Hors des sentiers battus 63/
- Pour quelle raison ?
- Pô compatible 'vec les symboles de pérennité. Çô.
Robert fit apparaître un nouveau symbole alambiqué de son feu jaune. Adelin eut le temps de l'analyser, de le superposer mentalement au dessin. Force était de constater que plusieurs branches, plusieurs points de ces graphismes étranges se superposaient, se croisaient.
Le maître laissa son apprenti avec une pile de papiers, quelques crayons et le laissa apprendre seul. L'Allumé partit prendre le manifeste du Taiseux, fila à la section évoquant les runes et put ainsi s'imprégner de leur logique.
Ainsi put-il saisir les subtilités de ce nouvel art. Comme pour les pierres de psynergie, cela impliquait une source d'énergie, des courants à canalyser selon des chemins précis, propres aux effets désirés, ainsi qu'à d'autres canaux entremêlés permettant un déclenchement associé à la volonté de l'utilisateur. Donc pour utiliser cette rune, capable de retenir la quantité de magie nécessaire à son bon fonctionnement vingt-quatre heures durant, il fallait connaître son emplacement et vouloir l'utiliser.
Fort de ces nouvelles connaissances, Adelin entreprit de disséquer les divers symboles. Celui permettant le stockage de magie, les éléments pour obtenir les effets voulus, et ceux conditionnant le déclenchement. Il découvrit ainsi quelques sécurités intégrées à la runes, dont il ne saisit pas encore toutes les subtilités. Néanmoins, découvrir ce nouvel univers le combla de bonheur pour la dizaine de jours suivants.
Bien sûr, il reprit dès le lendemain la forge, mais avec désormais l'obligation de dessiner le symbole partout, sans l'imprégner ni l'activer pour le moment. Cela mena malgré tout à quelques accidents, à des étincelles blanches aux effets aléatoires. L'art des runes ne souffrait aucune erreur, aucune approximation. Seule la perfection fonctionnait.
Avec sa mémoire, l'Allumé y parvint en une dizaine de jours à peine. Cependant, cela ne suffisait pas à en faire un enchanteur, loin s'en fallait. Le symbole maîtrisé sur papier, il devait ensuite savoir l'adapter aux réalités du terrain, en trois dimensions sans corrompre le dessin.
Entre le livre du Taiseux et les réponses lapidaires de Robert, l'apprenti n'eut besoin que de deux mois pour réussir son premier enchantement sur une barre de tungstène - un matériau abominable à graver. L'exercice lui plaisait beaucoup. Quand son enseignant bougon vérifia le travail, il reconnut :
- Té, t'apprends vite p'tit con. Et j'ai l'impression qu'ça calme ton r'gard bizarre.
- Un peu.
- 'Lors quoi, c'ta magie qui t'monte à la tête ?
- Je n'en sais rien. Cette rune était donc réussie ?
- Wé. 'Près, t'excite pô. Celle-lô est la plus simple, on s'en sert quasi jamais. Mais c'pas une raison pour l'oublier, vu ? 'Pis j'pense pouvoir t'en montrer une autre... Celle-lô, quand tu la maîtriseras, j'te conseille de t'la graver directement sur la carcasse.
Perplexe, Adelin le dévisagea.
- E' sert à dévier les coups. Et s'charge à la chaleur du corps. On peut t'la d'mander sur des fringues ou du matos... Mais entre nous, l'mieux c'est direct sur la peau. Tu pues l'cramé quat'-cin' jours, mais après... Tu la gardes à vie. Et t'peux l'améliorer 'vec le temps. Ton r'gard, p'tit, putain !
Adelin ne pouvait que le fixer avec envie. Sentir le cramé, se l'incruster sur la peau, dans la chair... Au feu ! Oui ! Se marquer au fer rouge, que n'y avait-il pas pensé plus tôt ! Après une déglutition pleine d'envie, il demanda d'une voix vibrante d'émotion :
- Pouvez-vous m'en montrer le symbole, maître ?
- Mé, ta gueule, 'vec ton vouvoiement d'merde et ton "maître" ! J'suis pô un troufion d'nobliau d'mes deux, moi ! 'Pis j'te préviens, là y'a la rune de pérennité intégrée, l'est chiante et un rien la déstabilise. Elle pardonne rien. 'Lors si tu t'la graves, c'est qu't'es sûr d'pô la chier. Pareil quand t'voudras 'porter des modifs. Tiens, v'là la rune, j'me casse. Ton r'gard, p'tain, fait flipper...
Avide, Adelin s'en empara. L'occasion de se graver la chair avec le doux, sublime élément du feu. Tout en l'étudiant, il se demanda quelle serait la meilleure approche. Savourer cette possibilité, s'en emprégner et prendre son temps pour passer à l'acte ? Ou se dépêcher ?
Se concentrant plus sur la rune, il déchanta sur la complexité. Mieux vaudrait donc savourer. Cela lui fit penser que le soir même, il pourrait échanger le manifeste sur la Lumière du Taiseux contre le texte que ce dernier voulait lui faire consulter. Se confier lui avait fait du bien. Même s'il ne pouvait s'empêcher de penser que désormais, son maître à penser détenait un aveu de sa part aisé à retourner contre lui... Adelin voulait faire confiance au vieil homme.
L'heure tournait, il se devait de retourner à la forge. Au soir, après les conseils notariaux qui lui rapportaient une somme régulière, Taflor lui demanda une entrevue avant de le laisser aller à ses livraisons nocturnes.
- Mon ami, quelques connaissances aimeraient savoir si tu souhaites diversifier tes activités !
- Tout dépend de quelles activités il s'agit.
- Oh, dans leur cas, juste savoir s'ils peuvent compter sur ta sihouette et ton regard !
- ... Comment cela ?
- Deux amis à moi ont entendu parler de ta discrétion sur les affaires de tes clients, ont aimé tes conseils... Et apprécieraient de compter sur ta silhouette et ton regard de braise pour préserver leur tranquillité, lors d'un échange qui aura lieu la semaine prochaine !
- ... Cela me mêlerait à quel type d'affaire ?
- Oh, des arrangements entre particuliers, si je ne dis pas de bêtise ! Deux pièces d'or, juste pour accompagner quelques habitués le temps d'une soirée, qu'en dirais-tu ? Tu n'aurais rien à dire, rien à faire, juste porter une certaine tenue, et peut-être regarder quelqu'un méchamment !
- ... De l'intimidation, en sommes ?
- C'est une sombre vision de la situation, mon ami !
Adelin croisa les bras et réfléchit. Deux pièces d'or... Qu'est-ce que cette somme dissimulait ? Néanmoins... Avec ses écarts ces derniers mois... Cela lui donnerait un répit financier appréciable. Une pression de moins. Ce, en même pas une nuit.
- Quels seraient les horaires ?
- Oh, à vue de nez, entre onze heures et trois heures du matin.
- Une nuit où je n'effectue pas de livraisons, donc...
- Exact, d'où la somme ! Ils souhaitent te dédommager convenablement !
L'Allumé le gratifia d'un regard sceptique. Le drakéide lui sourit de tous ses crocs, prenant à sa manière un air innocent.
- De combien de temps je dispose, pour me décider ?
- Samedi soir au plus tard serait parfait !
Deux nuits pour trancher. À vrai dire, l'apprenti forgeron avait envie d'accepter. Néanmoins, avec sa fatigue du moment, il préférait éviter de se précipiter. En attendant, ses livraisons risquaient de prendre du retard pour la nuit en cours.
Ils se séparèrent là-dessus, Adelin profita du diable pour parfaire sa maîtrise runique. Le malheureux objet devint tantôt une réserve de mana, tantôt un objet conférant une seconde chance et finit fort affaibli au niveau de la poignée, à force d'être constamment remodelé.
Finissant comme de coutume chez le Taiseux, Adelin sentit son cœur battre d'impatience. Enfin, il tiendrait en mains le texte que son guide spirituel voulait lui confier. De plus, exceptionnellement, ce dernier ne recevait pas la commande la plus lourde, ni la plus encombrante.
Le Taiseux lui ouvrit avant même qu'il ne s'annonce, signa le reçu sans un mot, avant de l'inviter à entrer en s'effaçant du cadrant de la porte. Adelin posa en silence son diable malmené, salua sans mot dire le vénérable, le remercia pour le thé et posa sa lecture achevée entre eux.
Le vieil homme, une fois les politesses d'usage achevées, ouvrit le boîtier franchement reçu sans effort apparent. Adelin, entre les runes et ses nouvelles connaissances, parvenait désormais plus aisément à détecter la magie. Ce sens en cours de développement lui laissa supposer que l'ancien se facilitait l'existence avec ses capacités. Lui aussi maîtrisait une forme de feu, sans lien avec la forge.
Adelin découvrit un petit recueil protégé d'une pochette de cuir, de paille et d'une bonne protection de bois clouté. À la manière pleine de révérence dont le Taiseux maniait l'objet, à peine plus grand qu'une paume, épais d'une quarantaine de pages, cet objet possédait une grande valeur.
Patiemment, le disciple attendit. Le détenteur s'assit en face du lui, feuilleta avec nostalgie le texte qui ressemblait fort à un recueil de poèmes. Adelin lui laissa tout le temps de se recueillir. Son thé lui permit de patienter dans le confort, tandis qu'il rassemblait ses idées sur sa précédente lecture.
Enfin, son maître acheva sa relecture. Il leva les yeux. Referma avec révérence le texte. Puis, d'un hochement de tête lui demanda ses impressions. Adelin se lança avec animation sur ses révélations, ses découvertes, ses réussites, mais aussi ses interrogations sur le manifeste. Au terme de son compte-rendu, pris de passion, il demanda :
- Taiseux, comment puis-je vous remercier pour tout ce que vous m'apportez ?
- Tu as défendu ma vie. J'ai sauvé la tienne. Tu joues ton rôle de livreur de manière honnête et droite. Tu me tiens compagnie. Tu me permets de voir un esprit s'éveiller, découvrir de nouveaux horizons. Je me permets de te délivrer des connaissances difficiles d'accès. Je nous pense quittes.
- Taiseux, grâce à vous, non seulement mon esprit trouve de saines occupations, mais en plus, vous facilitez mes apprentissages, me permettez de découvrir des courants de pensée dont j'aurais pu ignorer l'existence toute ma vie durant...
D'un geste de la main, le Taiseux mit un terme à ce déchaînement de paroles. Il savoura le calme revenu.
- Te voilà bien fébrile. Considère que je me satisfait de voir ce que tu fais de cette existence prolongée par mes soins.
Ayant épuisé ses capacités à discourir, le Taiseux conduisit son invité à s'intéresser au recueil de poème. D'un geste de la main, il fit comprendre que le texte deumererait chez lui. Ce bien était trop précieux pour être exposé aux dangers de l'extérieur.
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