Hors des sentiers battus 65/
Pressé par Les Bons Tuyaux, l'Allumé enfila le long manteau élimé, brunâtre. Plusieurs masses lui encombraient les épaules, les bras. Après s'être débattu un long moment pour les répartir convenablement, Adelin se pétrifia devant son reflet.
Intimidant. Il devenait particulièrement intimidant. Le vêtement le grandissait, donnait l'illusion d'une montagne de muscles. Taflor entreprit de lui tourner autour, satisfait, se parlant à lui-même. Sans crier gare, il partit fouiller dans ses coffres, pour en sortir un couvre-chef large et sinistre. Après une brève recherche du meilleur angle, le drakéide s'éloigna de nouveau de son assistant, contemplant son œuvre.
Adelin ressemblait désormais à un malfrat, le genre d'homme habitué à donner la mort au moindre tressaillement suspect. Il sursauta quand une matière rèche et gluante lui frotta la joue, puis un bon quart du visage, grattant son maquillage.
Sa dégaine empira. L'ensemble lui donnait un air de meurtrier. Ses cernes, les ravages du feu sur les rares parties visibles de sa tête, son regard inquiétant... Il ressemblait définitivement à un assassin. Adelin ne se reconnut pas. Un étranger menaçant le guettait dans le miroir.
Tout heureux de l'effet, Taflor bondit à son côté dans une pose de présentation théâtrale :
- Tada ! Alors mon ami, qu'en dis-tu ?
L'apprenti forgeron voulut lui répondre, mais les mots lui manquaient. Il faisait peur, s'effrayait lui-même. Son regard, surtout. Noyé au milieu de sa tête tourmentée. Il comprenait mieux que Robert l'évite.
- Ah, t'aurais-je impressionné, époustouflé, chez ami ?
- Oui... Oui...
Chpaf !
- Ouille !
- Allons, pas de ça maintenant mon cher, le rabroua Taflor. Je connais cet air absent et cette intonation, je ne sais pas sur quels rivages partait ton esprit, mais reste ici je te prie.
Bon sang, le drakéide commençait même à connaître les signes avant-coureurs de ses absences. Comment savoir de quelle manière il s'en servirait, à l'avenir ? Son air inquiet amusa le facilitateur.
- Ne me regarde pas comme ça, enfin ! Alors, accompagner nos amis communs dans cette tenue te convient ?
- Oh ! Euh... Oui.
Avant de retirer le manteau, Adelin découvrit une anomalie sur son reflet. À hauteur du cœur, une infime étincelle jaune clignotait. Cette hallucination était pour le moins inhabituelle. Taflor effleura de nouveau le miroir, ce qui rendit l'objet aussi flexible qu'une feuille de papier.
- Ah, tu as remarqué ! Ce miroir sert aussi à savoir qui est mage et qui ne l'est pas ! Ne t'inquiète pas, ton petit secret est bien gardé !
Adelin préféra ne pas insister. De toute façon, il n'avait guère le choix. Deux pièces d'or entraient en jeu... Et il ne pourrait jamais s'assurer du silence de l'homme-dragon. S'y essayer l'exposerait à bien trop de risques, Taflor se trouvait au cœur des arrangements souterrains de Vert-Pont. Il confirma son engagement, obtint aussitôt la date et l'heure à laquelle il devrait revenir en cette pièce, réenfiler cette veste rembourrée.
Sur ces entrefaites, Taflor le prit de nouveau dans ses bras, lui imposa quelques pas de danse, puis, un soliloque plus tard Adelin se trouvait de nouveau penaud devant l'auberge. Sonné, il tenta de se remettre les idées en place le temps de quelques errances dans les rues du bas Vert-Pont.
Il allait le faire. Tremper dans une première affaire louche. Tout du moins, une illégale de bout en bout, dont il serait un simple rouage et non un initiateur. Il ne contribuerait même pas à la rendre légale...
Qu'en penserait Le Roc ? Adelin frémit en devinant son regard lourd de reproches, les poings serrés, la mâchoire carrée. Il comettait une grave erreur, s'engageait sur une pente glissante. Mais... Cet argent allait grandement l'aider. Lui permettrait de garder la tête hors de l'eau.
La Teigne, sensible aux sujets pécuniers, même avant ses dix ans, l'aurait peut-être compris et même soutenu. Peut-être même se serait-elle étonnée de ses hésitations. Comment lui expliquer... Avec ses crises, il risquait de tout perdre. Avec la pression de l'argent s'ajoutant à tout le reste, trouver un apaisement s'avérerait presque impossible sans craquage. Or, même en se contenant, il avait besoin de malaxer des paires de chaises, des sculptures de la taille de guéridons, parfois même de grandes tables. Et pour rien au monde, il ne voulait criser, à se jeter sur le premier objet, le premier animal, la première personne venue pour l'embellir. Cette fois, les Fêlés ne le retiendraient pas, ne lui jetteraient aucune pelote de fil de fer. Ils ne pourraient pas le jeter dans le ruisseau en priant pour que le choc le sorte de cet état, ni le maintenir au sol le temps d'écumer. Alléger la pression, réduire les pensées parasites lui laisseraient de meilleures chances de se contenir lui-même. Personne, ici, ne méritait de connaître son feu. Charge à lui de réserver cette sublimité à l'art de la forge.
Ses parents désapprouveraient, certainement à raison. Si Dame Irène aimait l'exercice de rendre légal l'illégal, jamais elle ne supporterait que l'un de ses fils dévie autant du droit chemin. Au moins, avec son éloignement, sa disparition, il n'y avait aucune raison qu'elle apprenne cette incartade un jour. Quant à son père... Selon lui, quand on voulait de l'argent, on travaillait. Peut-être tolérerait-il cet écart. Les Oidor, bien que reconnus pour la qualité de leurs plumes d'oies, aussi bien pour les oreillers que les plumes à écrire, savaient apprécier les arrangements.
Au fil de ses déambulations et de ses pensées, Adelin s'imagina la réaction du Fayot. Nathanaël l'incarcérerait certainement à la cave, comptant sur Le Roc pour remettre les idées en place à leur cadet.
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