Hors des sentiers battus 61/

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  • Robert, rentre à la maison, le temple ne bougera pas d'ici... Je te paierais un cierge pour une ferveur nocturne si tu veux, mais pour le moment, viens.
  • Ta gueule, toi... T'sais pas... T'mêles pas... Lâchez-moi, fils du Feu !

Adelin tiqua. Le moine aussi. Cette injure pouvait coûter cher aux deux forgerons. D'autant plus qu'ils attiraient une attention malvenue. L'apprenti tenta d'attirer fermement son maître en direction de leur habitation, mais fut traîné comme un simple ballot vers le lieu de culte.

Deux nouveaux moines s'interposèrent. Parmi leurs récriminations, Adelin comprit enfin la raison de l'agitation inhabituelle de son formateur :

  • Soyez raisonnable, ce n'est pas parce que vous avez perdu votre fille il y a six ans que vous avez le...
  • L'avez laissée crever ! Les avez toutes laissées crever ! Alors faites pas chier !

Dans un soupir, son apprenti le lâcha. Il fouilla dans les poches intérieures de sa veste et lança un regard gêné aux hommes du culte. Ces derniers, suspicieux, lui laissèrent le champ libre. Alors le calciné sortit une petite lame que lui avait offerte son amie artificière, pour faciliter ses déplacements nocturnes dans les quartiers malfamés. Il en piqua Robert, qui ne tarda pas à s'effondrer, amorphe, l'écume aux lèvres. Bien vite, ses yeux se révulsèrent sous l'effet de la drogue.

  • J'ignore quelle substance vous lui avez inoculée, mon fils... maugréa le premier moine, abandonné par ses comparses. Mais elle est efficace. Dites-moi, je n'ai pas souvenir de vous avoir vu à l'office, dernièrement.
  • J'applique les divines recommandations vespérales, mon père. Je ne tiens en aucun cas à offenser la Déesse en fuyant Son temple et Sa Lumière... Simplement... Avec mon apparence... Comprenez qu'il est pour moi délicat d'approcher l'office sans nuire à la communion de mes frères.
  • Oh... Oh ! Souhaitez-vous de l'encens, mon fils ?

Adelin lâcha Feufert, le temps de s'incliner avec reconnaissance, pas peu fier de son improvisation. Le moine lui remit un bâton d'encens, contre deux pièces d'argent en signe de gratitude. Puis l'apprenti reprit son fardeau et le traîna jusqu'à chez eux.

Une fois de retour, avec encore deux heures de tranquilité devant lui, il fouilla dans les placards. Satisfait de ses trouvailles, il bricola rapidement un autel. Tous les symboles idoines furent fondus avec des bouts de ferrailles inutilisables.

Quand il s'estima satisfait, Adelin apporta la touche finale. Avec d'ultimes rebus, il fabriqua un encensoir. Les mains sur les hanches, il admira son œuvre. Cela ne vaudrait jamais la prière au temple, en présence de véritables prêtres. Mais déjà, Robert pourrait rendre hommage aux siens dans la quiétude, aussi ivre qu'il le souhaiterait.

Ce dernier retrouvait laborieusement le contrôle de son corps. Son regard noir en disait long sur ce qu'il pensait. Adelin lui sourit.

  • S'pèce... fils... d'chien...
  • Je dois reconnaître que les effets du curare sont impressionnants. J'étais sceptique, mais on ne m'a pas menti... Robert, je comprends que tu aies voulu noyer ta peine puis rendre hommage à ta fille... Mais insister pouvait te mener en prison, ou pire, le prêtre pouvait juger utile de recourir à un inquisiteur.
  • Et qu'est'qui t'dis que j'voulais pô ça, hein ?
  • Va plutôt à l'étage, j'ai improvisé un p'tit quelque chose.
  • Fale gnoll...

Adelin fit la moue, et partit forger. Les deux hommes restèrent à leur étage respectif jusqu'à l'heure du repas, où ils mangèrent dans une ambiance tendue. Adelin se sentit de trop et s'éclipsa rapidement, jusqu'au soir où il surprit des sanglots au-dessus. Là, il devait bien reconnaître ne pas savoir comment réagir. Alors dans le doute... il n'intervint pas.

Plus tard, bien plus tard, assez pour qu'il découvre une nouvelle cachette de documents en mal de traitement et les étudie, les escaliers grincèrent. Robert descendit sans mot dire, en reniflant, pâle.

  • Merci.
  • Je t'en prie.
  • Estelle... Dans neuf jours... Elle aurait eu quinze ans...

Adelin vit son maître se voûter comme jamais auparavant. Cet homme s'effondrait devant lui, ses ravages intérieurs le faisaient imploser physiquement. Ceci l'interpela plus que la révélation. Le maître se prit la tête à deux mains.

  • Elle était d'jà mage... D'jà douée... C'te pute de Rhamée l'a rapp'lée à Elle... Et mes fils... Et Isabelle... Et nôt' fille même pas née... Salope...

Tendant la main pour lui tapoter l'épaule, l'Allumé se figea. Etait-ce le bon geste ? Il lui semblait que oui. Il comprenait la douleur de son maître. Mais peut-être ce dernier ne souhaitait pas son réconfort.

Robert partit fouiller dans les placards de la cuisine, se fit un troisième repas complet puis retourna se coucher. De son côté, Adelin médita. Bien sûr qu'il comprenait la peine de son maître. Cependant, il avait suivi une vingtaine d'enterrements d'enfants à Guarrèr. Il s'agissait d'évènements aussi naturels que violents. Et jamais il n'avait vu quiconque s'effondrer de la sorte. Six ans... Oui, une épidémie avait frappé la région à cette époque, pour s'arrêter dans leur région. La famille de Feufert devait compter parmi les dernières à déplorer.

Cette semaine et la suivante s'avérèrent éprouvantes. Les créanciers de Robert devaient connaître sa faiblesse, une soixantaine d'entre eux vint réclamer son dû, chacun avec des arguments et des menaces qui demandèrent à Adelin tous ses talents de notaire pour éviter d'accabler son maître. Néanmoins, cette mise sous pression accentua son besoin de feu.

Insidieusement, cela aggrava ses pulsions. Lors de ses courses, de ses livraisons, puis de tout instant sans besoin de concentration, son feu le démangea. Toujours plus. Plus longtemps. Plus fort. Se déplacer, cuisiner, évaluer les stocks... Autant d'appels, de suppliques de son esprit de répandre l'élément igné. Le printemps, gris comme l'hiver, la boue s'allégeant d'une semaine à l'autre... Et Adelin songeait à embraser Vert-Pont. Il ne pouvait même plus admirer les levers de soleil, tous dissimulés par de maudits nuages.

Même Robert trouva qu'il filait un mauvais coton. Aussi, plus d'un mois après son craquage prit-il son apprenti entre quatre yeux, un soir :

  • Dis, ton regard fixe... Faudrait qu't'arrêtes. À la forge j'dis rien, mais... Tu m'écoutes au moins ?
  • Oui... Oui...
  • T'as pas l'air. Y t'arrive quoi ?
  • Rien... Je suis juste... distrait.
  • Une distraction, ça dure que'ques jours, pas un mois et d'mi. Tu consommes des trucs la nuit ?
  • Certainement pas !
  • Ben va p'têt falloir t'y mettre, j'ai l'impression qu'ta tête va mal. Et arrête d'loucher sur mes manches, p'tit.
  • Oui... Oui... Pardon.
  • 'Tain faut voir un guérisseur, t'peux pas rester comme ça !

Adelin se contraignit à lever les yeux des manches de lin imbibées de vieil alcool. Cette tentation l'obsédait depuis le matin. De désagréables odeurs lui revenaient, de vinaigre, de souterrain humide, de cadavre. La sensation glauque du sang en train de sécher l'amenait à se mordre les mains. Pourtant, dès qu'il forgeait, tout devenait contrôlable.

  • Pour lui dire quoi ? Je ne tiens pas à consommer quoi que ce soit d'illicite, or depuis le temps, je connais les méthodes des différents soigneurs ici, on m'en parle bien assez chez Taflor.

Il rattrapa à temps un filet de bave.

  • J'suis p'têt pô ton père, p'tit, mais... V'là, j'pense t'nommer successeur pour la forge.

Ceci laissa Adelin bouche bée. Voilà autre chose ! Enfin il connaissait la rumeur, mais ne s'attendait pas à la confirmation !

  • Tu... Tu me prends de court... pourquoi ?
  • À m'f'rait chier qu'c'tenculé d'bourgmestre mette la main d'sus. 'Vec toi... Ben elle tournerait t'jours. 'Pis y'a des travaux, des projets que je r'pendrais pô, mais qu'çô m'emmerde qu'personne reprenne. Et toi... Ben, quand t'as le r'gard normal, la tête en ordre, t'es à la hauteur. La forge, tu gères. L'administrachiant, tu gères. L'pognon, tu gères. Et les travaux, j'suis sûr qu'tu gérerais aussi. 'Juste que j'voie c'que tu vaux pour les enchant'ments. Les runes... Mais j'sais pô, y'a un truc qui cloche chez twé, j'sais pô c'que c'est... Tu dois avoir un pet-au-casque.
  • Quel... Quelle sorte de travaux ?
  • Faut d'jà que j'voie c'que tu vaux pour les enchantements. Mais t'inquiète, c'est légal, c'même au service du Sanctum. D'l'autorisation, pas d'l'obligation.

Adelin tenta d'en savoir plus, en vain. Finalement, Feufert coupa court en lui demandant comment le désigner comme son unique légataire. Aussitôt, le notaire s'adonna avec délice à l'exercice de son premier métier. Son maître s'efforça de rester attentif, mais de toute évidence, l'administrachiant l'assommait en un temps record. Après un interminable baîllement, il demanda :

  • Y'aurait pô une combine, pour qu'tu gères à ma place ?

Le magistrat se racla la gorge. Les clients et les combines... Pourquoi vouloir s'exposer à des risques inutiles, quand les lois permettaient de se simplifier l'existence ? Ceci lui échappait.

  • Légalement, je puis signer des documents de moindre importance en stipulant "pour objet" et en mentionnant nos noms respectifs.
  • J'ai un truc à faire ?
  • Pour les documents de nature quotidienne, comme les bons de commande ou de réception, non. Cependant, si tu souhaites que je signe à ta place tes documents officiels, comme ton testament... Là, tu ne pourras pas me déléguer cette tâche.
  • T'pourrais d'jà gérer les commandes ? Et c'est qu'maint'nant qu'tu m'le dis ? Et mes affaires de dette ?
  • Non, là la mention "pour objet" rendra le document caduque et pourrait même être sanctionnée. Toutefois, tu peux me déclarer comme signataire fiable et m'autoriser à signer en ton nom certains types, et j'insiste, certains types, de documents, qu'il te faudra spécifier. Cela, pour que tout représentant de l'autorité du Sanctum puisse savoir sans hésitation quels domaines demeurent de ton ressort, et pour lesquels j'endosse la responsabilité légale.

Il s'interrompit, suite à un geste impatient de son maître. Ce dernier, déjà fatigué par la journée, les échanges récents, le phrasé et l'irruption soudaine de termes spécifiques réfléchissait brusquement à plein régime. Une chose dont il avait perdu l'habitude. Après plusieurs faux départs, il conclut d'un ton bourru :

  • T'pourrais m'faire la liste des pap'lars qu'tu pourrais légalement signer pour moi ? Et me r'garde pô comme ça, p'tit, t'commences à m'fout' la chair de poule.

L'Allumé s'excusa, avant d'accepter. Lui-même fatigué, il n'avait pu s'empêcher d'imaginer son client embrasé. Il n'avait pas souvenir de crises précédentes impiétant sur ses rendez-vous... Quoique, celui-ci n'avait pas été préparé. Par réflexe, il s'apprêta à réclamer un paiement, avant de s'interrompre. La gratuité de ces informations engendrerait une concurrence déloyale de sa part. Mais Feufert était insolvable, sans tierce personne sur qui faire retomber le paiement, et le conduire en prison n'intéressait guère l'apprenti. Aussi, après avoir accepté posa-t-il sa casquette de notaire.

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