Hors des sentiers battus 50/
Jamais de sa vie il n'avait vu un tel mélange de races. Outre les humains à la mine patibulaire, une part non négligeable des clients appartenait à la race des elfes. Cinq nains de fer occupaient un recoin sombre, leur peau gris acier absorbait le peu de lumière qui les atteignait. Adelin fut aussi surpris de voir, assis côte à côte deux ursidas, des hommes-ours, accompagnés d'un couple de drakéides, des hommes-dragons sans ailes. Ce quatuor atteignait les deux mètres de hauteur, sans compter les cornes ou les oreilles. Aucun des clients ne manquait de porter ses armes bien en vue, une distance de sécurité se formait autour de ceux n'en portant aucune. Potentiellement des mages...
Adelin ne put contenir un frisson. Lumière divine, quelles laideurs. Il doutait que Rhamée aie pu créer les non-humains... quelle déité malade et malsaine avait bien pu imaginer telles engeances ? Au moins, l'odeur de graillon écrasait tout.
L'imminence du couvre-feu le convainquit de prendre une chambre en cet endroit. La tenancière, couturée de cicatrices lui céda la clef d'une mansarde, avant de lui indiquer du pouce l'une de ses dernières tables de libre, près des nains de fer. Ces derniers le toisèrent de leurs petits yeux enfoncés dans le crâne, surveillèrent le moindre de ses faits et gestes jusqu'à ce qu'il s'asseye. Alors seulement, ils reprirent leur partie de cartes, murmurant à peine à travers leurs barbes.
Le noble déchu rendit honneur en silence au ragoût qu'on lui servit, tout en observant avec circonspection son nouvel environnement. Il s'y sentait mal à l'aise. L'ambiance générale ne correspondait ni à celle de l'auberge de Guarrèr, ni aux trois où il s'était attardé jusque-là. Il y régnait une curieuse ambiance feutrée. Chacun donnait l'impression de limiter ses contacts, verbaux comme occulaires, au strict minimum. Puis un petit manège attira son attention.
Un drakéide bleu, tout mince, allait de table en table et saluait chacun avec effusions. Il s'attablait avec chaque groupe, chaque personne isolée sans se soucier de l'espèce de ses interlocuteurs, leur piquait quelques bouchées, quelques gorgées, discutait brièvement puis rejoignait de nouvelles personnes.
Cet étrange personnage jovial le rejoingnit en dernier, les yeux jaunes brillants comme s'il découvrait une pierre précieuse. Nulle cupidité dans son regard, juste le bonheur apparent de rencontrer une nouvelle personne. Avec des gestes grandiloquents, il salua Adelin, lui secoua la main avec entrain et lança dans un grand sourire plein de crocs, avec une haleine chargée de mélange d'alcools et de charognes :
- Hey, bienvenue toi ! Je t'avais jamais vu ici, c'est donc que tu viens d'arriver ! Tu vas voir, ce village est for-mi-dable ! Oh, et j'ai encore oublié de me présenter ! Appelle-moi Taflor les Bons Tuyaux ! Peu importe de quoi tu as besoin, je l'ai ! Argent, infos, relations, objets, ingrédients, j'ai tout ce qu'il te faut ! Et tu es peu bavard on dirait, mais dis-moi, comment t'appelles-tu cher ami ?
Adelin avait profité de ce tourbillon de paroles pour se masser la main et se demander comment ce reptile avait bien pu lui faire si mal à l'épaule et au dos. Il dut prendre sur lui pour ne pas loucher vers les babines de l'invasif personnage, et parvint à lui bredouiller, sans vraiment savoir sur quel œil étrangement placé il devait se concentrer quand il lui parlait :
- A... Ad'lin...
- Ahahd'lin ? Ça sonne pas humain, ça, ça vient d'où ? Eh, je te charrie Adelin ! Plus sérieusement, je sens que tu cherches quelque chose, alors dis-moi, un Bon Tuyau t'intéresserait ? Mon flair ne me trompe jamais !
- Ton... flair légendaire ne te trompe pas... bredouilla Adelin, sonné aussi bien par la monstruosité écailleuse devant lui que les flots de paroles, Simplement, pour le moment je préfère essayer encore de trouver par moi-même... sans vouloir t'off...
- Ta-ta-ta !
Adelin se fit écraser les lèvres par un doigt griffu. Passée la répugnance, il constata que le contact était sec. Lui qui s'attendait à du gluant...
- T'es pas obligé d'accepter mon aide, mon ami ! Si tu m'cherches ou change d'avis, tu me trouveras tou-jours dans le quartier ! Tout le monde me connaît, ici !
- Oh... euh... oui... oui... par... fait !
Quels seraient les effets du feu... Adelin se reprit. Taflor bondit plus qu'il ne se leva, pour saluer avec effusions le groupe qui venait d'entrer.
Méfiant, le jeune homme vérifia l'intégrité de ses affaires. Aucune perte à déplorer, c'était toujours ça. Dès son repas terminé, il monta se coucher. Dans le calme de l'auberge, on entendait surtout Taflor. Au moins devait-il dire la vérité, quand il affirmait que tout le monde le connaissait à minima dans le quartier. Quel curieux personnage...
Quand il ferma les yeux, le jeune notaire ne put s'empêcher de revoir avec effroi cette immense gueule rose garnie de crocs jaunis. Et la langue bifide, aux tâches pâles, donnait une impression de maladie... Dans un nouveau frisson, Adelin espéra sincèrement ne jamais avoir affaire à cette créature. Le lendemain, il chercherait une autre auberge...
Toujours inhabitué aux sons des auberges, l'humain peina à trouver le sommeil. Régulièrement, un rire bestial retentissait, englobant le murmure des conversations deux étages en-dessous. Taflor devait dormir le jour... s'il dormait.
Après cette mauvaise nuit, Adelin s'extirpa lourdement de sa literie, prit un petit-déjeuner raisonnable pour le prix, puis demanda à celle qu'il supposa être la sœur de la tenancière si elle recrutait. De toute évidence, non. Il creusa pour savoir si n'importe qui dans ce village avait besoin de bras...
Tout d'abord, il fut scruté avec assez d'insistance pour se sentir légèrement mal à l'aise. De haut en bas. De bas en haut. Son mauvais œil. Le bon. Du col de sa tunique à ses manches. La femme poussa jusqu'à contourner son bar pour finaliser ses observations. La ceinture. Le pantalon. Les poches. La dague. Le sac entre les pieds. Les bottes.
Adelin ne chercha pas à s'y soustraire, tenta de percer ses pensées. Parfaitement impénétrable. Après d'interminables minutes de silence, il reçut enfin le verdict :
- Gars, t'vas en chier.
- Oui, je m'en doute. Mais à part la sale gueule, je suis du genre bosseur.
- L'jour, j'doute qu'tu trouves. D'mande à Taflor. L'boulot d'nuit, t's'ras 'mmerdé par les gardes aux début, l'temps qu'y s'habituent à ta gueule.
Adelin soupira intérieurement. De nuit, il côtoierait toute une faune dont il ne maîtrisait pas les codes. Sa bourse lui permettait cinq jours de recherche avec le même rythme de dépenses. Trois jours supplémentaires en sélectionnant avec plus de soins sa nourriture.
Les deux jours suivants, il chercha encore au sein même de Vert Pont, avant, au quatrième, de tenter sa chance parmi ceux travaillant hors des enceintes. Il ne s'était pas attendu à tant de difficultés, même pour accomplir des tâches subalternes. Les habitants commencèrent à lui lancer des regards soupçonneux, à le voir parcourir leur village de la sorte. Bien sûr, pour ne rien arranger, ses pulsions le démangèrent.
Sa sixième nuit, il s'en souviendrait durablement. Après avoir tenté de proposer ses services comme coursier auprès d'un maraîcher, ce dernier ne trouva rien de mieux que de l'accuser de vol. Ceci, à quelques minutes à peine du couvre-feu. Aussi, Adelin se trouva-t-il à errer en toute illégalité dans les rues, priant pour que son auberge ne lui offre pas une porte close.
Il n'atteignit jamais la porte. Une patrouille l'intercepta sur le chemin, les gardes le reconnurent aussitôt.
- Eh l'borgne, t'as ton autorisation pour êt' dehors à c't'heure ?
- Non, messieurs...
À l'air sadique de ses interlocuteurs, il sut qu'il passerait un sale moment. Le plus proche le cloua au sol d'un coup de botte ferrée dans les parties. Sonné, il discerna tout de même le pied lancé vers sa tête, qui acheva de l'étaler au sol. Entre deux étourdissements, entre deux pulsions pyromanes, il trouva le moyen de se rouler en boule, protégeant ce qu'il pouvait des assauts qui pleuvaient sur lui.
Dans un état second, il prit douloureusement conscience dans une cellule. Le monde crépitait et ondulait autour de lui. Dans un premier temps, outre le chant du feu il n'entendit que ses propres halètements. Par réflexe, sa langue explora l'intérieur de sa bouche, tâta l'intérieur des joues ensanglantées, se rétracta au contact d'une griffure à la lèvre au goût de sang et de poussière, s'assura de l'intégrité des dents.
Avec des grognements difficilement contenus, il se redressa. On l'avait jeté directement au sol. Par chance, il ne partageait l'espace avec personne. Lister ses douleurs le déprimait d'avance. Aussi s'efforça-t-il de se relever, l'estomac au bord des lèvres.
Passées de longues minutes, il réussit à s'asseoir sur le banc soudé au mur, face aux barreaux. D'après la luminosité, le soleil se levait. Le temps que ses crampes s'apaisent, des pas approchèrent, causant nombre d'élancements au crâne. Un homme armuré, seul.
Le monde dansait toujours, Adelin s'efforça de rester droit sans tanguer. Incertain, il tenta de dévisager la personne qui lui rendait sa liberté. Un garde, cette évidence agaça le jeune mage. Au moins l'homme n'émit aucun commentaire, et le conduisit vers la sortie.
En se levant, Adelin constata de nouveau l'étendue des dégâts. Voilà qui n'arrangeait guère son apparence... Boiteux, il suivit avec docilité le geôlier, récupéra ses affaires, plissa les yeux devant le document qu'on voulut lui faire signer. Une simple restitution des affaires. Par habitude, il surveilla les sceaux présents. Celui du bourgmestre, accompagné de la signature du plus haut gradé disponible. À priori, authentique.
Une nouvelle personne les rejoingnit, prit le relais et s'installa les pieds sur le bureau sur lequel Adelin étudiait son document. Un verre d'eau attira son attention, il flaira par acquis de conscience. Rien à signaler. La voix du nouveau venu le fit sursauter, le verre finit au sol.
- Mes gars t'ont pas loupé...
Adelin répondit d'un grognement digne de son aîné. Une carte de visite s'imposa entre ses doigts. À force d'efforts pour déchiffrer les pattes de mouches bien trop stylisées, l'Allumé découvrit l'adresse d'un guérisseur. Il ouvrit la bouche pour remercier le garde, mais ce dernier l'interrompit d'un raclement de gorge. À mi-voix, ce dernier maugréa :
- Sont plus adaptés aux criminels qu'aux civils. J'peux pas les modérer. 'Lors montre toi plus prudent. Maint'nant, fous-l'camp.
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