Hors des sentiers battus 54/
Au bout de quelques pas, il se rappela de son programme du moment. Les piécettes lui servirent à acquérir un carnet, un crayon, puis il rentra chez Feufert établir les comptes. Sur le trajet, il développa une conscience aigüe de l'aisance avec laquelle un feu se répandrait à Vert Pont. Les maisons en majorité en bois, les toits proches, les ruelles du bas-quartier... Les feuilles dans son sac.
C'est en sueur, confus et la vision trouble qu'il atteignit la rue où il résidait désormais. Son instinct lui signala la présence d'un indésirable, ce qui lui permit de rassembler ses idées. L'homme qui toquait à la porte de Feufert avait tout du créancier à bout de patience. Adelin l'observa s'échiner contre la porte en beuglant le nom de son maître, avant de signaler sa présence d'un nouveau raclement de gorge, digne du Roc.
- Qu'est-ce tu veux, clochard ? aboya le visiteur.
- J'habitde ici.
- Mon cul, c'est chez c't'arnaqueur de Feufert !
- Mesurez vos paroles, monsieur, arnaqueur est une accusation qui peut se retourner contre vous.
- Et toi joue pas au plus malin, s'tu veux pas finir en taule ! J'ai des r'lations !
- Moi aussi. En attendant monsieur, j'apprécierais de pouvoir rentrer chez moi et d'y profiter d'un calme salutaire.
Pour éviter de nouvelles accusations, il agita le trousseau de clefs qu'il avait empruntées en partant. Le créancier sentit qu'il ne pourrait l'emporter en restant sur ce terrain. Il postillonna :
- Feufert m'dois plus de cent cinquante pièces d'or, et j'les aurais !
- En avez-vous une preuve ?
- Pardon ?
- Je vous demande, monsieur, si vous avez une preuve de ce que vous avancez.
- J'vais t'coller la garde au cul !
- Mais je vous en prie, monsieur. Vous venez menacer un artisan à son domicile, l'accusez sans preuve, certes vous ne risquez pas la prison, mais déranger ainsi la garde et le quartier peut vous coûter une belle somme. Surtout si le voisinage atteste que vous n'en êtes pas à votre coup d'essai. Relations ou non...
Les deux hommes se toisèrent dans un silence glacial. Adelin vit l'inconnu serrer et desserrer les poings, carrer la mâchoire, chercher de nouvelles imprécations. Ceci l'amena à conserver son masque professionnel. Déjà dans son esprit se traçait toute une arborescence de lois auxquelles faire appel, pour contrer ce fâcheux.
Ce dernier se résolut à partir d'un pas furieux, sans un mot de plus. Son départ sonna le retour des hallucinations. Adelin grimaça, avant de rentrer. Un ronflement sonore l'accueillit.
Désireux de respecter son emploi du temps, l'ancien notaire rassembla les premiers papiers qu'il avait triés plus tôt, et s'attela à établir des comptes. Ses tableaux s'étalèrent bien vite sur des feuilles et des feuilles, néanmoins, l'exercice lui permit de retrouver ses notions de nomenclature comptable. Constater à quelle vitesse ces habitudes se perdaient le surprit. En moins de deux mois sans pratique, son esprit d'habitude si vif et rôdé hésitait.
Au bout de quelques heures, il put se faire une idée des divers coûts liés à la profession de forgeron, estimer le type de taxes appliquées, et se confirmer sa première impression : qu'importe son investissement sur cette voie, auprès de son maître de forge, ils travailleraient durablement à perte. En manquant à divers engagements, diverses obligations administratives, Feufert s'était mis dans une belle merde.
À cela, s'ajoutaient les impayés qu'il subissait lui-même. Adelin découvrit que sur les quelques huit cents pièces d'or de déficit, une bonne centaine pouvait être trouvée en réclamant les sommes dues, en prenant en compte les pénalités de retard. Au moins, le forgeron s'y connaissait en factures. Ces derniers documents confirmaient là encore la première impression d'Adelin : Feufert avait de l'or dans les mains.
La nuit était bien avancée, quand la faim sortit l'Allumé de ses calculs. Il mangeait de nouveau sur le pouce, quand les escaliers annoncèrent l'arrivée de Robert.
- T'as trouvé des trucs à grailler ? s'étonna ce dernier d'une voix lasse.
La bouche pleine, Adelin lui montra son pain grillé accompagné d'un œuf au plat et de pommes. Dans un grognement, son maître le rejoignit, ils mangèrent tous deux debout, s'évaluant encore d'un bout à l'autre de la cuisine. Aucun des deux ne trouva quelque chose à se dire. Ils burent dans le même silence pesant. N'y tenant plus, l'apprenti craqua le premier :
- Quand comptez-vous débuter ma formation ?
- ... D'main matin ?
- J'ai votre parole ?
- S't'arrêtes de m'vouvoyer comme un putain d'nobliau d'mes deux, ouais.
- Je consens à cet effort. Et je compte sur toi. À quelle heure commencerons-nous ?
Robert se cacha un moment les yeux, contrarié. Avant de maugréer :
- Cinq heure trente on allume la forge. Vu ?
- Vu.
Pour marquer le coup, Adelin contourna la table ensevelie qui les séparait et lui serra la main, d'une poigne ferme, digne d'un homme de la terre. Son instinct lui souffla qu'il s'agissait d'un bon choix. Robert avait beau lui faire sentir que cet engagement lui déplaisait, au moins la manière lui convenait. Sur ce, l'apprenti partit dormir, préserver un temps de repos décent tant qu'il le pouvait. Ni l'un ni l'autre ne trouva quelque chose à ajouter, aussi n'ajoutèrent-ils rien.
Le lendemain, trente minutes avant l'heure convenue, les deux hommes se croisèrent. D'un accord tacite, ils se contentèrent de quelques regards circonspects. La situation demeurait étrange. Adelin récupéra ses feuilles épargnées de la veille, avant de suivre silencieusement son maître à l'air perdu.
Si les gestes de ce derniers témoignaient d'une certaine habitude, ils demeuraient hésitants. À le voir présenter le soufflet, l'âtre, la manière de répandre et choisir le type de charbon, il avait besoin de se remémorer des actes banals par le passé.
- L'temps qu'ça atteigne une bonne température, on peut compenser à la main, signala le formateur.
Joignant le geste à la parole, il présenta sa main incandescente à l'apprenti. Fasciné, ce dernier releva la température qui s'en dégageait, déjà supérieure à celle en cours d'accroissement dans la pièce. Feufert montra ensuite divers moules, minuscules aux yeux du non-initié. Le connaisseur plaça le moule sur un plan de travail, s'empara d'une petite barre métalique, qu'il fit fondre manuellement au-dessus. Adelin, sous le charme, contempla les flammes rouges et bleues conduisant la matière première à se liquéfier.
Quelques minutes plus tard, les mains parfaitement vides, Feufert mit son œuvre à refroidir. Sa moustache s'agita, il indiqua le tiroir où il rangeait ses sabliers, avant d'en sortir un de vingt minutes. Durant ce temps, il montra dans le détail à Adelin comment procéder, la manière de tenir les mains, les températures à atteindres, avant de lui laisser, quand il ne restait que cinq minutes, le soin de verser une dernière fournée.
Adelin éprouva un profond soulagement, à user consciemment de sa magie, devant un maître... Son feu allait servir à créer quelque chose... Quelle exaltation ! Il trouva bien vite la meilleure manière d'appliquer les conseils reçus, et versa honorablement le liquide régulier dans le moule.
Ils avaient à peine atteint les vingt minutes, quand ils passèrent à la suite. Feufert désigna une bassine d'eau, dans laquelle ils placèrent leurs diverses fournées. L'eau grésilla, se mit à bouillir. Les deux hommes sortirent le fruit de leur travail du moment, puis ouvrirent le moule sur le plan de travail. Ils obtinrent ainsi vingt allumettes d'acier encore trop chaudes pour qu'une main non ignifugée puisse les tenir. Robert se saisit d'une pince spécifique, et montra au jeune homme comment les tordre pour former une cotte de maille.
Ils commencèrent par sortir toute leur production, avant qu'Adelin ne reçoive l'ordre de les plier correctement. Ce dernier crut, à tort, qu'il s'agirait d'une formalité. Cela lui demanda un mélange de force et de dextérité à laquelle il ne s'attendait pas, qui ne transparaissait pas quand son maître effectuait le geste.
L'aspect répétitif, la difficulté inattendue le captivèrent toute la matinée. D'autant plus que, tout au long du procédé, il entendait continuellement le feu chanter. Un feu vif, enjoué, dont la proximité le réjouissait autant que l'évolution de son savoir-faire.
C'est Robert qui interrompit l'engouement, pris par la faim. Sur un petit nuage, Adelin le suivit dans la cuisine, où ils reprirent le trio pain, œuf, pomme.
- Alors, maître, qu'en penses-tu ?
- ... J't'en poses moi des questions ?
- Penses-tu que j'aie un avenir dans la forge ?
- J'en sais foutre rien. D'jà, va falloir qu'tu développes d'la force et d'l'endurance fissa. S'tu tiens, j'le vois, c'est uniquement grâce à la magie et au plaisir. C't'aprèm, on arrête l'massacre des maillons. J'vais t'montrer les bases d'un bouclier. Ou... ouais, non, plutôt d'quoi répondre aux d'mandes d'un sellier bourrelier. Sont souvent bon clients. Et qu'tu bosses utile...
Ravi, Adelin passa une excellente journée. Au soir, il prit tout de même le temps de poursuivre une partie de son tri de documents et d'établissement des comptes. À son grand soulagement, il trouva quelques abandons de créances, allégeant légèrement le total que devait son maître. Le déficit demeurait dans les huit cents pièces d'or, mais ces annulations donnaient place à une lueur d'espoir bienvenue. Tout à ses papiers, Adelin sentit bien vite toute la fatigue musculaire accumulée. Robert n'avait pas tort, il serait de bon ton qu'il développe force, endurance et dextérité. Cela, plus sa prochaine vie nocturne... Voilà bien des défis à relever. Néanmoins, il se sentait capable d'y parvenir. Dès qu'il toucherait son salaire nocturne, il pourrait estimer les rentrées d'argent à venir et donc réfléchir à la répartition des gains. Cela lui donnerait aussi une meilleure idée du coût de la vie locale...
Quand il s'effondra dans son lit, avec la promesse de Feufert de poursuivre son apprentissage le lendemain, l'Allumé rayonnait. Son corps était épuisé, de même que son esprit qui devait enregistrer de nouveaux changements majeurs dans son existence... Mais tout ceci le réjouissait. Il s'endormit avec un sourire bienheureux.
Le lendemain, comme promis se déroula de la même manière. Il mania divers moules, apprit à verser du métal en fusion comme n'importe quel forgeron, équipé d'encombrants gants et de pinces, vêtu du lourd tablier de cuir, symbole de la profession.
Au soir, il s'éclipsa dans la plus grande indifférence de Feufert, rejoindre Taflor les Bons Tuyaux. Toujours sur un nuage, il n'oublia pas pour autant de demeurer attentif au contrat que lui soumit ce dernier. Ils eurent fort à faire pour rendre le document légal. Voulant bien faire, le drakéide le payait beaucoup trop pour les tâches trouvées.
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