Hors des sentiers battus 64/
Adelin s'imprégna du premier poème. Le nom de l'auteur lui rappelait confusément quelque chose. Après quelques minutes, un frisson le parcourut. Cette fois, son maître à penser lui avait remis un texte interdit. La simple détention de l'objet allait leur valoir la corde, si cela s'apprenait ! Eberlué, l'Allumé interrogea le Taiseux du regard.
Ce dernier se contenta de hausser un sourcil. Adelin hésita. Jusqu'à présent, l'ancien ne l'avait jamais dupé, s'était montré digne de confiance jusque-là. Mais... Ceci ? D'un autre côté, selon lui, cela méritait son attention, ses réflexions. Le premier poème lui parlait.
Il s'en dégageait un amour de la Vie qui trouvait un écho particulier en lui-même. Après de nouvelles hésitations, l'apprenti forgeron s'enhardit. Aussi étudia-t-il le second poème. Cette simple lecture lui noua la gorge. Une nouvelle ode à la Vie, mêlée à une dénonciation contre la peine de mort. Qu'il aurait aimé lire cela plus tôt, pour se sentir soutenu sur ce sujet, plutôt que seul, isolé, naïf et trop gentil.
Finalement, il leva de nouveau les yeux sur son maître, conquis et reconnaissant. Le Taiseux lui rendit un regard serein, avant de se replonger dans sa propre lecture. Avant de lire le troisième, Adelin observa sa montre, et ne put y croire. Il était déjà quatre heures du matin passées. Bon sang, il allait passer une nuit blanche ! Vu son état...
Un crépitement le fit soupirer. Voilà. Gagné, cette hallucination ne le lâcherait plus avant plusieurs jours. Après avoir tourné une page en silence, son maître lui intima, tandis qu'il s'apprêtait à partir :
- Respecte et préserve la Vie.
Leur soirée s'interrompit ainsi.
Adelin eut toutes les peines du monde à demeurer concentré. Il se contenta du minimum vital pour la forge, ne s'occupa d'aucune dette et bénit sa chance de posséder une nuit complète dans la foulée.
Comme il s'y attendait, son hallucination ne lui laissa aucun répit. Plusieurs fois, il dut s'assurer qu'aucun incendie ne prenne dans la forge, tâtant les flammes issues de son esprit enfièvré, guettant des points de chaleur anormaux et surveillant l'état du feu de forge nécessaire à ses tâches.
Être cerné de splendeurs embrasées ne le dérangeait pas, bien sûr. Cependant, sa raison gardait encore le souvenir des comportements attendus dans ces situations. Aussi se sentit-il soulagé de rester seul la plupart du temps. Personne ne le vit incapable de rester dix minutes à la même place, sans s'assurer qu'un mur, un meuble ou un outil ne prenne pas feu.
Sa cadence de travail ainsi que la qualité s'en ressentirent. Ce qui l'agaça prodigieusement. Lui, mal réaliser ses tâches ? Inconcevable ! Bien sûr, cela rendit plus tangibles ses hallucinations. Maudit cercle vicieux. Même en véirifiant ses mélanges trois fois, en visualisant chaque action avant de la réaliser, il cumula les erreurs de manipulation. Il trouva même le moyen de verser du métal en fusion sur le plancher. Evidemment, il s'agissait de plomb. Nettoyer cette faute lui coûta une demi-journée.
Au moins comprit-il l'intérêt des réserves que constituait Feufert. Avec ses égarements, cela aurait terni leur réputation en cours de reconstruction. Robert l'évita soigneusement, tandis que son esprit enfiévré s'embalait.
Le monde s'embrasait, Adelin l'aurait juré. Les jours passant, alors qu'il étudiait avec délices les runes, en découvrait le fonctionnement avec bonheur, le Feu le cernait.
D'abord dans la rue. Des pans de murs s'enjolivaient, chantaient, fumaient, dessinant alors des motifs runiques dans leurs douces arabesques. Puis de menus objets. Des stylets laissaient des traînées incandescentes dans leur sillage, des pinces prenaient de merveilleuses teintes ignées. Leur chaleur bienheureuse lui caressait les mains.
Puis le rêve éveillé s'interrompait parfois, sans crier gare.
Pour mieux reprendre.
Les draps se parsemaient de danseuses infatigables, l'encadrement des fenêtres attirait le regard de leurs teintes aurorales. Le plancher fredonnait d'harmonieux crépitements, quand l'eau devenait tout simplement du feu liquide.
Avec tout cela, vint l'heure pour lui de choisir s'il s'emparait d'une nouvelle sécurité financière ou non. Aussi, le vendredi accepta-t-il la proposition. Cette réponse enchanta Taflor les Bons Tuyaux, qui s'en frotta les mains en jubilant.
- Mon ami, tu m'apportes une grande aide !
- Non... Non !
Trop tard. Le drakéide le prit dans ses bras, le secoua - ou le berça - dans une exhubérance tactile malvenue. Adelin pinça les lèvres, ne put s'empêcher de se raidir de la tête aux pieds. Si l'apparence des Bons Tuyaux lui répugnait moins, son contact, bien que non gluant, demeurait infect. L'Allumé dut prendre sur lui pour ne pas le saisir.
Les pouces sur les yeux, expérimenter enfin le feu sur ce combustible inhabituel...
Revenu de son absence, Adelin constata sa libération nouvelle. Se secouant, battant des cils, il tenta de suivre, encore confus, le babillement de son interlocuteur. Après une bonne minute d'efforts, il y parvint :
- Je vais le retrouver, ce miroir ! Tu vas voir, avec ce que mes - nos ! clients ont laissé, tu vas voir, tu vas tenir du malabar ! Ça plus ton regard actuel mon ami, tu ferais hésiter une troupe de goliaths à toi seul ! Comment ça, c'est pas là ? Ah, mais par Rhamée, où... Lumière divine... Ah, douce Matriarche, mais qu'est-ce que ça fait là ? Oh... Oh... Ahah ! Admire, cher ami, admire !
Tout d'abord sceptique, Adelin contempla, bouche bée, un miroir souple lui renvoyer son image. L'objet devait bien atteindre les deux mètres de haut, une fois entièrement déployé, pour une quarantaine de centimères de large. D'une chiquenaude, Taflor le rigidifia. Puis il lui tendit des frusques épaisses et froissées avec fierté. Adelin s'éevertua à ignorer la magnifique incandescence du manteau long ainsi tendu. C'était trop beau pour être vrai, il devait encore s'agir de ses hallucinations... Qu'ils rêvait de rendre réelles.
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