Hors des sentiers battus 62/
Par la suite, les créanciers se mirent à unir leurs forces contre les forgerons. Robert mit plusieurs semaines à déclarer Adelin comme tierce personne en mesure de signer en son nom, ce qui les desservit. Les pressions exercées conduisirent l'Allumé à acheter toujours plus d'objets à consummer, détruisant les équilibres financiers qu'il avait trouvés jusque-là.
Au moins trouva-t-il à s'entendre avec un ébèniste. Ce dernier lui confia les rebus de ses apprentis, pour des prix risibles au vu des matériaux utilisés. Adelin recommença à sacrifier du temps de sommeil pour assouvir son besoin de feu. Ses hallucinations le harcelèrent comme jamais auparavant, ce qui, cumulé à l'épuisement l'amenèrent à devenir confus.
Comble du malheur, après la froide humidité, le printemps devint frais et sec. Le sol jusque-là gadouilleux dans les bas quartiers se craquela, céda la place à une infâme poussière grattant la gorge. L'oreille aux aguets malgré lui, l'Allumé entendait le bois sec des habitations craquer, l'appeler, l'implorer de l'embraser.
Au cours de son huitième mois à Vert-Pont, il ne put s'empêcher de demander de l'aide au Taiseux. Depuis le temps, il le reconnaissait comme un homme instruit, aux domaines de connaissance étendus. Aussi un agréable soir, un nouveau livre sur les genoux dont il ignorait le contenu pour le moment, une tasse de thé fumante en main, il demanda au sage :
- Taiseux... Pourrais-je vous demander... Conseil ?
Silence. Le Taiseux prit son temps pour analyser la demande, poser un marque-page. Fermer le livre ancien entre ses mains avec précautions. S'installer confortablement au fond du fauteuil. Dévisager le jeune homme face à lui, penché en avant, inquiet si ce n'était anxieux. Et alors seulement, hausser un sourcil pour l'inciter à développer.
- Cela fait... Ma f... Voilà, d'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours eu une tournure d'esprit différente. Divergente, même. Comportant... Des envies, des hallucinations. Le tout, de manière cyclique. J'espérais qu'en changeant de vie, ce problème-ci, à défaut de se régler, s'allégerait. Mais force est de constater que je me suis fourvoyé. Pendant quelques semaines cet hiver, j'ai vraiment cru avoir trouvé de quoi tout tenir à distance. Mais... en vain. Depuis le début du printemps, ce mal revient. Je recommence à perdre pied, avec une ampleur inédite. Je commence peu à peu à détruire ce que j'étais parvenu à construire, et je crains de céder un jour à ce mal qui me ronge. D'y céder à Vert-Pont. Selon l'auteur Ariton, c'est dans la juste mesure que se trouvent le bonheur et la vertu... Je suis d'accord à ce sujet. Cependant... Quand le déséquilibre est interne et spontané, que faire ? Lutter sans cesse contre soi-même, nombre d'auteurs s'accordent sur ce point, est impossible, mais céder constituerait une grave injustice. Si... Si je m'écoute, si je faiblis, il y aura des dégâts collatéraux. Payer seul pour mes écarts ne me dérange pas. Mais savoir que d'autres en feraient les frais... Cela m'insupporte. J'essaie de céder avec mesure. Mais... Cela suffit de moins en moins. Maître, je n'en peux plus. J'essaie de tenir... Les soutiens ne manquent pas. Mais il me paraît évident de céder bientôt. Je refuse de m'y résoudre.
Son confident improvisé ne laissa rien paraître en l'écoutant. Le grand homme prit le temps de réfléchir. Son regard voilé erra sur l'Allumé. Ses mains gantées. Ses bras, que la forge développait. Ses épaules droites, remplissant plus sa tunique que plusieurs mois plus tôt. Son menton mêlant barbe courte et chairs fondues. Ses traits tirés. Son œil glauque pris dans une tourmente figée, rosâtre. L'autre, brun, alerte mais aussi hanté.
Le cœur battant, Adelin attendit. À côté, son thé avait fini d'infuser. Trop nerveux pour le siroter, il le posa sur la petite table. Ces moments d'attente, hors du temps, étaient bien souvent dures à vivre.
Enfin, le Taiseux s'arrêta sur une idée. Il se leva en silence, chercha dans sa bibliothèque. Ses sourcils se froncèrent. Les mains sur les hanches, l'ancien demeura perplexe devant le meuble, avant de claquer des doigts. Il reprit place en face de son disciple.
- Je n'ai plus le livre que je voulais te prêter. D'ici deux mois, tu l'auras. En attendant, ne relâche pas tes efforts. Ton respect pour la Vie doit rester ta boussole. Même dans les tempêtes que tu traverses.
Il discourait rarement autant. Après un geste de remerciement proche de la révérence, l'Allumé s'intéressa au manifeste sur la Lumière remis par le sage. La lecture promettait, comme les précédentes, d'être enrichissante.
Adelin s'offrit le temps nécessaire à ce que la pression retombe. Jamais il n'avait parlé si ouvertement de son trouble à quelqu'un d'autre que le Roc ou la Teigne. Néanmoins, partager son fardeau de la sorte le soulageait.
- Merci, Taiseux. Auriez-vous eu vent des suites de ma formation ?
Il découvrait avec ravissement des définitions de termes arcaniques, les premières pages rassemblant les concepts, formules mathématiques et termes impératifs à connaître pour saisir les nuances développées par la suite. Pour la première fois de sa vie, il tenait dans ses mains un texte parlant du fonctionnement de la magie. Le genre de chose hors de prix ne se trouvant qu'au marché noir, ou à Val'Azan, la Cité-Etat des mages où il aurait dû être envoyé depuis belle lurette.
N'espérant aucune réponse audible, il leva brièvement les yeux, surprendre l'acquiescement. Bien vite, l'appel du lit le convainquit de retourner à son nouveau foyer, dont il s'était forgé un double des clefs.
Le livre s'avéra passionnant et riche en enseignements. Grâce à lui, Adelin comprit mieux ses propres capacités. Cela lui permit de mieux maîtriser son feu, ainsi que ses dépenses de mana. Lui qui craignait parfois de tomber à court affina quelques techniques pour écarter cette peur. Le manifeste était assez généraliste pour que le forgesort se sente concerné, assez bien vulgarisé pour que le néophyte en retire du savoir et assez précis pour remplacer un maître de chair. Tout ce que ne parvenait pas à expliquer Robert sur le sujet s'y trouvait.
Ce dernier se décida enfin à lui présenter l'art des runes, quelques jours plus tard. Par un beau jours ensoleillé, où l'été semblait avoir pris beaucoup d'avance, il présenta un premier symbole complexe à son apprenti. Ce dernier reçut pour mission de s'en imprégner, de le connaître par cœur.
- À quoi sert-il ? A-t-il un sens de lecture ? S'agit-il d'une forme de code ?
- Beh... J't'en pose, des questions ? Tu l'retiens, t'en rêves la nuit, et 'vec ça, t'pourras enchanter n'importe quelle bricole métallique. Ç'sert à avoir une s'conde chance immédiate dans c'quon fait. T'veux conter fleurette ? Ç'va t'aider à avoir d'l'inspi, t'sentir beau ou n'importe quoi qu'y t'manqu'rais. Ç'marche aussi pour les concours administratifs ou les tournois. L'genre de p'tite aide à laquelle personne pense jamais. On peut imprégner l'métal et offrir c'genre d'chose pour une journée. 'Près, ça s'dissipe. Donc c't'un p'tit service qu'tu peux rendre.
- Et si je souhaite l'incruster définitivement ?
- Personne n'a encore réussi.
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