Hors des sentiers battus 55/

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Leur affaire conclue, Taflor abatit une carte des bas quartiers, gribouillée de croix et de pointillés irréguliers. Le drakéide s'assura que son nouvel associé comprenne le trajet et s'engage à le respecter. Ceci fait, ils descendirent et passèrent par une réserve, directement liée à l'extérieur par une porte de service. Adelin obtint le diable promis, surchargé de caissons déjà triés dans l'ordre de livraison.

Comme convenu, il ignorait le contenu des caisses, ainsi que les noms des clients. D'après la carte, une part non négligeable de ces derniers n'attendrait pas à leur domicile, mais à des hangards de commerces.

Adelin s'acquita de la tâche dans la douleur, les muscles déjà perclus de fatigue mis à rude épreuve avec ces chargements. Son esprit n'aspirait qu'à une chose : dormir. Néanmoins, la somme convenue le motivait.

Les clients furent assez surpris de signer des reçus, mais la touche de légalité apportée leur plaisait. Dès le troisième client, Adelin bâillait plus qu'il ne parlait, ce qui ralentit légèrement les affaires.

Douze points de livraison atteints plus tard, ne restait que le dernier. Les patrouilles nocturnes lui avaient bien fait sentir leur désir de le prendre à défaut, néanmoins, le quartier dans lequel il se trouvait s'avérait particulièrement vide. Soulagé, ne pensant plus qu'à son lit, l'Allumé toqua à la porte de la masure désignée comme l'ultime obstacle entre lui et le sommeil.

Bien trop vite pour son esprit épuisé, la porte s'ouvrit à demi. Un vieillard aux cheveux immaculés, se tenant encore assez droit, tout maigre, le salua d'un simple hochement de tête. Contrairement aux autres clients, il ne posa aucune question, ne lui adressa même pas la parole. Trop épuisé, Adelin ne releva pas. Simplement, il refusa en silence de décharger tant qu'il n'aurait pas son reçu signé. D'une manière ou d'une autre, il sentit l'approbation du vieillard quand ce dernier lui rendit le document.

Par habitude, Adelin vérifia la signature. "Le Taiseux". L'espace d'un instant, il douta de la légalité de la chose. Signer avec un surnom... oui, si, certaines dérogations l'autorisaient.

  • Vous avez... la... excusez-moi... dérogation ?

Un regard suspicieux le transperça. Le Taiseux lui fit signe d'attendre d'un geste, s'absenta quelques minutes. Pour un ancien, il se mouvait avec aisance. La dérogation fut brandie sous le nez de l'ancien notaire, qui releva une fois encore l'absence de nom, grâce à l'usage de quelques lois rarement usitées. Son confrère avait fait du bon travail, pour assurer la préservation de l'identité du client.

Adelin acquiesça en bâillant, puis aida le vieil homme à déplacer la caisse, assez lourde, dans son entrée. L'arrangement stipulait qu'il n'assisterait pas à l'ouverture du colis, aussi le livreur repartit une fois sa mission accomplie.

À sa montre, il était presque trois heures du matin. Deux heures de sommeil en perspective... Un autre défi à relever. Néanmoins, malgré son épuisement, il se sentait pleinement satisfait. Pour le moment, toutes ses activités étaient licites, nul ne pouvait rien lui reprocher.

Le réveil suivant s'avéra particulièrement difficile. Son corps avait goûté au soulagement des nuits complètes et se rebellait contre le mauvais traitement subi. Cela n'empêcha pas l'apprenti forgeron de poursuivre son apprentissage avec un plaisir non feint, environné qu'il était de feu et de matières en fusion.

En début de soirée, comme convenu avec Taflor il rendit le diable, que Robert n'avait même pas remarqué, et obtint son salaire accompagné de suppléments. Ebahi, l'humain dévisagea son employeur. Ce dernier s'étonna, bras écartés :

  • Un problème, mon ami ?
  • Tu te rends tout de même compte que je passe de vingt-cinq pièces d'argent à soixante-quinze.
  • Que veux-tu que je te dise ! Les clients sont satisfaits ! Ils se sont rendus compte que tu leur évitait bien des difficultés, et en plus ils ont apprécié que tu ne cherches pas à leur parler !
  • ... Ça, ou tu tenais absolument à ce que je touche soixante-quinze ?

Taflor éclata de rire, les mains sur les hanches.

  • Bien vu, mon ami ! Ecoute, toi je sens que tu es quelqu'un de bien, et en plus tu aides Feufert ! Un bon gars, j'espère que tu vas lui permettre de remonter la pente... Et puis quand ça allait encore, il était plutôt arrangeant !

C'était donc ça. Taflor y trouvait un intérêt... après tout, la prime arrangeait aussi Adelin.

  • Pour ma comptabilité, tu peux me signer un signalement de pourboire ? Je dois pouvoir tracer chaque entrée et sortie budgétaire, si je veux vraiment sortir Feufert de l'ornière où il se trouve.

La demande refit rire le drakéide. Après une bonne bourrade dans le dos, il signa le document fraîchement écrit par Adelin, puis lui attrapa le bras, une lueur malicieuse dans le regard.

  • Dis ! Est-ce que tenir des comptabilités à jour t'intéresserait ?
  • Ma foi, oui.
  • Merveilleux ! Fantastique ! Et, rappelle-moi, il existe un terme, pour s'engager à garder les choses secrètes, n'est-ce pas ?
  • Le secret professionnel ?
  • Oui ! Tu pourrais préparer un contrat comme ça, pour de l'aide comptable ?
  • Ce sera intégré, oui.
  • Par-fait !

Une poignée de mains et un long discours plus tard, Adelin repartait chez Feufert, la bourse pleine et des promesses d'embauches en tête. En rentrant, accueuilli par des ronflements, il soupira d'aise. L'habitation ondoyait joyeusement autour de lui, des scories dansaient dans les airs pour saluer cette nouvelle phase de son existence, pour le moins prometteuse.

Pour parfaire son plaisir, il s'illumina en embrasant sa main. Le rythme du marteau manié le matin même lui revint en mémoire, il le fredonna. C'était donc cela, se sentir à sa place. Être sincèrement confiant en l'avenir, serein.

Bien sûr, plusieurs choses lui manquaient. Ses conversations avec sa fratrie et ses parents, les serviteurs prenant en charge les tâches subalternes, le notariat officiel et normal. Son bureau, sa chambre décorés selon ses goûts... La nourriture...

Par la Lumière, la véritable cuisine lui manquait. Ni lui ni son hébergeur ne maîtrisaient cet art. Mais ces éléments mis à part... oui, il pouvait l'affirmer, il était heureux. Peut-être un jour recontacterait-il les siens ?

Fredonnant toujours, il s'allongea sur le lit dur, simple matelas en fin de vie posé sur une armature grinçante. C'est toujours bercé par le chant de la forge qu'il s'endormit.

Tout autour de lui rougeoyait comme du métal porté à son point de fusion. Toutes les formules mathématiques et règles de physique, de chimie lui venaient avec une évidence fort agréagle. Toujours, le chant du métal le berçait, accompagné par la sublime musique du feu. Lui-même était un être de flammes, flottant dans les airs, dansant, transformant le monde selon sa fantaisie embrasée. Les matières fondaient, se sublimaient dans la cendre. Eyaëlle, immunisée à son essence, apparut et le défia à la course. Ils jouèrent, firent mine de se battre, avant de partir somnoler au bord d'une rivière de flammes. Le ciel était rouge, d'un merveilleux rouge braise. Les nuages se composaient de cendres. Pour la première fois de sa vie, l'Allumé éprouva la plénitude.

Dans un soupir de béatitude, il s'éveilla. Toujours à l'heure, avec une régularité de métronome, il reprit sa nouvelle routine, osa même réveiller son maître pour permettre à ce dernier de respecter ses engagements sans retard. Ce dernier le couvrit d'imprécations, de malédictions, mais respecta sa part du marché en continuant de le former.

La routine diurne se consolida au fil des jours. Adelin apprenait vite, de l'aveu même de son maître. Qu'il s'agisse de la forge classique ou de la partie magie, il avait de bonnes chances de se voir confier certaines tâches sans surveillance d'ici quelques mois à peine. En attendant, l'apprenti agissait sous haute surveillance. Il devait apprendre beaucoup de théorie tout en développant mille et une techniques. Selon le matériau utilisé, les alliages, les contraintes techniques mais parfois aussi budgétaires, il lui fallait développer une finesse dans les adaptations à appliquer rendant l'apprentissage assez rude et exigeant. Néanmoins, tout lui plaisait.

Il s'acheta bien vite une bonne réserve de carnets, où il nota pour certains ses rappels de bonne pratique du notariat, pour d'autres tous ses souvenirs des diverses lois physiques et chimiques, comparant avec ses copies de ses notes communes avec Souffreux. Penser à ce dernier lui serrait le cœur. Néanmoins, à présent, il ne pouvait plus revenir en arrière. Ses souvenirs de souffleur de verre du dimanche furent eux aussi notés, ce qui lui souligna l'évidence : cela n'avait irrémédiablement rien à voir avec l'art de la forge. Enfin, ce dernier art et toutes les connaissances descriptibles furent tout aussi soigneusement consignées.

Un semblant de routine nocturne se dessina aussi, avec le temps. Deux à trois nuits par semaine, il effectuait ses livraisons, devenant bien vite une tête connue et ignorée des gardes à ces heures. Toutes ses rondes s'achevaient chez le Taiseux. Pour une raison qui lui échappait, ce dernier payait un supplément pour être livré le dernier. L'étrange vieillard n'émit jamais le moindre son, autre que d'éventuels grognements enroués. Adelin supposa qu'il était muet. De toute manière, l'Allumé n'était guère en état de mener une conversation quelconque quand il parvenait à ce dernier client au silence appréciable, qui recevait quasi systématiquement les caisses les plus lourdes.

Adelin découvrit même, grâce à Feufert, le luxe des dimanches sans aller à l'église. Leur premier dimanche commun, Robert avait surpris son locataire endimanché, hésitant à franchir la porte du logis.

  • Ah, t'es croyant ? avait demandé le maître en bâillant.

Interloqué, le supposé croyant avait lentement tourné le regard vers lui, bouche bée. La question laissait supposer que Robert avait perdu la foi. Peut-être même ne l'avait-il jamais eue...

  • Beh, m'regarde pô comme ça. Vas-y, dit à l'autre corbeau en robe que mon âme l'emmerde.

Adelin s'en était pétrifié. Une telle désinvolture envers la religion... pire, du blasphème ! Ouvertement prononcé, devant lui ! Feufert risquait l'exécution publique, avec de telles paroles !

  • Et... Nul ne vient te chercher ?
  • Nan.
  • En-enfin... aucun voisin, aucun prélat, aucun moine, aucun aspirant...
  • Pô vu aucun d'ces chieurs d'puis des années. D'puis... Casse-toi et fait pas chier, là.

L'apprenti s'était surtout empressé de remonter se coucher, savourer de nouvelles heures de sommeil bienvenues, sous le regard las de Robert. Depuis, Adelin n'avait plus posé le moindre orteil dans un temple.

Si au début, cette nouvelle habitude le faisait culpabiliser, en trois semaines à peine ce fut terminé. Il dormait comme un bienheureux, et ceci compensait tout le reste.

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