Hors des sentiers battus 52/
Après s'être gratté l'occiput, Robert maugréa :
- T'façon, t'as appris comment, jusque-là ?
- ... Sur le tas.
- Beh voilà. 'Pis forgesort, c'pô courant.
- Notre magie porte un nom ? s'étonna Adelin.
- Ouais... Répertoriée, tout...
- Et cela n'a rien à voir... avec...
- 'vec ?
Adelin murmura à peine le nom maudit, effrayé :
- ... Sorangar ?
- Nan. Rien à voir 'vec c'te salop'rie.
Ils peinèrent à trouver autre chose à se dire. La situation était tellement surréaliste. Après un nouveau silence, l'Allumé proposa de se faire présenter les lieux. Déjà, il éprouvait plusieurs soulagements sans bornes. Non seulement son avenir venait de se sécuriser, en tant qu'artisan, en tant que mage, mais en plus il n'avait définitivement rien à voir avec le dieu honni. Tant de poids s'ôtaient de ses épaules ! Il en tira de la force pour ne pas prêter attention aux fumerolles que son esprit lui inventait dans le salon encombré.
Robert se contenta de lui présenter les pièces une à une, sans lui interdire l'accès à aucune. Il n'apporta aucune précision sur l'utilité de la chambre où Adelin venait de dormir, la présentant simplement comme "sa piaule maint'nant".
Après cette visite sommaire, le forgeron présenta son lieu de travail. Il bougonna "charbon coke" à la porte, un voile orangé ondula, avant de s'évaporer.
- T'sais faire, çô ? s'enquit le maître.
- ... Non...
- Beh t'apprendra. Pô aujourd'hui. Mais t'apprendra. 'Vec çô, pô b'soin d'clef. Mais t'forger'a quand même la tienne. Moins les gens savent qu't'es mage, mieux c'est. Y perdent plus de temps s'y veulent t'voler et appellent pas tout d'suit' d'aut' mages.
Sur ce, ils pénétrèrent dans la forge. Le film de poussière y était bien plus ténu, de nouvelles senteurs accueillirent Adelin, qui s'en imprégna. Sa nouvelle vie lui paraissait prometteuse. L'envie, le besoin d'allumer la forge, de déjà manier des métaux en fusion le prit. Néanmoins, il préféra ne pas bousculer son maître. L'apprenti rongea son frein, dévora des yeux le décors.
Outre l'âtre, le soufflet, l'enclume emblématique de la profession, une collection de marteaux répartis sur un établi, son regard embrassa toute une série de moules, de barres de différents métaux, de pinces, de tenailles, de stylets, de gants, de bacs.
À force d'observations, Adelin constata que cette pièce seule avait la même taille que le lieu de vie qu'il partagerait désormais avec son maître. Sans compter trois portes supplémentaires. La première donnait sur la rue, les deux autres à l'opposé. Robert garda le silence, laissa le temps à son apprenti avant d'aller ouvrir la plus proche d'eux, à l'opposé de la rue.
- Çô, c'la réserve. Charbons, min'rais, outils d'rechange si on pète un lô.
Il maugréa un nouveau mot trop bas pour être audible, un nouveau film orangé s'évapora. Il donna plusieurs tours de clefs, avant de laisser voir la pièce sombre à Adelin, puis de refermer. Il y laissa sa main un instant, murmura quelque chose. Le film orangé émana de sa main, se répandit sur toute la porte avant de s'atténuer, jusqu'à devenir invisible. Le tout ne prit que quelques secondes.
La dernière porte close subit le même traitement, pour donner accès à une vaste armurerie. Adelin en demeura bouche bée. C'était, avec la forge, la pièce la mieux entretenue. Des armes, des armures, des outils étaient entreposés. Les deux hommes contournèrent le comptoir, Robert s'avança et monta très légèrement un rideau de fer qui laissa entrer un peu de lumière. Au travers se devinait une nouvelle rue bourdonnante. Le loyer devait être conséquent, pour détenir seul une telle surface !
Adelin ne put s'empêcher de dévisager son maître. Quelle catastrophe avait bien pu mener cet artisan au passé prospère, à une telle situation ? Par curiosité, il approcha une cotte de mailles. Il n'y connaissait rien, mais la régularité des maillons laissait supposer une grande maîtrise. Une faux attira son attention. Pour en avoir manié quelques-unes, il sentit en la prenant qu'elle était de qualité. La réparition du poids, le tranchant, la qualité des matériaux, cet outil pouvait aisément se transmettre sur trois générations sans faillir. Il en avait assez vu lors d'ouvertures testamentaires pour le savoir.
- Maître, si...
- Bah, ta gueule. 'Pelle-moi Robert.
- ... Robert, si je puis me permettre...
- 'Rête 'vec ton causer d'nobliau.
- Vous avez de l'or dans les mains. Alors...
- J'sais où tu veux en v'nir, pas envie d'en causer. T'as vu où tu vas crécher, maint'nant fait c'que tu veux, j'retourne me coucher. S'tu trouves d'la thune, y'a plus rien à becter. Et j'suis là pour personne, vu ?
- ... Vu...
Cette désertion le prenait au dépourvu. Il s'était attendu à découvrir les bases du métier, peut-être manier le soufflet. Dans ses souvenirs il s'agissait de la première mission des apprentis.
Robert le redirigea vers la maison, verouillant chaque porte derrière eux par plusieurs tours de clefs et par magie. Et sans un mot de plus, Adelin se trouva seul au milieu de la poussière. Avec ses hallucinations, son besoin de brûler quelque chose. Nerveux, Adelin se voûta, entreprit de s'occuper les mains en se grattant les avant-bras. Sa respiration devint rauque. Quelque chose devait lui occuper l'esprit, vite. Oui, se concentrer sur quelque chose, n'importe quoi.
Son regard enfiévré tomba sur une facture par terre. Tremblant, il s'en saisit, céda à ses réflexes de notaire. Elle était légale, bien que malhonnête. S'imposant une respiration calme, il entreprit de classer les documents administratifs à sa disposition, traqua les détails, les indices qui permettraient à son maître d'échapper à certaines dépenses.
L'anarchie des pièces à sa disposition l'occupa jusqu'à treize heures. Il n'était parvenu à déblayer q'une parcelle de table et une chaise, entassant comme il avait pu des colonnes de papiers, classés par nature et par date.
L'heure bien en tête, l'estomac dans les talons, il prit le temps de réfléchir à ce qu'il pourrait bien prendre. C'est qu'il n'avait jamais fait de courses... à l'exception de son départ plusieurs semaines plus tôt. L'esprit enfumé, il vérifia d'abord l'état des stocks.
Plusieurs fois, il ouvrit les placards. Se frotta les yeux, persuadé d'halluciner. Mais il eut beau se concentrer sur sa respiration, prier, contenter son besoin de contemplation des flammes jaunes sur ses mains avant de vérifier encore... Des contrats, des reconnaissances de dettes pliés, froissés, se dissimulaient dans des lieux réservés à la nourriture.
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