Hors des sentiers battus 51/
Adelin s'apprêta à le remercier de vive voix, avant de se taire à temps. Son interlocuteur s'efforçait d'agir discrètement. Aussi se contenta-t-il d'un hochement de tête, avant de décamper.
De nouveaux quolibets le suivirent à la sortie du corps de garde. Au moins ses errances dans les rues lui conféraient déjà une certaine connaissance des lieux. Il ne se trouvait pas loin du pont, dans les bas-quartiers.
Il se dirigea d'abord vers le guérisseur, qui ne posa aucune question, se contentant d'annoncer son prix. Adelin paya sans discuter, puis demanda :
- Dites, druide... vos pouvoirs vous permettraient-ils d'au moins atténuer mes cicatrices ?
- Mmmh... Ce serait expérimental, mais ça se tente... En payant trente pièces d'argent d'avance...
- Oh-là ! Je vous arrête de suite, si c'est expérimental, c'est plutôt à vous de me payer, comme cobaye volontaire.
Silence.
- Je connais quelqu'un en mesure de fournir les contrats nécessaires, je prends leur édition à ma charge, et vous-même pourrez ainsi non seulement expérimenter sur moi en toute légalité, mais en plus, si vos travaux aboutissent vous pourrez monnayer ce service sans attendre et pourrez même recevoir divers revenus en faisant reconnaître votre découverte. À moins que vous préfériez préserver plus de discrétion, nous pouvons aussi trouver un arrangement en ce sens.
Nouveau silence, plus circonspect. Adelin développa :
- La première option que je vous propose vise à aboutir à une protection de la propriété intellectuelle. Quiconque voudrait monnayer un rituel similaire au vôtre devrait alors vous louer ce droit. Et quiconque souhaiterait étudier votre découverte pour la modifier et créer son propre rituel devrait vous en acheter le droit. Ce qui vous permets aussi de refuser qu'une tierce personne se base sur vos travaux pour faire avancer les siens. Sans compter, bien sûr, que vous recevriez la moitié des sommes des amendes distribuées pour tout mage qui voudrait user de votre découverte en toute illégalité.
- ... J'vois l'genre... tu sais pas quoi, dégage.
Adelin s'inclina courtoisement, avant d'obtempérer. Dommage, cela lui aurait plu. Avec tout cela, il venait de payer l'équivalent d'une nouvelle nuit à l'auberge, repas compris. Au moins, le druide l'avait parfaitement remis en état, effaçant aussi bien les douleurs et hématomes de la nuit passée que la fatigue de son voyage et de ses démarches infructueuses pour se trouver un travail.
Tout en déambulant, il se demanda quels corps de métiers il n'avait pas encore tenté. Une odeur agréable et qu'il connaissait attira son attention. Cela le guida jusqu'à la devanture d'un souffleur de verre. Lorsqu'il entra, il entendit le clic d'un bec de gaz fermé brusquement, puis des pas lourds lui signalèrent l'arrivée imminente du maître des lieux.
L'homme, de la physionomie d'un drakéide, avec son corps longiligne et son long nez, salua Adelin, ce dernier lui pose sa sempiternelle question. Pour la première fois depuis son arrivée, il ne se fait pas rejeter dans la seconde, même s'il est bien conscient de la répugnance qu'il inspire à son interlocuteur. Après un temps de réflexion, alors que le refus semblait décidé, il reçoit en retour une nouvelle question :
- Vous êtes le jeune étranger arrivé la semaine dernière ? Celui qui demande à travailler partout ?
- Oui.
- Mmmh... et tu dis avoir déjà travaillé le verre... Pourquoi ta famille ne t'aide pas ? D'ailleurs, depuis quand "Césa" est un nom associé au verre ?
- ... Ce serait long et inintéressant à raconter. Simplement, je m'entendais bien avec le verrier de Guarrèr, il a eu la bonté de m'initier à cet art, dès mes sept ans.
Enfin du vrai dans ce qu'il racontait, quel soulagement. Après un temps de réflexion, l'artisan lui fit signe de le suivre dans l'arrière-boutique, "pour une mise à l'épreuve". Sous haute surveillance, Adelin prit ses marques dans cet atelier exigu et encombré, avant de retrouver assez vite ses réflexes.
Cela convainquit le verrier, qui lui demanda un coup de main pour répondre à une commande certes facile, mais chronophage. Tous deux établirent un contrat de travail, qui garantissait à Adelin trois jours supplémentaires avec un toit sur la tête. Puis ils œuvrèrent en silence, dos à dos.
Ils finirent tard dans la nuit, le verrier signa un passe-droit qui permit cette fois à Adelin de déambuler sans inquiétude dans les rues. Adelin conserva précieusement la missive, tamponnée du sceau de la guilde des verriers. Ceci fit grincer des dents les trois patrouilles qu'il croisa.
Une fois dans son lit, le sans-emploi soupira d'aise. Enfin une petite rentrée d'argent. Enfin du travail. Certes, ce premier employeur avait été clair, jamais il ne le prendrait comme apprenti. Mais il ne doutait pas que cela initierait un changement à sa condition. Une semaine... Son insertion prenait plus de temps que prévu, mais cela commençait.
Le lendemain, Adelin retourna dans le même quartier, cette fois en vain. Les jours défilèrent, il passa de plus en plus de nuits au poste de garde après un passage à tabac en règles. Aucun autre emploi ne lui fut accordé. Sa bourse se vida, au point qu'il se résigna à renoncer aussi bien à la sécurité d'une chambre qu'aux soins du druide suggéré par le capitaine de la garde.
Au moins, ces douloureux séjours lui en apprirent plus sur l'organisation de la cité. Si, de jour, les gardes de métier s'occupaient du maintient de l'ordre, la nuit il s'agissait dans l'écrasante majorité de miliciens du bourgmestre. Ce dernier prenait un malin plaisir à recruter d'ancien criminels repentis, couvrant leurs exactions à chaque fois que les gardes officiels tentaient de faire des rappels à la loi. Le capitaine déplorait sans cesse la mauvaise influence des repentis sur ses hommes, flirtant toujours plus avec les limites des lois du Sanctum. Il craignait à juste titre l'intervention de prélats, le jour où ses hommes iraient trop loin. Dans ce cas de figure, une purge au sein des forces de l'ordre serait par trop probable.
Adelin devint assez désespéré pour se proposer comme vicaire. Même pour ce poste pourtant discret et peu coûteux, on le refusa. Bien sûr, le temps passant, l'automne s'installa, pluvieux. Le jeune homme prit l'habitude de s'endormir en boule, enveloppé dans sa cape de voyage, le sac en maigre protection pour ses tripes quand les patrouilles le réveillaient à coups de pieds.
Cela faisait trois semaines et demi, qu'il errait à Vert-Pont et s'échinait à y refaire sa vie. Il faisait nuit, il pleuvait des cordes. Frigorifié, prostré, l'Allumé avait cédé au besoin de chaleur et tentait de trouver une solution avec son feu. Bien sûr, avec le temps, ses hallucinations ne le lâchaient plus, les tentations se multipliaient.
Pris dans ses réflexions et son admiration de l'élément igné, il sursauta quand une main caleuse surgit devant lui. Par habitude, il éteignit aussitôt ses mains, l'une d'entre elles forma un demi-triangle. L'homme penché sur lui portait une simple dague, bien entretenue à sa ceinture. Une haleine alcoolisée accompagna l'offre grognée d'un ton bourru :
- Viens.
Lâchant son demi-triangle, Adelin leva les yeux vers l'homme à l'odeur de forge et de renfermé penché sur lui. Un brun large d'épaules, on ne pouvait plus commun, d'une quarantaine d'années.
- T'vas crever en restant là, non ? 'Lors viens.
- Qui êtes-vous ?
- Robert Feufert. Forgeron. 'Fait que'ques jours que j'te vois en chier. 'Lors viens dormir. 'Vaut mieux ça qu'la milice, nan ?
Méfiant, Adelin se releva sans l'aide proposée. Il sentait le traquenard, mais la perspective de dormir au sec et sans recevoir de coups s'avérait trop tentante. Au pire, avec ses pouvoirs... Le dénommé Robert avait-il vu son feu ? Souhaitait-il l'utiliser ? Pour quelque chose de légal, ou bien plus probablement avec des perspectives criminelles ? Puis merde, un lit, dans sa situation ne pouvait se refuser.
Sans un mot de plus, ils marchèrent jusqu'au quartier des artisans. Là, au pied des fortifications, Robert ouvrit sa porte et laissa Adelin rentrer, verrouilla derrière lui. Avec le temps, l'extérieur avait été presque indiscernable. L'intérieur, poussiéreux, montrait une large entrée donnant sur trois portes, celle face à eux les conduisit sur un escalier. Celui-ci monté, les deux hommes mirent des draps sur un lit qui n'avait du accueillir personne depuis des lustres, dans une chambrette, une couverture dont Adelin préférait ignorer l'état, et il s'effondra pour dormir.
Contrairement à ce qu'il espérait, il dormit d'un sommeil de plomb. Au matin, il s'était assez attardé pour que le soleil se lève. Huit heures passées, presque neuf heures. Bon sang, son rythme de vie devenait anarchique. Néanmoins, il vivait toujours. Robert ne lui avait donc pas tranché la gorge. Voilà une bonne nouvelle.
Le maître des lieux signala sa présence d'un ronflement sonore. Après un temps d'hésitation, l'invité se leva et explora tmidement les lieux. Sa chambre sentait la poussière et le renfermé. Lui-même dut s'épousseter en se demandant par quel miracle il n'éternuait pas. Par curiosité, il passa un doigt sur la vitre. L'extérieur trahissait la présence de suie, l'intérieur une couche grisâtre et glauque. Fronçant le nez, il s'aventura en silence dans le couloir. L'arpentant non sans tester avec prudence les planches, le jeune homme découvrit un placard, un semblant de bureau submergé de feuilles volantes et une seconde chambre où ronflait Robert.
Avec la même prudence, Adelin descendit l'escalier, sautant pas loin d'une marche sur trois. À l'exception des ronflements réguliers, on aurait juré que les lieux avaient été désertés depuis des mois. Son passage dans le couloir dérangea de la vermine, l'envie de les rattraper pour embraser leurs abris le démangea.
Au rez-de-chaussée, il arpenta une salle à manger exigüe, sur la table branlante de laquelle s'entremêlaient bons de commandes, bons de livraisons, reconnaissances de dettes, le tout sans classement discernable. Mal à l'aise devant cet promesse d'enfer administratif et financier, il reprit son exploration.
Au-dehors, la vie foisonnait. Des artisants martelaient, sciaient, trois discutaient bruyamment, tandis que la foule piétinait. Tandis qu'à l'intérieur... la poussière témoignait de plusieurs années de vie en pause, erratique. Des papiers jaunis, émiettés, voisinaient des missives blanches. De véritables sentiers montraient les chemins sûrs en ces lieux à l'abandon.
Adelin tenta d'ouvrir une curieuse porte renforcée, ses doigts en triangle lui permirent de découvrir la forge de l'autre côté, à priori bien mieux rangée que partout ailleurs. Pour finir, toujours accompagné de ronflements, il s'aventura dans la cuisine, encore incertain de s'il s'offrirait ou non un petit-déjeuner.
Son éducation voulait l'en dissuader. Sa faim et une basse envie de revanche sur ce village l'y encourageaient. Le besoin d'user de son feu acheva de le convaincre, il trouva de quoi préparer du thé après un coup de vaisselle rapide.
La poussière n'épargnait pas cette pièce. Si les cuisiniers du domaine Digitfractor voyaient cela, ils auraient aussitôt rendu leur tablier, outragés au-delà de l'imaginable. Bien qu'il n'y connaisse rien à l'art culinaire, Adelin les avait toujours entendu affirmer que la propreté d'une cuisine était indispensable.
Avec un râle de soulagement, Adelin ouvrit avec précautions une valve de gaz sur la cuisinière et l'embrasa à la main. Alors, il patienta. Le lourd craquement d'une marche le fit sursauter. Nerveux, il surveilla la porte, au cadre de laquelle Robert s'appuya. Ils se dévisagèrent, interdits. Le forgeron brisa le silence le premier :
- 'Lors... tu m'as pas tranché la gorge c'te nuit...
- ... Vous non plus... vous... avez... à vous entendre, cela vous déçoit.
- M'cause pas comme à un noble. J'avais un peu espéré qu'tu sois un déséquilibré, ouais. Espéré qu't'en finisse à ma place...
- Je regrette monsieur, je ne suis pas ce genre de déséquilibré... Je ne suis même pas ignorant du sens du mot "reconnaissance".
- 'Rrête de m'causer comme à un noble, merde !
- Pardon...
Ils se contemplèrent encore longuement dans le blanc de l'œil. Cette fois, Adelin prit les devants :
- Et maintenant, que faisons-nous ?
- Ben... J'sais pô. J'm'attendais d'jà pas à m'réveiller. 'Pis d'abord, si toi non plus t'étais pas sûr de t'réveiller...
- La promesse d'un lit et d'une nuit sans coups à la tête était particulièrement séduisante.
- Ah...
- Si vous le permettez, j'en reviens à ma question. Que faisons-nous ?
- ... T'cherches un taff, c'ça ?
- Oui.
Adelin sentit son cœur battre d'espoir. Son interlocuteur prit le temps de réfléchir, l'air morne. Sa conclusion l'amena à hausser les épaules.
- 'A t'va, apprenti forgeron ?
- Volontiers !
De toute évidence, son maître ne partageait pas son enthousiasme. Aucune importance. Bon sang, il venait de trouver un toit et un métier !
La bouilloire siffla, Adelin coupa le gaz et servit l'eau dans deux tasses relativement propres. Robert dénicha du pain bleu de moisissure, dont il extraya les restes encore propres à la consommation. Ils mangèrent et burent en silence, se surveillant encore. À terme, au moment de débarrasser, Robert claqua des doigts. Une étincelle surgit.
Adelin en retint sa respiration. Il excécuta le même geste, le regard implorant malgré lui. Avec un léger temps de décalage, leur main s'embrasa, se couvrit d'un voile de feu. Le plus âgé acquiesça.
- 'Ben c'qu'y m'semblait qu'j'avais pas eu la berlue.
- Pou... Pourriez-vous... également m'inculquer cet art ?
- Ouais.
- ... Sans contrepartie ?
- Beh...
Robert réfléchit. Hésita.
Annotations
Versions