Hors des sentiers battus 66/
Les dérives de ses pensées terminées, Adelin retourna forger. Avec une pointe de satisfaction, il sentait qu'il connaissait désormais les bas quartiers de Vert-Pont comme sa poche. En passant par le poste de garde, il salua le capitaine qui lui avait recommandé un guérisseur et relâché plusieurs fois lorsqu'il n'habitait nulle-part. Ce dernier ne lui rendit pas son salut. L'Allumé ne lui en tint pas rigueur, se permit pour compenser de l'imaginer en feu.
De retour chez Feufert, il se mit au travail. La symphonie de la forge l'aida à penser à autre chose. Pris dans l'art incandescent, il cessa de songer à son pied dans les affaires louches, au profit de la concentration sur son travail, dans un monde en fusion, magnifié.
Au fil des heures, bercé par les tintements métalliques, il songea aux poèmes lus chez le Taiseux. Il était rare qu'il en lise plus d'un à la fois, tant ces quelques lignes le fascinaient. Plus il y réfléchissait, plus le sous-texte se révélait à lui. Cette nouvelle manière de lire lui plaisait.
D'un côté, la poésie respectait une certaine métrique, toute une mécanique bien huilée émanait de ces successions de sons. Ainsi, la première lecture, pour le plaisir, la douceur des mots qui manquait tant dans les textes de lois, dans les contrats, le berçait. Venait la seconde lecture, où le choix des mots révélait son importance, comme dans la pratique du notariat. Puis une troisième, où ses références révélaient de nouveaux sens à ces petits bijoux textuels. Références religieuses, historiques, mais aussi maintenant qu'il en détenait quelques clefs, philosophiques. Chaque nouvelle lecture révélait des nouveautés, lui faisait redécouvrir le texte lu la nuit même.
Adelin se sentait proche de l'auteur, dans la plupart de ses convictions. Il se surprenait à se rallier à l'avis d'un dangereux hérétique, peut-être pas si destructeur que cela, mais simplement amoureux de la vie. Cet auteur, excécuté depuis plus de deux siècles, le soutenait dans ses espérances à travers ces mots. Ces jonctions entre la langue, les mathématiques, la musique, et pour ainsi dire tous les éléments de l'existence. Les peurs, les doutes, mais aussi les espérances, les plaisirs simples et les petites bassesses. Cet homme conspué avait aimé tout cela, avait su déclarer ses bonheurs. En tout cela, le jeune homme l'admirait. Lui que d'habitude, la poésie laissait de marbre était conquis.
La journée arriva sur sa fin. Robert se contenta d'entrouvrir la porte pour lui signaler l'heure d'arrêter. Sans cela, le jeune homme était capable de poursuivre une dizaine d'heures, malgré l'épuisement qu'il ne sentait pas. Seule l'impossibilité de réaliser correctement sa passion le stoppait.
Leur quotidien se poursuivit sans évolution notable. Le maître évitait l'élève, surveillait ses évolutions de loin. L'apprenti se satisfaisait de cette tranquilité, continuant de voir ses connaissances au cours de livraisons, jusqu'au soir où il devait gagner l'un de ses plus beaux salaires.
Comme convenu, il remit la veste lestée, ainsi que le chapeau dans la chambre de Taflor. Ce dernier, après avoir de nouveau gratté son maquillage sur la mâchoire, lui tendit deux dagues effilées.
- Pourquoi...
- Je préfère que tu aies de quoi te défendre et ne t'en serve pas, que besoin et les mains vides ! Et puis regarde, ça complète bien ta tenue ! Ne t'inquiète pas mon ami, je connais l'affaire, il n'y a pas de raison ! Mais ! Sait-on jamais !
- ... Soit.
Perplexe, Adelin se laissa ceindre les armes. Il fallait s'y connaître pour les voir. Dès qu'il le put, il ferma les yeux, une main dans la poche, les doigts en demi-triangle pour ausculter la qualité des armes. Plutôt basse. Soit Taflor possédait peu de moyens, soit les dagues avait véritablement peu de chances de servir. Elles ne souffraient d'aucune faiblesse suspecte, écartant la possibilité d'un piège.
Le facilitateur le conduisit lui-même sur une partie du chemin, dans un silence inhabituel et confiant. Adelin reçut une brève description du quatuor qu'il devait rejoindre, un rappel du signe de reconnaissance et diverses informations qu'il détenait déjà.
Une fois seul, l'homme de main suivit les indications à la lettre, trouva le groupe sans peine. D'un même geste, les cinq individus se grattèrent l'avant-bras, hochèrent la tête en silence et Adelin leur emboîta le pas. Les quatre inconnus portaient des tenues longues, flottantes, à cols relevés. Deux d'entre eux portaient un lourd caisson. Payé à garder le silence, l'Allumé ne leur adressa pas un mot. Au fond, cela l'avantageait. Il put surveiller régulièrement la présence d'armes autour d'eux, en toute discrétion.
La troupe montra patte blanche auprès des gardes rencontrés, pour rejoindre un entrepôt près des fortifications. Une fois à l'intérieur, ils s'aventurèrent dans une réserve souterraine. Adelin soupçonna l'un des porteurs de travailler en cet endroit et d'avoir emprunté les clefs. Sa démarche, sa gestuelle lui étaient familières.
Bien vite, ils croisèrent un trio aux mines peu engageantes, adossés aux parois du tunnel de terre.
- Z'êtes en r'tard, râla le meneur, bras croisés.
Personne ne lui répondit. Les deux porteurs qui devançaient l'Allumé posèrent avec soulagement leur fardeau, tous les cinq se reculèrent. Les deux séides qui avaient patienté se décollèrent de la tranchée pour en vérifier le contenu. Adelin n'en apperçut rien. Satisfaits, ils acquiescèrent et voulurent emporter le chargement. D'un raclement de gorge, l'homme à la tête du groupe de l'Allumé les dissuada de partir.
- Ah, quel dommage, j'suis tête en l'air aussi, grogna le mauvais payeur. Faudra rev'nir pour vôt' paiement.
Spontanément, Adelin le foudroya du regard. Comme attendu, il se l'imagina en feu. Celui venant de parler croisa son regard et tenta de le soutenir. Au fur et à mesure que l'homme de main s'abîmait dans la contemplation des flammes futures, le traficant transpira, se dandina sans vouloir s'avouer vaincu, pour finalement fuir cet air malsain qu'aborait la silhouette silencieuse.
- Si t'es si tête en l'air, ça risque d'pas plaire à nôt'ami 'ci présent.
Adelin souriait de toutes ses dents, ce qui suffit à faire reculer les trois malandrins face à lui, tandis que ses accompagnants se gardaient bien d'observer dans sa direction. Par acquis de conscience, il forma un demi-triangle avec ses doigts. L'espace d'un instant, il détecta cinq personnes armées approchant d'eux. Un piège, évidemment. Le temps allait leur manquer. Avec un air enchanté, il siffla :
- Tssss...
Qu'il rompe ainsi son engagement de silence alerta ses compagnons. Deux partirent en éclaireurs, pour aussitôt siffler à leur tour. Des jurons résonnèrent, des lames jaillirent, trouvèrent des gorges. Le temps de frémir, Adelin vit le chef et l'un de ses séides se faire égorger avec une efficacité redoutable. Le survivant s'enfuit, hurlant l'annulation d'un accord. Les deux assaillants rengainèrent, ordonnèrent le repli sans laisser leur caisson.
Dans la fuite, l'un des accompagnants d'Adelin lui glissa :
- 'Tain sans toi, on s'faisait prendre comme des lap'reaux. Ça s'saura.
Adelin était trop occupé à suivre leur rythme soutenu pour répondre. De toutes manières, il comptait poursuivre son respect du silence.
Une fois à la surface, ils filèrent dans une masure désafectée. Là, le chef ouvrit une trappe parfaitement dissimulée dans la pénombre, et le groupe s'y volatilisa.
De retour sous terre, ils se serrèrent, tâtonnèrent et trouvèrent une lampe à huile. Essoufflés, toujours avec leur fardeau, l'un des trafiquants remercia Adelin :
- Mec, j'sais pas qui t'es et j'ai pô à l'savoir. Mais merci. On f'ra s'voir qu't'es loyal. 'Tain ton r'gard... T'vas pas te r'tourner contre nous, hein ?
Son interlocuteur, réprimant un sourire de ravissement devant le spectable que lui offrait son esprit fêlé secoua la tête avec dénégation. Il fit signe qu'il devait juste se calmer, que tout allait bien. On lui tendit ses deux pièces d'or, avant de lui montrer une direction, accompagnée d'indications. Tous allaient se séparer ici, le décisionnaire se débrouillerait pour la livraison.
Adelin prit congé, se retrouva à l'auberge de Taflor. Ce dernier, enchanté de le revoir, lui offrit un bel accueil, de la bière et une chambre payée dans la foulée, puis un repas en échange du récit de la nuit. Le mercenaire débutant se contenta des faits, encore pris dans sa fièvre et une certaine sidération devant l'enchaînement des évènements.
- Eh bien, tout commençait comme prévu... Jusqu'au moment du paiement. De toute évidence, nos... amis communs ont eu affaire à de mauvais payeurs qui avaient orchestré un guet apens. Pendant que je défiais leur chef du regard, j'ai entendu des bruits suspects et voulu le signaler... Puis tout s'est enchaîné.
- Ah, mon ami, merci d'avoir dépassé ta promesse de silence ! Je craignais que tu fasses du zèle et ne dise rien en cas d'urgence !
Taflor demanda tous les détails, les relevant avec soin. Quand il nota que son ami rentable baîllait, il mit un terme à l'interrogatoire et lui offrit une chambre petite, mais confortable et relativement isolée, au vu de l'établissement où ils se trouvaient.
Adelin prit à peine le temps de lui rendre le manteau, le chapeau et les dagues, avant de s'effondrer tout habillé dans le lit, y dormir tout son saoul.
Ses rêves se peuplèrent de hautes flammes sublimes. Il déambulait dans un temple géant, intégralement constitué de feu. Le sol sur lequel il marchait, d'un noir luisant veiné de rougeoyances, lui rendait le reflet d'une créature embrasée. Au réveil, ses déambulations en ces lieux merveilleux lui donnèrent le sourire pour la journée.
Taflor lui offrit encore le petit-déjeuner, lui fit savoir que le dernier homme ne poserait plus aucun problème. Sur ces entrefaites, le drakéide bleu partit dormir. Le forgron de son côté, rejoignit son lieu de travail, y réaliser ses tâches, baigné de plus d'hallucinations encore.

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