Hors des sentiers battus 60/

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L'Allumé attendit, les bras croisé, que son maître se reprenne. Décidément, il avait oublié la puissance du latin. Enfin, Robert se passa une main sur le visage.

  • ... J'avais oublié qu't'es noble...
  • Et j'ai aidé une de mes tantes à devenir prêtresse. Ma prononciation laisse à désirer, depuis le temps, mais elle m'a permis de mieux maîtriser ce langage. Sur ce, je vais tenter de sauver ma tête de faux.
  • 'Tends ! Tu f'ras gaffe petit, t'commences à... comme qui dirait, avoir un sale regard... J'y f'sais pas attention jusque-là, mais... T'as l'air possédé quand tu forges, j'pensais qu'c'était d'la concentration et d'la passion. Mais en rentrant, t'avais l'air d'un fol.
  • Oh... Merci... Merci de me l'avoir signalé.

Soucieux, Adelin reprit sa tâche. Perdrait-il la main sur ses expressions et son regard ? Il devait reconnaître qu'à moins de forger toute la journée avec une brève interruption à midi, le feu l'appelait. L'art de la forge lui suffisait de moins en moins. Mais de là à déjà perdre le contrôle de son image ?

Peut-être son feu intéresserait des clients de Taflor ? Le jeune mage se secoua. Très mauvaise idée ! Non, ses pulsions finiraient bien par passer. Elles passaient toujours... Dans l'espoir de contenter sa pyromanie, il acheva de travailler son métal couvert de flammes, à mains nues.

Le reste de la journée se déroula sans autre incident, pourtant, l'apprenti se sentait frustré. En mangeant au soir, il comprit, avec un mélange d'effroi et d'incrédulité : cela ne lui suffisait plus. Six heures en tête à tête avec de beaux objets ignés, à y plonger les doigts, humer les vapeurs, lisser, caresser, affûter... Mais il éprouvait clairement un manque.

Adelin réfléchit. Peut-être avait-il besoin de brûler quelque chose de plus grand ? À moins qu'il ne s'agisse d'une lassitude d'œuvrer toujours avec le même matériau ? La compulsion d'écraser un charbon ardent le prit. Feufert était déjà monté ronfler, son apprenti en profita pour retourner à la forge jouer avec un charbon.

Le soulagement qu'il éprouva en écrasant la matière incandescente se révéla sans commune mesure. Voilà la solution. De la variété dans ce qu'il maniait ! L'heure était trop tardive, mais il comptait bien profiter de ses livraisons diurnes le lendemain pour se fournir en tissus, sculptures et tout ce qui l'inspirerait. Cinq mois... Cela faisait cinq mois, un peu plus, qu'il tenait sans crise majeure, ce n'était pas maintenant qu'il céderait à sa fêlure ! Il savait distinguer ses hallucinations de la réalité, la normalité, au moins l'apparence de la normalité lui tendait la main ! Tout cela, grâce à l'art de la forge.

De retour dans l'habitation, Adelin peina à se débarrasser de la poussière grasse de charbon qui s'était incrustée sur ses mains et sous ses ongles. Au moins avait-il pensé à retirer ses gants avant de le malaxer.

Ce nettoyage l'occupa jusque tard le soir, l'un des rares où il pouvait bénéficier d'une nuit complète. Puis son quotidien reprit. Adelin s'acheta divers objets à brûler, il assouvit ses pulsions dans la forge.

Si la garde le suivait toujours la nuit, de jour, il n'eut plus la moindre visite ni nouvelle de son accusateur, ou de l'évolution de sa plainte. Les gens d'armes ne donnaient pas l'impression de vouloir avancer dans cette direction, le jeune noble supposa que cela concernait une personnalité de Vert-Pont. À vrai dire, il y en avait peu.

Son accusateur pouvait être le prêtre local, le bourgmestre, l'un des grands commerçants locaux... L'espace d'un instant, Adelin se demanda s'il ne s'agirait pas d'un concurrent de Feufert. Mais cette piste fit rire le concerné.

  • Té, à quel moment j'ferais d'l'ombre à un concurrent ? Six ans sans rien foutre, j'ai p'u d'clientèle, p'u r'en. Nan, nan, aucune chance.

Adelin n'écarta pas cette possibilité pour autant. Il profita de mieux s'y connaître pour évaluer la concurrence. Cela ne lui prit que peu de temps, celui de visiter deux boutiques. Si les tenanciers le reconnurent et le surveillèrent avec hostilité, il devait reconnaître mal imaginer leur intérêt à nuire à Feufert. Ils attiraient bien plus de clients, en vendant des objets de qualité similaire à des prix raisonnables. La véritable différence se sentirait quand l'apprenti enchanterait des objets. Et encore, cette autorisation devait être connue...

Après cette exploration, Adelin osa en toucher deux mots à Taflor le soir même. L'inhumain se lissa les écailles du menton en réfléchissant tout haut :

  • Quelqu'un qui voudrait nuire à ce cher Feufert ? ... Mmmmh... Non... Non... Décidément non... J'enquêterais, mon ami rentable ! Oh ! En parlant de ça !

Le drakéide se pencha en avant, l'air d'un conspirateur, le regard malicieux :

  • J'ai entendu dire que tu avais tendance à veiller tard, quand tu ne travailles pas pour nos amis communs !
  • Euh... oui, probablement...
  • Mon petit doigt me dit que cette piste n'est pas à négliger !
  • Quelle piste ?
  • Si tu ne dors pas, alors tu sais ce qui se passe à ta fenêtre ! Tu es en plein passage pour aller à l'Exquise !
  • ... La quoi ?
  • Un bordel particulier.
  • Un...

Adelin blêmit. Des clients défendraient leurs allées et venues en l'accusant d'hérésie ? Pour avoir effectué quelques ouvertures testamentaires suite à un meurtre lié à ce type d'affaire, il ne doutait pas d'être dans une belle merde. On ne le lâcherait pas.

  • Attends... particulier dans quel sens ?
  • Toutes races, tous croisements, tous physiques, toutes pratiques... l'homme dragon détourna brièvement le regard, tout âges.

L'Allumé en toussa, les mains sur l'estomac. Par la Lumière, un tel lieu à Vert-Pont ? C'était bien sa veine, il fallait qu'il vive à côté...

  • Tu m'en apprends une belle.
  • M'oui, d'autant plus que la gérante n'est pas commode... Enfin ! Si nous descendions, que tu instruises nos clients ! C'est que nous allons arriver en retard !

Au moins le maquillage dissimulait une partie du trouble d'Adelin, ce qui lui permit de s'acquitter de ce service sans attirer l'attention sur son état d'esprit. Quelqu'un de haut placé désireux de préserver le secret de ses lubies... Taflor devait avoir raison. Il avait bien choisi son surnom des Bons Tuyaux.

L'hiver n'offrit aucune nouveauté par la suite. Quand il céda la place à un printemps froid et humide, dela faisait cinq mois qu'Adelin était parti refaire sa vie. Il estimait par ailleurs bien s'en sortir. Aucun membre de sa famille, aucun envoyé de Guarrèr n'avait poussé ses recherches jusque Vert-Pont, du moins à sa connaissance. Pendant ce temps, il faisait toujours plus partie du paysage du village, reconnu comme l'apprenti et futur repreneur de la forge Feufert.

Les dettes continuaient de s'alléger, de quelques pièces d'argent par ci, de dizaines de pièces d'or par là, au fur et à mesure que des clients achetaient ou remboursaient leurs dûs. Adelin s'était fait sa réputation d'homme aussi défiguré et déformé qu'intègre.

Comme imposé par le Taiseux, il avait rendu le livre d'annecdotes historiques au bout d'un mois, transporté par les révélations sur la part sombre du Sanctum. Tout du moins, des preuves, des démonstrations de ce que les citoyens préféraient ignorer. L'ancien ne donna aucune explication quant à ce choix, mais s'intéressa grandement aux réflexions de l'apprenti forgeron.

Ce dernier se surprit à se confier. Jamais il n'aurait pensé à s'ouvrir autant à un pur inconnu, même s'il lui devait la vie et passait bien du temps dans son salon. Parfois, il ne put s'empêcher de se demander si le vieil homme, non content de savoir invoquer une arme de Lumière et de rattacher une âme à la vie... ne saurait pas aussi influencer l'esprit. Après tout, il ignorait à quel type de mage, mais aussi de personnage il avait affaire.

Les livres suivants furent des traités de philosophie. Adelin ne connaissait rien à la discipline, mais se surprit à aimer ces visions de l'existence, ces définitions, qui variaient tant d'un auteur à l'autre. Il s'amusa à reconnaître des définitions très proches de celles qu'il retrouvait en législation.

Enfin, l'arrivée poussive du printemps signa la fin de sa filature par les gardes. Sa propre enquête n'avait pas avancé, mais il éprouva un soulagement sincère à ne plus être suivi.

Puis un matin, son maître disparut. C'était un milieu de semaine, la veille il était parti boire... Et d'habitude, quel que fût son état d'ébriété, il était toujours revenu. Inquiet, Adelin défia le couvre-feu pour le chercher dans les diverses tavernes, des hauts quartiers tout d'abord. En vain. Puis des bas quartiers, esquivant soigneusement les patrouilles.

Quand il eut fini le tour des lieux d'alcoolisation de sa connaissance, l'Allumé frappa à la porte de divers guérisseurs acceptant d'être dérangés la nuit. Il était presque midi quand, angoissé, il passa devant une église et reconnut enfin la voix lasse de son maître.

Ce dernier protestait, tenu par le bras par un moine qui s'évertuait à le garder hors du lieu de culte.

  • J'veux prier pour leur repos, que j'vous dis !
  • Sobre, mon fils ! Revenez sobre ! Nous vous guiderons dans vos prières autant que vous le souhaiterez, mais je vous en conjure, revenez sobre !
  • J'suis sobre, enculé !

Adelin prit sur lui de calmer le jeu, soulagé. Il ne tint pas compte de l'haleine de son maître, ni sur l'air révulsé du moine en le découvrant.

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