ouais ben j'suis sorti avec deux semaines, elle m'a pompé trente pièces d'or la salope, c'est tout, et c'est moi qui ai rompu, rétorqua Porte.

L'assemblée le dévisagea. Il haussa les épaules.

  • J'voulais attendre d'avoir couché pour vous en parler. Mais comme c'est pas arrivé... ben quoi, j'voulais avoir des trucs à vous raconter, mais à part qu'elle suce le fric... 'fin voilà maintenant tu le sais Adelin, elle pique le pognon, c'est tout. Et quand elle aura plus rien à te faucher, elle partira. Et toi, vu tout c'que tu bosses tu dois avoir un paquet d'pognon, elle risque d'te rester longtemps dans les pattes...

Le prévenu leva les yeux au ciel et se rassit.

  • N'importe quoi...
  • Z'avez fait quoi pour l'instant ?

Il devait bien admettre qu'à part des embrassades furtives, des achats d'une laideur insondable et des entrevues discrètes, rien de bien intéressant... mais leur histoire n'existait que depuis deux semaines. Le temps ne pressait pas...

Porte et Chute se levèrent pour le rejoindre, tandis que des ilôts de conversations se formaient. Souffreux, toujours dans son ombre posa la main sur son genou pour le soutenir en silence, absorbé par la contemplation de son verre. C'était d'ailleurs l'unique personne qu'Adelin supportait en toute sincérité sur son côté malvoyant. Sa présence imposait au reste du monde rester dans le champ de vision de l'Allumé, attention qu'il appréciait beaucoup.

  • Sérieux l'Allumé, insista Porte, dégage la de ta vie très vite. Elle va prendre toute la place qu'une vraie femme pourrait y occuper. Elle est hyper douée pour ouvrir sa gueule, te regarder avec des étoiles dans les yeux à t'en faire sentir élu divin.... mais c'te pute va juste te faucher ton fric.
  • Et encore, au moins une pute tu la touches et tu tapes dedans ! souligna Chute.
  • Nan mais...
  • Allumé, on est plusieurs à s'être faits arnaquer. On pense tous qu'elle est sincère avec nous, qu'elle va changer ou que nous on va réussir à lui faire intégrer l'principe du couple et d'la famille... elle s'en branle. Vraiment. Comme de nous, elle s'en branle.
  • En plus c'la cousine de Brise-Mains. L'est au courant, lui ?
  • Euh... oui...
  • Ben elle m'a fait l'coup d'me menacer 'vec son cousin. Elle sait qu'on l'craint tous, qu'est-ce tu veux qu'on fasse face à ça ?
  • 'fin sérieux, vire-la. Vite. Fais tes comptes, garde-les à jour. Surveille ton fric de près avec elle.
  • Ouais, parce qu'elle est très douée pour t'faire acheter des trucs, mais aussi en faire disparaître d'chez toi.
  • Ah, ouais, l'invite jamais chez toi ! Jamais !
  • Parce que t'y crois toi, elle a fauché l'alliance de ma grand-mère... un héritage qu'on avait d'puis deux siè...
  • Huit siècles, corrigea Adelin.

Il perdait son regard dans le feu crépitant, désireux de rester sourd à leurs mensonges. Impossible qu'elle le traite de la sorte. Pas avec tout ce qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre. Pas alors qu'il s'agissait de l'unique femme à lui témoigner un peu d'intérêt et d'attention. Même s'il devait reconnaître...

Et merde. Il n'avait vraiment pas envie de les croire. Ni d'accorder le moindre crédit à leurs dires. Mieux valait qu'il en parle à Bathilde, directement.

Sentant qu'ils s'adressaient à un mur, ses deux amis se levèrent et abandonnèrent l'idée de le secouer. Souffreux en profita pour se rapprocher encore d'Adelin, prit sur lui de le dérider. En quelques minutes à peine, il permit à l'ambiance festive initiale de revenir.

Ils rentrèrent tous plus ou moins éméchés, convaincus de pouvoir mener un jour une existence normale.

Adelin réintégra son lit le cœur léger. En deux ans, que de chemin parcouru...

Le lendemain matin, il surprit Albin mangeant des restes froids, absorbé par sa lecture. Adelin réussit l'exploit de le faire sursauter, une main sur une de ses nombreuses dagues dissimulées.

  • ... Imbécile... bâilla Albin.
  • Alors, avec quelle saine lecture te nourris-tu l'esprit avant d'aller dormir ?

Pour toute réponse, son modèle lui tendit son exemplaire de bases des techniques d'interrogatoires de l'Inquisition. Adelin fronça les sourcils et baissa de plusieurs tons.

  • Il y aurait des hérétiques dans la région ?

Grognement négatif.

  • Tu veux intégrer un ordre sacré ?

Grognement négatif.

  • Qu'est-ce qui t'amène à t'intéresser à cela, en ce cas ?
  • ... Bernard continue de nous envoyer des espions. Je sens que nous ne parvenons pas à percer tous leurs secrets... et par extension ses intensions.
  • Tu sais, depuis le temps... il n'est plus vraiment un Fêlé...

Grognement dubitatif.

  • Enfin il n'est plus des nôtres. Je ne m'oppose plus à son élimination. On l'appelle le dégénéré maintenant... depuis ce qu'il a fait...
  • C'était évitable Adelin, si tu nous avait dit à temps où le trouver.
  • Et comment je pouvais savoir qu'il irait jusqu'à assassiner son père et briser l'esprit de sa mère et de sa sœur ?
  • ... Je dois lui concéder une chose. Il nous permet de combler nos failles en termes de sécurité. D'expérimenter des systèmes de défense à la hauteur de notre nouveau statut.
  • Me dis pas que tu lui fous...
  • Ton langage, Adelin.
  • Tu le laisses agir pour mettre à l'épreuve nos défenses ?

Grognement affirmatif. Adelin s'en laissa choir sur la chaise.

  • Il nous donne aussi matière à nous entraîner à délier des langues de façon efficace. Un ennemi utile, en sommes.

Un frisson parcourut Adelin. Combien de vies sacrifiées de la sorte ? Cela le révulsa, il préféra partir sans un mot de plus et rejoignit son propre bureau. Cela faisait quatre mois qu'il était notaire assermenté, et se constituait lentement une clientèle. Son apparence peu avenante lui complexifiat la tâche, de même que la présence de toute sa famille et son jeune âge. Pour un notaire, il lui manquait facilement cinq ans pour espérer être pris au sérieux hors de Guarrèr. Aussi, pour le moment prenait-il des commissions auprès des siens en les assistant. Il ne détenait pas encore le bureau de ses rêves, mais la décoration prenait forme. Si le clinquant et la grandeur espérés ne se sentaient pas encore, les symboles désirés, à savoir le sanglier Digitfractor, le gnommon et le symbole du Sanctum étaient présents, pour le moment en simples sculptures de bouleau. Adelin avait même obtenu son compartiment secret et ignifuge où ranger ses pelotes de fil de fer à malaxer durant ses réflexions.

Là, il put s'absorber dans ses rares contrats propres, et quelques accords passés avec son sang lui offrant de les soulager de contrats épineux et complexes.

Passé le repas du midi à échanger avec les siens, il profita de son après-midi libre pour rendre visite à Bathilde. Elle vivait dans une maison récemment construite, accolée à celle de la famille de Brise-mains, un peu en périphérie du village dans l'espoir d'épargner à tous l'odeur de mort et de sang incrustée au métier des bouchers. Adelin se demanda comment ils pouvaient s'accoutumer à ces odeurs de vieux sang, sa nausée se renforçait au fil de ses visites.

Avant même qu'il ne frappe à la porte, Bathilde lui ouvrit. Il sentit son cœur s'emballer, en la voyant, presque aussi haute que lui, deux fois plus large, bâtie comme un homme à la fois musculeux et bon vivant. Les trois seuls indices sur sa féminité étaient ses longs cils, sa poitrine immanquable et ses hanches fort féminines. Pour le reste, l'hésitation était permise. Les cheveux courts et peu entretenus, les ongles noirs, le tablier sale et informe... l'apparence, la sienne comme celle des autres l'intéressait peu.

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