Hors des sentiers battus 56/

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Il apprit aussi graduellement à faire des courses pour deux, agrémentant peu à peu leur quotidien. Dès qu'il le pouvait, il achetait de la production de Guarrèr. Son nom d'emprunt lui permit d'obtenir des réductions. De son côté, Robert ne pratiquait que deux activités : dormir et le former. Exceptionnellement, il lui arrivait de disparaître quelques heures avant de revenir à divers stades d'ivresses.

En parallèle, les livraisons nocturnes amenèrent Adelin à s'associer de plus en plus à Taflor. Cela commença par les conseils notariaux gratuits, que le drakéide facturait vingt pièces de cuivre qu'ils se partageaient équitablement. Le non-humain ne s'y était pas trompé, les gens de Vert Pont s'avérèrent très demandeurs. Ils placèrent donc une heure de conseils à une table spécifique de l'auberge où Taflor menait ses affaires, avant chaque livraison de son partenaire. N'importe qui pouvait y venir, pour une unique question.

À ces activités s'ajoutèrent de menus services. Divers artisans profitèrent du livreur discret en journée, pour qu'il leur achemine des produits certes légaux, à l'origine et aux transactions douteuses. Néanmoins, tout cela cumulé donnait au jeune homme un salaire convenable, puisque son maître ne le payait pas.

Adelin sut par ailleurs mettre ses livraisons diurnes à profit, pour sommer divers clients de Feufert d'enfin le payer, avec bien naturellement les pénalités de retard. Les accueils froids et hautains ne le surprirent pas, et il ne se gêna pas pour mettre la garde sur le coup. Les menaces de poursuites, associées à la présence de gardiens de la paix gradés s'avérèrent payantes.

Aussi, au bout de deux mois, que l'automne s'empressait de céder la place à l'hiver, Adelin put faire entrer un créancier en colère chez Feufert. La femme mugit assez fort en entrant pour réveiller Robert, qui déboula habillé comme l'as de pique, la barbe et les cheveux en broussaille.

  • Qu'est-ce tu fous là Befana ?
  • Tu me dois quarante argent, connard !
  • Calmez-vous mademoiselle, vous aurez votre somme, interrompit Adelin.

Il avait adopté sa posture de notaire : droite, sereine, accompagnée d'un ton docte. Que la femme fasse les cents pas ne lui échappa pas, il la laissa se fatiguer. La maison s'était bien désengorgée, depuis qu'Adelin s'en occupait. Aussi connaissait-il les précédents entre cette Befana et son maître. Il ne lui manquait aucun élément sur leur différend, la résolution était imminente.

Son calme finit par atteindre la femme, qui passa des cris aux imprécations, et, seulement quand elle parla des faits d'une manière convenable, il la convia à s'asseoir à la table nettoyée la veille au salon.

À l'étage, Feufert les dévisageait depuis l'escalier, sentant que son apprenti avait préparé son coup. Adelin réunit les reconnaissances de dettes, ainsi qu'un document récapitulatif émis par lui-même quelques heures plus tôt, au creux de la nuit.

  • Bien, mademoiselle, pour ne rien vous cacher je suis assez heureux de vous voir. J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer.
  • T'es qui toi, d'abord ?

Adelin lui offrit son plus beau sourire, les mains nonchalament accrochées aux coudes sur la table, comme son interlocutrice. Imiter son interlocuteur dans ses formulations et sa gestuelle, une technique pour inspirer confiance qui avait fait ses preuves.

  • Adelin Césa, enchanté, et vous mademoiselle ?
  • Befana Vanelle...

Circonspecte, elle lui serra la main avant de s'asseoir au fond de sa chaise, confuse. Elle était venue hurler, s'était attendue à devoir s'acharner contre une porte close... voilà qu'une face d'hérétique voulait lui annoncer une bonne nouvelle. Adelin, serein, lisait tout cela dans sa posture et ses regards.

  • Mademoiselle Vanelle, permettez-vous de vous faire lire ceci, pendant que je vais chercher la somme qui vous est due. Ce ne sera pas long.

Du sommet de la pile de feuilles, il lui tendit l'acte de reconnaissance de dette, agrafé à la reconnaissance d'acquittement. Le jeune notaire y avait détaillé ses calculs, cité les articles de lois auxquels il s'était référé, pour parvenir non pas à la somme de quarante pièces d'argent initiale, mais à cinquante-huit d'argent et quarante de cuivre.

Tandis qu'elle lisait, les yeux ronds, les documents administratifs, le noble déchu partit ouvrir un placard, duquel il sortit une bourse. Toujours avec un sourire sûr de lui, il déposa la bourse sur la table. Befana n'avait rien perdu de son trajet, l'oreille tendue.

  • Ça me paraît... incroyablement correct... monsieur... Césa... Et donc, vous êtes en lien avec les Digitfractor...
  • J'espère que cela ne vous dérange pas, que j'aie porté l'affaire devant un notaire. Simplement, je tenais à ce que tout cela soit encadré de manière officielle et légale.

Befana médita sur le sujet, prise de court. Adelin surprit son regard perdu et lui tendit une plume, ainsi qu'un encrier. Silencieuse, elle signa l'acquitement. Il y eut un blanc, au cours duquel l'Allumé savoura sa victoire. Une dette en moins, une !

Ils se saluèrent dans les règles de l'art, non sans que la femme n'aie signé quatre copies conformes qu'elle détailla avec curiosité. Quand ils se saluèrent une dernière fois, sur le pas de la porte, Adelin ne manqua pas de saluer d'un mouvement de tête les voisins, surpris du calme inhabituel du foyer Feufert.

Fier de lui, il se retourna vers son maître une fois la porte close. Ce dernier, mains sur les hanches, se montrait tout aussi interdit que la demoiselle plus tôt.

  • Y vient de s'passer quoi, là ?
  • Je viens de te délester d'une dette.
  • ... Bordel... ben... merde alors... Quelqu'un t'a envoyé en fait ?
  • En aucun cas, je te rappelle que c'est toi qui est venu me chercher et m'a ouvert ta porte. Donc je me permets de t'aider à mon tour.
  • ... Et... c'Digitfractor... c'toi, pas vrai ?

Adelin lui fit signe de garder le silence, agrémenté d'un clin d'œil.

  • Mon statut ne t'apportera aucune emmerde. Parole d'homme.
  • ... M'ouais... et pourquoi qu'tu m'aides ? C'mes affaires, çô, pas les tiennes...
  • Parce que tu n'imagines pas à quel point me sortir de la rue m'a aidé. Et puis, le métier de forgeron me plaît bien. Or, là aussi, c'est grâce à toi que j'ai découvert cet art. Sans compter le maniement de la magie. Il faut bien que je rembourse mes dettes envers toi !

Robert se gratta l'occiput, sidéré.

  • ... Bordel de merde quand même...

Et il retourna se coucher, assommé par l'émotion.

Adelin profita de ce calme pour sortir l'un de ses carnets, où il cocha le nom de Vanelle Befana. La première d'une longue liste, il n'en doutait pas. Certes, la somme était minime comparée à d'autres, et il était loin d'avoir fini de tout trier, tout classer. Mais il avançait. Il compara avec sa liste de paiements en attente. Ces derniers avaient servi à écluser cette dette. Il espéra que cette organisation s'avérerait assez efficace pour assainir les comptes. Il ne doutait pas en avoir pour des années encore, mais ce début lui paraissait encourageant.

Satisfait, il regarda sa montre. Il pouvait poursuivre encore un peu de rangement, avant de venir rendre visite à une artificière qu'il commençait à apprécier. Il s'en méfiait, il devait le reconnaître. C'était une femme. Néanmoins, il ne pouvait nier son professionnalisme et sa passion communicative. Ils prenaient peu à peu l'habitude, quand il effectuait des livraisons à sa boutique, d'expérimenter ses nouveaux produits. Adelin n'avait pas pu s'empêcher de s'en mêler quand il avait reconnu à l'odeur un type d'explosif qu'il avait déjà manié avec Souffreux.

Ces trop courtes sessions d'expérimentations le rendaient doux-amer. Maintenant qu'il pouvait comparer Souffreux à quelqu'un d'autre, force était de reconnaître le génie du demi-elfe. Il comprenait intuitivement les lois physiques, savait les appliquer et pressentir avec justesse les réactions en chaîne. L'artificière était loin, très loin de son niveau, malgré sa vingtaine d'années dans le métier dont elle se vantait volontiers. Néanmoins, Adelin ne pouvait nier le petit plaisir qu'il éprouvait à reprendre, bien qu'à un niveau insuffisant, ce divertissement.

L'hiver s'installa bien tôt cette année-là, avant de s'avérer mordant. Il devint récurrent d'apprendre le décès d'un sans-abri ou d'un poivrot local, ramassé par la garde dans la nuit. Plus d'une fois, malgré sa perte de foi Adelin bénit son maître.

Bien que ce dernier n'aie toujours pas ouvert sa forge ou son armurerie aux clients, désireux de détenir "assez d'trucs prêts à vendre", il prenait doucement l'habitude d'entretenir ses pièces et de placer certaines nouveautés en boutique. Les deux hommes trouvaient peu à peu un équilibre, majoritairement tenu par Adelin.

Au cours d'une de ses livraisons nocturnes, qu'il arrivait avec soulagement dans la rue du Taiseux, grelottant malgré ses nombreuses couches de vêtements, des bruits assez inhabituels le tirèrent de son hébètement glacé.

Plissant les yeux, il devina les silhouettes de quatre hommes dans la brume polluée qui s'acharnaient chacun leur tour à une porte. L'humidité ambiante amortissait les sons, donnant une touche irréelle à la situation. Qui pouvait bien s'agiter de la sorte à une heure du matin, par ce temps engourdissant ?

Toujours épuisé, Adelin s'approcha sans le diable, curieux. Sa magie lui indiqua la présence de quatre autres personnes, armées jusqu'aux dents. Alors qu'il se demandait s'il ne ferait pas mieux de rebrousser chemin, pour se mêler de ses affaires, la porte s'ouvrit. Il reconnut le couinement caractéristique. Le Taiseux.

  • Tu vas payer ! beugla le soudard le plus proche.
  • Halte-là ! intervint Adelin.

De toute évidence, les huit travaillaient ensemble depuis longtemps. Deux près de la porte se saisirent du Taiseux, deux archers lâchèrent leurs traits dans la direction du vieil homme. Les quatre restants voulurent s'occuper du témoin gênant, sans s'échanger un mot.

Le forgesort n'attendit pas plus, lança son sort de magnétisme. Grand bien lui prit, à peine son sort émanait de ses os que les flèches déchiraient ses vêtements. Son bâton enchanté apparut dans sa main, faisant hésiter ses deux agresseurs. Du moins, juste le temps qu'il se mette en garde, que déjà ils le prenaient en tenaille.

  • Mage ! gueula l'un d'entre eux.

L'Allumé dut reconnaître deux choses. Ses opposants savaient se battre. Lui-même avait dangereusement rouillé. S'il voulait aider le Taiseux aux prises avec ses propres opposants, il devait se dépêcher.

Galvanisé et réchauffé par la magie dans ses veines, il recula pour garder le danger immédiat face à lui, avant de s'échiner à leur fracasser le crâne et les mains. La brume s'opacifiait, à moins qu'il ne s'agisse de la vapeur qu'ils émettaient. Dans tous les cas, cela lui garantit la paix de la part des archers. Ces derniers se déplaçaient sur les toits, cherchant une meilleure position. Il devait faire vite. Au moins son sort rendait les épéistes face à lui aussi inefficaces que lui-même, leurs armes rebondissant sur son sort.

Vite.

Il devait vite les brûler.

Ses mains s'embrasèrent spontanément. Son arme tomba en cendres, tandis qu'il saisissait un premier épéiste par la tête, à deux mains. Les pouces agréablement enfoncés dans les orbites. Profitant de cette douce prise, l'Allumé bascula l'inflammable en arrière, découvrant la gorge. Non sans un râle de plaisir, il y plongea une main et arracha tout ce qu'il trouva.

Premier cadavre.

Sa détection des métaux lui indiqua que deux autres hommes gisaient à terre plus loin. Trois archers avaient quitté leur position en hauteur pour se joindre à la mêlée. Tout allait si vite !

Encore !

Avec délectation, il éteignit ses mains, remplaçant son feu par son bâton. Ce dernier s'embrasa, tout en s'enfonçant comme une lance dans le crâne du second épéiste. Cependant, ce dernier plaça un mauvais coup dans l'estomac de son meurtrier.

Adelin ignora ce léger coup de froid, pour s'empresser d'aller à la rencontre d'un archer. Ce dernier brandissait une hache à deux têtes. Le bâton enchanté résista au choc, Adelin s'empressa de cumuler de la magie dans son arme. Après de brefs échanges, il réussit à enfoncer son arme contre le plastron de l'assaillant. L'onde de la déflagration brisa les os de son combustible.

Dans un râle ravis, l'Allumé chercha sa prochaine cible. Près de lui, plusieurs personnes se battaient avec acharnement. Des huit assaillants initiaux, n'en restaient que trois. Malgré le délire bien présent, Adelin demeura interdit devant ce qu'il voyait.

Malgré la brume, malgré la faible visibilité... Une lueur rouge s'agitait. Magique. Obsédante. Formant une masse à ailettes de belle taille. L'odeur de chairs brûlés lui vint, le faisant saliver. Hypnotisé par le ballet, le fêlé en oublia ce qui se passait. Puis sa détection de métaux lui fit suivre la trajectoire d'une lame.

Son corps bougea de lui-même. Il percuta de tout son poids le lâche, avant de lui embraser le crâne à deux mains dans un grondement bestial. Ecumant, Adelin rappela son arme, fracassa la jambe de l'avant-dernière cible. D'un bond, il esquiva une lame, qui finit sa course au sol.

En sueur, l'esprit gourd, il admira la masse à ailettes de Lumière qui remplaçait désormais la tête de l'assassin. Ses oreilles sifflaient.

Finalement, l'arme écarlate disparut, comme si elle n'avait jamais existé. Adelin brandit son bâton, à tout hasard. Il avait perdu le compte. N'entendait plus rien, si ce n'étaient le chant du feu, son cœur et un sifflement assourdissant.

Une main maigre devint visible... Depuis quand sa vision s'était-elle obscurcie ? Et pourquoi le froid extérieur s'emparait de ses tripes ? N'étaient-elles pas protégées...

Quelque chose d'humide, qui gelait presque instantanément se répandait à hauteur de ventre. Adelin loucha en cette direction. Rouge. Rouge sang. Le sien ?

... Vraiment ?

... Sans douleur ?

Oh froid, il avait si froid.

  • Jeune homme ? Vous allez bien ?

Depuis quand sa vision s'était-elle autant obscurcie ? Et pourquoi le froid extérieur le gelait de l'intérieur, malgré toutes ses couches de vêtements ?

Quelque chose de moite et glauque s'étendait lentement contre sa peau. Au niveau du ventre. Gelait graduellement. Adelin entendit son propre râle de façon lointaine

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