Hors des sentiers battus 53/

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Destabilisé, Adelin s'assit. Il devait prendre le temps de récapituler. Il venait de trouver un toit, de ce côté-ci, il estimait la situation acquise. Cela constituerait de belles économies, une sécurité appréciable. Cette question était réglée. Sa magie portait un nom, devait donc être répertoriée, classifiée, considérée comme sans lien avec Sorangar, autrement jamais il n'aurait rencontré un autre détenteur de ce pouvoir. Une angoisse estompée, vouée à disparaître.

Venaient les incertitudes. Robert s'était engagé verbalement, sans la moindre trace écritre, à le former comme forgeron et forgesort. Ce, avant de bien commencer avec une visite des lieux, puis un abandon au profit du sommeil. De plus, le désordre ambiant témoignait d'un manque de considération pour les engagements écrits. Des engagements par ce biais ne représentaient donc rien pour lui. L'apprenti se prit la tête à deux mains. Sa respiration acceléra, son cœur s'emballa. Des suées le glacèrent. Tandis qu'il fermait les yeux, il entendit le chant du feu. Cela l'apaisa.

Après avoir pris le temps de se balancer, de repenser à tous les arrangements verbaux respectés par les Oidor, sans réel intérêt pour le format écrit, ainsi que pour leurs voisins et comparses liés à la terre, Adelin parvint à se rassurer. Robert, de par ses manières, les lui rappelait. Comme eux, il détenait un savoir-faire développé et en vivait. De plus, les écrits étaient associés aux contraintes, aux emmerdements à court, moyen et long termes. Aux connards d'étrangers qui ne détenaient aucune notion du travail que représentaient leurs demandes ni les dépenses imposées. Donc, passer par un contrat écrit risquait bien d'être une mauvaise idée. Rester sur l'accord verbal, bien que risqué sur le plan légal, pouvait mieux correspondre. De plus, passer par l'écrit risquait de l'exposer à devoir contribuer à estomper les dettes. Vues les dates de certaines, mieux valait éviter.

Qu'il s'agisse d'un mage était encourageant. L'espoir de mieux maîtriser ses capacités méritait d'être pris en compte. Restait à évaluer, avec le temps, la fiabilité dudit maître. Adelin l'imaginait mal le dénoncer comme mage non-déclaré, pas alors qu'ils serait si aisé à entraîner dans sa chute. La question de fiabilité se posait aussi pour le domaine de la forge. S'il n'enseignait rien et dormait, alors Adelin demeurait précaire.

Il continua de mettre à plat sa situation, entreprit de hiérarchiser ses futures actions. Une fois ses plans arrêtés, il se leva, tendit l'oreille. Robert ne ronflait pas, ne se montrait pas non plus. Autant commencer par des courses sommaires, inspirées de chez les Oidor. Des choses simples : du pain, de l'eau, des œufs, les fruits les moins chers qu'il trouverait.

À force de chercher dans des endroits improbables, il trouva quelques pièces de cuivre et d'argent pour ses emplettes. Ces courses faites, il mangea un bout, passa à la suite de ses objectifs.

Les dettes du forgeron promettaient un cercle vicieux qu'il fallait non seulement éviter, mais aussi briser. Pour cela, Adelin savait nécessiter de revenus annexes. Surtout si son maître lui faisait défaut. Puisque Taflor était bien le seul à s'être proposé comme facilitateur, autant se résoudre à lui rendre visite.

Ensuite, Adelin comptait bien établir une trésorerie jusqu'au soir. Puis il se donnait une semaine à la fois pour mettre au point une routine viable, et observer son maître. Savoir sur quel pied danser. L'assurance de savoir où dormir lui permettait de réfléchir plus clairement...

De retour à l'auberge du drakéide, une bile acide coincée dans la gorge, l'apprenti forgeron rendit un regard mauvais à la tenancière.

  • Toujours pas crevé l'étranger ?
  • Comme vous pouvez le voir.
  • Y paraît qu'Feufert t'a invité chez lui.
  • C'est vrai.

Elle haussa les épaules.

  • Sûr qu'entre portes-malheurs... qu'est-ce tu veux ? Une nouvelle piaule ?
  • Non, je voulais voir Taflor les Bons Tuyaux.

Son interlocutrice en cessa son entretien du comptoir pour le foudroyer du regard. Elle gronda :

  • J'te préviens. C'est p'têt' une sous-race, mais on y tient tous ici. Alors fais-le chier, j'te jure devant Rhamée qu'tu l'paieras cher et tu t'en r'lév'ras pas. Il a des alliés qu't'as même pas idée.
  • Mais, je ne veux pas lui nuire. Juste, comme beaucoup ici il me semble, lui demander un bon tuyau.
  • Bouge pas p'tit bâtard... 'vec ta gueule d'hérétique...
  • Je me mets à cette table et ne bouge pas.

La tenancière fila dans les étages supérieurs, avec une discrétion qui surprit l'Allumé. Ce dernier respecta sa parole, s'imposa de calmer les spasmes dans ses mains, d'ignorer les brandons dansant dans son champ de vision. Surtout du côté de son mauvais œil. De se détacher de la répugnance que lui inspirait Taflor. Sous-race, c'était le mot. Mais utile. Nécessaire.

Quelle étrange situation, que de miser de l'espoir en cette créature infâme... Flammes... Non, non, le travail, les rémunérations. Des négociations risquaient de s'imposer, il se devait de garder l'esprit clair... Flammes éclairent... Travail, urgences, nécessités. Lois.

Que le drakéide qu'il attendait mette du temps à le rejoindre l'arrangea, lui offrit une pause salvatrice pour rassembler ses idées ondoyantes. Une botte étrange fit craquer une marche, et sursauter le jeune homme. Il ne l'avait pas remarqué la première fois, mais Taflor marchait sur de longues pattes dont les griffes déchiraient les extrémités de ses chausses.

Les lieux étaient plutôt calmes. Les quelques clients présents l'avaient tous surveillés du coin de l'œil avec une hostilité palpable, sans que cela ne l'atteigne. Il espéra simplement que son interlocuteur aie des notions de confidentialité suffisantes pour accepter de converser en un lieu plus intimiste.

Dès que leurs regards se croisèrent, l'homme-reptile le salua et lança :

  • Hey, mon ami ! Content d'te r'voir !

Adelin se contraignit à lui sourire, puis à le rejoindre suite à une invitation bien trop empressée. Ils montèrent ensemble, repris dans un tourbillon de paroles surtout proférées par le non-humain. Adelin prit sur lui pour ne pas tenir compte de son propre malaise. Maintenant qu'il le voyait évoluer de près... Toute sa gestuelle le dérangeait, rappelait à la fois le reptile et l'humain. La queue et son mouvement saccadé de balancier, les pattes et leurs jeux de muscles répartis comme ceux d'un animal... Le tout accompagné de mouvements de mains griffues, des épaules, de la même manière d'un humain. Un humain à la peau bleue et écailleuse, légèrement luisante. Aux griffes noires. Au niveau de la colonne vertébrale, les os tendaient plus encore la peau, comme s'ils risquaient d'en jaillir à chaque instant.

L'odeur de la chambre manqua de le faire trébucher. Il pouvait désormais certifier connaître l'odeur des reptiles. Quelque chose, dans le remugle lui rappelait la caverne de Bernard. De nouveaux spasmes le traversèrent, l'odeur du formol vint s'ajouter à tout le reste.

Son masque professionnel le sauva. Adelin se convainquit d'une signature de contrat imminente. Par réflexe, les souvenirs envahissants refluèrent. Toujours tendu, il prit place au guéridon de Taflor, face à ce dernier. Le drakéide s'accouda, posa le menton sur le dos des mains et battit des cils comme une jouvencelle en pleine séance de charme.

Le silence s'installa. Adelin se racla la gorge, mettant un terme à l'immobilité du reptile, qui se redressa pour s'accouder avec nonchalance au dossier de sa chaise.

  • Je t'ecoute, mon ami, dis-moi tout !
  • Je cherche du travail.
  • D'accord, mais encore ?
  • Euh... Du travail de nuit, de préférence ?
  • D'autres critères, mon cher ?
  • ... Du travail... légal.
  • Tu fais bien de préciser ! Comment préfères-tu être payé ? En pièces sonnantes et trébuchantes, en services, en informations, en nature ?
  • En pièces sonnantes et trébuchantes, exclusivement.

Taflor hocha la tête avec une vigueur exagérée. À moins que ce ne soit la longueur de son museau qui ne donne cette impression... Adelin attendit qu'il relance la discussion, ne sachant guère qu'ajouter.

  • Dis-moi, juste pour savoir ! Que t'est-il arrivé pour avoir ce teint si débonnaire ?
  • Oh, euh... Un accident de ferme, quand j'étais petit. Je dormais dans la réserve de foin, quand un incendie a pris...
  • Oh, tu es donc un miraculé jeune homme !
  • On... peut dire cela...
  • J'ai ! Peut-être... Livrer du lourd de nuit, ça te convient cher miraculé ?

Le susnommé battit des cils.

  • Euh... Oui ?
  • Et mes clients pourront-ils compter sur ta discrétion ? Je précise, on ne te demandera pas de n'être ni vu ni entendu, mais juste de ne pas te soucier de ce que contiennent les colis ! Pas de drogue, ni d'armes, ni de produits interdits, tu as ma parole à ce sujet ! Et, les clients, pour la plupart ne voudront pas donner leur nom, ça ne te dérangera pas j'espère ?

Adelin se racla la gorge.

  • Juste aller et venir dans les rues, à distribuer des colis ? Sans me soucier de qui, ni quoi ni où ? Tout oublier une fois la livraison effectuée ?

Enthousiaste, Taflor battit des mains.

  • Ou-i ! Tu as tout compris !
  • Tu aurais... des horaires, une idée du salaire ?
  • Mmmh... Ce sera irrégulier au possible, tout ça, tu sais...
  • Je me doute, simplement, légalement, tout travail effectué entre vingt-deux heures et quatre heures du matin est majoré.
  • Ahah ! Je l'ignorais ! Et j'en suis fort mari, ça signifie que nous aurions sous-payé bien de braves gens... Mais, mon ami, ceci n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd ! C'est que, même si tu t'en doutes, j'arrange aussi certaines affaires demandant de la discrétion, j'ai aussi des activités respectables auxquelles contribuer !
  • Voilà qui est bon à savoir...

Adelin flaira un filon, à tout hasard, il se pencha vers cet informateur avec un air de conspirateur.

  • J'ai eu quelques contacts avec le monde du notariat... Si tu veux, j'ai aussi quelques conseils et indications sur le plan légal pour les contrats. Pour toi... et tes clients.

De toute évidence, Taflor les Bons Tuyaux flaira le bon coup. Il lui sourit de tous ses crocs, tous deux se redressèrent.

  • Mon ami, tu m'intéresses beaucoup ! Ecoute, voici ce que je te propose : je te trouve déjà pour après-demain soir de premières livraisons. Tu auras ta feuille de route, la première partie de ton salaire, ainsi qu'un diable. Puis tu reviens me voir ici à dix-huit heures le jour même, nous verrons ensemble comment tirer le meilleur partie de tes connaissances.
  • Marché conclu, et pour mon contrat ?
  • Ton contrat...
  • Eh bien, tout travail mérite salaire, et en cas de litige, de mon côté comme de celui du client, ce document contribuera à la fois à témoigner du sérieux et de la légalité de nos activités. Le client pourra me réclamer des dédomagements en cas de problème de livraison, la loi sera de son côté. Et si je ne reçois pas mon salaire, la loi sera du mien. Mais d'un côté comme de l'autre, nous pourrons prouver que nous contribuons à la saine économie de la région.

Taflor l'écoutait, les deux oreilles dressées, tournées vers lui, regard pétillant.

  • Merci pour ces arguements, mon ami ! Oh toi, nous allons faire de bonnes affaires ! Et donc, tu confirmes vouloir te réserver aux activités légales ?
  • Je confirme.
  • Trrrès bien ! Et dis-moi, combien je te dois, pour ton conseil ?

Adelin en fut bouche bée. Il s'attendait à... de l'arnaque, au fond. Ses réflexes de notaires prirent le dessus.

  • Comme il s'agit d'un point de détail, au cours d'une négociation contractuelle, considérée comme mineur, la contrepartie s'élève à vingt pièces de cuivre.

Taflor lui adressa un pouce en l'air, se leva, cacha de son corps le contenu du coffre qu'il ouvrit et en sortit la somme demandée. Le paiement s'agrémenta d'un "tope-la !" enthousiaste qui brûla la paume du notaire.

Un babil exhubérant plus tard, Adelin reprit ses esprits devant la porte de l'auberge, sa rétribution toujours en main. Confus, il contempla les gravures du profil de la Sainte Matriarche et du symbole du Sanctum. Il n'irait pas loin avec cela...

Des clients le bousculèrent pour entrer, ce qui lui permit de reprendre contenance. Bien... il allait donc reprendre une existence diurne couplée à une vie nocturne. Dans le tourbillon de paroles, il lui semblait que les "amis" de Taflor fourniraient une autorisation à braver le couvre-feu. Soit... Ne lui restait... qu'à attendre.

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