Hors des sentiers battus 58/
Adelin profita de ce temps libre pour lire. Il savoura le bonheur de reprendre cette habitude, qui lui avait manqué. Ses yeux se fermèrent d’eux-mêmes au bout de trois pauvres paragraphes, son corps lui prouvait une fois de plus qu’il n’encaissait plus aussi bien la fatigue et le manque de sommeil qu’avant.
Au réveil, tout en engloutissant son bout de pain et sa poignée de raisins du matin, il songea aux quelques mots lus la veille. L’auteur s’engageait à révéler la vérité sur certaines anecdotes historiques, après être allé recueillir des informations de première main, auprès des témoins directs, mais aussi des âmes des défunts, par le concours d’un nécromant. Si sa mémoire était bonne… le Sanctum n’appréciait guère ce type de texte. Ce n’était ni interdit, ni illégal. Simplement, peu de personnes s’intéressaient à ces vérités parallèles.
Il ne pouvait nier sa curiosité sur le sujet. Toutefois, cela éveillait sa méfiance. L’auteur anonyme pouvait jurer sur toutes les pages qu’il voulait sur la fiabilité de ses informations… L’entreprise demeurait douteuse, au même titre que la possession, pire la lecture desdites informations. Soit il comptait parmi les dégâts collatéraux de certaines crises traversées par le pays… Soit il doutait du Sanctum. Quel texte lui avait remis le Taiseux ? Et pourquoi celui-ci en particulier ?
Sur ces pensées, il reprit son rôle d’apprenti forgeron. La danse des flammes, l’écoulement majestueux des métaux en fusion le charma toute la matinée, de même que la manipulation et la fabrication d’un écu. Robert lui avait concédé une pause dans le maniement de la feuille d’or, au profit de l’incrustation de lanières de cuir, l’occasion pour eux de voir comment il se débrouillait pour forger un écu, sans fioriture pour le moment. Jusqu’à la pause midi, il réalisa un sans-faute.
Pendant la préparation du repas, Feufert lui concéda :
— J’m’attendais pas qu’en trois mois t’sois aussi efficace. On jur’rait qu’t’es né pour… Et t’es un putain d’nobliau d’mes couilles…
Adelin s’en amusa.
— Et encore, comparé à l’un de mes frères, je suis un raté.
— Z’avez des critères chelous aussi, nan ?
— En aucun cas. Lui est un génie. Un vrai.
L’autre fit la moue.
— M’en branle. C’est c’génie qui t’a cramé la gueule et tout l’reste ?
— Non… Je vois bien que mes brûlures t’inquiètent. Mais si tu veux que je t’en raconte l’origine, je veux savoir comment tu as pu passer de forgeron de renom à…
Il engloba la pièce sans rien ajouter. Son maître le foudroya du regard. Ils finirent de manger en silence, avant de reprendre leur tâche. Œuvrer sans se parler leur arrivait souvent. Adelin travaillait, son maître surveillait, lui tapotait le bras quand quelque chose lui déplaisait, ce qui advenait rarement.
Au soir, le maître des lieux repartit boire, son apprenti en profita. Sa lecture peu recommandable l’absorba bien plus qu’il ne voulait se l’avouer. Les évènements mentionnés dataient de trois siècles plus tôt pour la plupart et parlaient de sa région. La période concernait une tentative des elfes de reprendre ces terres, autrefois hérétiques.
Une anecdote en particulier l’interpela. Des paladins soupçonnaient la présence d’un adepte druidique refusant la Lumière de Rhamée, au sein d’une bourgade proche de Guarrèr. Après de longs interrogatoires, des suspiscions plus guidées par l’instinct que des éléments tangibles, les envoyés de la Matriarche embrasèrent les champs, enfermant les habitants dans un enfer de flammes. La bourgade fut rayée de la carte, du jour au lendemain.
Adelin se sentait mal à l’aise. Il connaissait l’endroit. Les champs Oidor y prospéraient désormais… Sur les cendres d’innocents, sacrifiés sur l’autel de la chasse aux hérétiques. Les paladins impliqués furent écartés des lieux, mais nul ne fit jamais mention de la moindre condamnation à leur encontre, pas même du moindre blâme. Non. Comme le soulignait l’auteur, parce qu’ils servaient la Lumière, la Matriarche Elle-même, ils détenaient tous les droits sur les gens du commun. Bien sûr, nul ne l’ignorait, ces élites ne s’en cachaient pas… Cependant, le savoir et le constater de la sorte étaient deux choses bien différentes.
Adelin songea à son athéisme. Si par malheur un incident conduisait des paladins à Vert-Pont, son absence aux offices du dimanche le désignerait comme coupable idéal. L’espace d’un instant, il se tâta à y retourner. Mais sa résistance moindre à la fatigue l’en dissuada bien vite. De toute façon, quel évènement majeur pourrait bien conduire à l’irruption de ces élus divins en ces terres éloignées et tranquilles ? À moins de soupçon d’hérésie liée à Sorangar, cela ne risquait pas d’advenir de son vivant.
Cela le travailla jusque dans ses cauchemars. Cette nuit-là, il s’éveilla plusieurs fois, en sueur, un hurlement d’angoisse et de douleur bloqué dans la gorge, persuadé qu’on l’éviscérait encore. Plus d’une fois, il aurait juré sentir à nouveau le froid de l’hiver envahir ses entrailles, tandis que la chaleur de la vie pulsait hors de lui, gelait sur sa peau.
Son esprit peinait à se remettre de ce choc. Cette nuit-là, il s’en rendit bien compte. Il aurait du mourir. Il n’avait survécu… que grâce aux secrets du Taiseux. Bon sang, il avait approché des Portes de la Mort… qui ne ressemblaient en rien à ce qu’en avait décrit Porte. Elles ne grinçaient pas, n’avaient rien d’effrayant, au final. Que pouvait-il bien entendre ?
Puis il se rendormait, encore confus de fatigue. Pour se réveiller de nouveau. Les huit assaillants se relevaient d’entre les morts, s’acharnaient sur son ventre, déchiraient ses vêtements, le mordaient, rampaient sur lui, le griffaient… La Lumière le sauvait parfois ou lui donnait un sursis, pour prolonger les angoisses et la souffrance.
Tantôt argentée. Tantôt rouge sang.
Au matin, il ne savait que penser. Un cauchemar est une peur qui s’en va, affirmaient les médecins, les prêtres et les guérisseurs de tout ordre. Alors… aurait-il eu peur de mourir ? Commencerait-il à apprécier sa vie, à lui accorder suffisamment de crédit pour vouloir… la préserver ? Depuis combien de temps cela ne lui était-il pas arrivé ? Si longtemps !
Son maître le trouva quelque peu mou le lendemain, mais surtout malhabile. Au soir, durant son heure de conseils notariaux puis sa tournée de livraisons nocturnes, il s’étonna que tous ses clients ou peu s’en fallait le remercient d’avoir porté assistance au Taiseux. Décidément, dans ce village, l’information circulait vite. L’Allumé tenta d’en savoir plus sur le personnage.
Au fil des explications, il découvrit pour ainsi dire un homme important. Erudit, patient, il assistait absolument tout le monde, avait de l’influence dans tous les milieux. Beaucoup confirmèrent ses suppositions : la plupart de ses livraisons contenaient des livres. Sinon, cet homme passait une part non négligeable de ses après-midi dehors. À un rythme régulier, il apprenait à lire, écrire et compter aux défavorisés des bas-quartiers, soufflait quelques informations aux gardes, soignait gratuitement ses voisins grâce à des plantes médicinales, et, bien qu’il restait éloigné des bancs de l’église, savait convaincre son auditoire de prendre soin de son âme.
Aussi, étourdi par l’avalanche d’informations et l’épuisement en cours d’installation, il en oublia presque d’échanger avec le Taiseux lui-même.
— Je… J’ai entendu tout ce que vous faisiez, pour Vert-Pont… ou tout du moins, une bonne partie.
Seul un regard interrogateur lui répondit. Adelin en perdit le fil de ses pensées. Soudain, une pensée le fit balbutier :
— Di-dites… en aucun cas je ne… voudrais me montrer ingrat ou vous manquer de respect… Mais… Auriez-vous vu…
L’inquiétude, la fatigue, l’heure plus que tardive, tout cela cumulé lui coupa la parole. Néanmoins, le sage homme comprit ce que racontait son air apeuré.
— Votre feu ? Oui. Rien de honteux, jeune homme. J’espère que vous savez contrôler votre fougue avec cet élément. Tout ce que je puis vous souhaiter.
Adelin se força à réfléchir. Que pouvait-il bien faire ou dire, pour s’assurer que le Taiseux ne s’en servirait pas tôt ou tard contre lui ? Après tout, il appartenait au réseau de Taflor les Bons Tuyaux… L’information risquait gravement de filtrer. D’autant plus qu’il s’agissait d’un indic pour la garde.
Tout ce qu’il trouva cette nuit-là se résuma à une révérence, assortie d’une formule pour le moins faible, au vu des enjeux :
— La Lumière vous bénisse, Taiseux.
Une moue et une signature plus tard, la porte se referma.
Grelottant de froid, Adelin voulut rentrer directement, comme il l’avait toujours fait jusque-là. Hélas, des gardes l’attendaient au centre du pont. L’apprenti forgeron se laissa fouiller, tendit d’office tous ses reçus et son contrat de livraison. Tandis qu’un repenti s’assurait de l’authenticité des documents, ses collègues encerclèrent leur suspect.
— Huit étrangers se sont volatilisés, hier soir pendant la nuit. Ça ne te dit rien, par hasard ?
— Je regrette messieurs, mais non.
— Evite de nous mentir… On te voit bien souvent dehors, à des heures malhonnêtes, mon lascard…
— Vous-même… excusez-moi… Et vos collègues… pouvez attester que je travaille de nuit. Et entre nous, entre les horaires et le froid… Je n’ai rien à gagner avec des détours…
Ivre de fatigue, il ne pouvait contenir ses baîllements. Ni ses frissons. Son lit… Qu’il était loin… Et ses pauvres heures de sommeil injustement raccourcies… Le garde maugréa dans sa barbe et lui rendit ses papiers.
— Tout est en ordre, on peut rien faire ce soir.
— Ça ira pour cette fois, sang d’elfe. Mais on t’a à l’œil… Nous aussi, on connaît Taflor. Et toi, là, connard d’étranger, tu l’as trouvé un peu vite…
Adelin se contenta de ranger ce qu’on lui tendait, et de s’empresser de préserver du précieux temps de sommeil. Ce n’est que le lendemain, en préparant le second repas de la journée, qu’il percuta dans quelle situation il se trouvait. Dans le collimateur de la garde à la botte du bourgmestre ! Bon sang, il avait bien besoin de cela ! Une chance que le Taiseux aie effacé toutes les traces… Certainement à l’aide de la magie. À tout hasard, Adelin interrogea son maître.
La réponse survint après un grave haussement d’épaules.
— J’sais pô… Lui, je l’connais pô… P’is je l’sens pas, c’type. Méfie-toi des taiseux dans son genre, y captent tout, savent tout. Tout c’que j’peux t’dire.
Au soir, Adelin put fièrement installer l’écu de sa fabrication dans l’armurerie de Feufert, sans en apprendre plus sur son singulier client. Puis, comme il bénéficiait d’une nuit complète, il se contenta de nouveau de quelques paragraphes d’anecdotes historiques, avant de sombrer dans un sommeil terrorisant.
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